Trois publications de et autour de Hans Jonas mettent en lumière toute l'actualité et la pertinence de ce penseur décédé en 1993.

Certains se souviennent peut-être du film policier réalisé en 1985 par Jacques Deray, inspiré d’un roman de Robin Cook et dialogué par Michel Audiard, intitulé On ne meurt que deux fois. Le plus remarquable de ce film, qui n’est sans doute pas le meilleur de Deray (on se souviendra plus volontiers de La piscine ou de Borsalino), tient probablement au titre même qui, en inversant celui qui avait été choisi quelques années plus tôt par les réalisateurs de la saga James Bond pour le cinquième opus (On ne vit que deux fois, 1967), plonge le spectateur dans des réflexions très différentes. Car s’il est après tout possible, métaphoriquement, de vivre plusieurs fois, et donc au moins deux fois – pour toutes sortes de motifs : en raison d’une sorte de renaissance immanente dans le parcours d’une existence à la faveur des rencontres que l’on peut être amené à y faire, en raison d’une réévaluation radicale de sa propre vie effectuée après avoir frôlé la mort, en raison de la "belle espérance", comme le dit Platon, du prolongement de la vie au-delà de la mort, etc. –, en revanche on ne voit pas bien comment il serait possible de mourir plus d’une fois, sauf à jouer tout simplement sur les mots en faisant passer telle ou telle "petite mort" pour l’équivalent général de la mort, ce que personne n’admettra. Chacun ne meurt pour soi-même qu’une seule fois, une bonne fois pour toutes, même s’il est vrai que la trace que le vivant a laissé de sa vie est indéfiniment susceptible d’être effacée, biffée, raturée après sa mort, en rendant par là même possible ce "plus d’une mort dans la mort" dont parlait Derrida   .

C’est pourtant à l’invraisemblable affirmation d’un pluriel de la mort qu’a notoirement conduit sa redéfinition scientifique à l’aune du concept de "coma dépassé" élaboré au début des années 1960. Giorgio Agamben, dans un chapitre important d’Homo Sacer intitulé "Politiser la mort"   , rappelle qu’en 1959 deux neurologues français, Pierre Mollaret et Maurice Goulon, publièrent dans la Revue neurologique un article dans lequel ils ajoutaient à la phénoménologie du coma jusqu’alors connue une nouvelle figure extrême qu’ils appelaient le "coma dépassé". Trois degrés de coma étaient jusqu’alors distingués : le coma classique, caractérisé par la perte des fonctions de relation (conscience, mobilité, sensibilité, réflexes) et par la conservation des fonctions de la vie végétative (respiration, circulation, thermorégulation) ; un coma éveillé, au cours duquel la perte des fonctions de relation n’est pas totale ; et un coma carus, dans lequel les fonctions végétatives sont gravement perturbées. A ces trois degrés traditionnels, Mollaret et Goulon suggéraient d’en ajouter un quatrième : le coma dépassé, "dans lequel se surajoutent à l’abolition totale des fonctions de la vie de relation, non des perturbations mais une abolition également totale des fonctions de la vie végétative"   .

Que reste-t-il de la vie, demandera-t-on, lorsque les fonctions vitales ont été totalement abolies ? Seul demeure un être que les nouvelles techniques de réanimation (respiration artificielle, maintien de la circulation cardiaque à l’aide de perfusions intraveineuses d’adrénaline, techniques de contrôle de la température corporelle, etc.) maintiennent en vie, et qui cesserait automatiquement de vivre dès l’interruption des traitements de réanimation. Seul demeure un être qui survit à sa propre mort, et qui sera donc exposé à mourir une seconde fois au moment de l’arrêt complet des fonctions cardio-vasculaires.

Comme le note encore Agamben, il en va ici ni plus ni moins d’une nouvelle définition de la mort. La mort ne se laisse plus définir, classiquement, comme l’arrêt du rythme cardiaque et des fonctions respiratoires, mais par la cessation de toute activité cérébrale. Or autant le moment de la mort, en cas d’arrêt cardiaque, peut être aisément déterminé par le constat de l’absence de circulation sanguine, autant le diagnostic de mort encéphalique se révèle extrêmement complexe d’un point de vue clinique : l’heure du décès correspond au moment où toutes les preuves ont été rassemblées confirmant l’irréversibilité de la mort du cerveau, preuves qui consistent elles-mêmes en un ensemble de signes concordants censés attester l’absence de circulation encéphalique. Le problème est qu’il n’y a pas sur ce point de définition médicale universelle, de sorte que le droit propre à chaque pays a été obligé de se substituer à la médecine. C’est la loi qui, désormais, définit la mort dans chaque pays, établissant un compromis entre les intérêts de la médecine et ceux de la société et des individus qui la composent. "La vie et la mort", écrit Agamben, "ne sont pas proprement des concepts scientifiques, mais des concepts politiques qui, comme tels, n’acquièrent une signification précise qu’à travers une décision"   . Il appartient au pouvoir de stipuler les conditions sous lesquelles il est possible d’ôter la vie d’un homme sans commettre d’homicide. Le pouvoir politique a littéralement pouvoir de vie et de mort sur ses sujets. Les implications d’une telle mutation sont terrifiantes.

Là contre, il importe de réaffirmer qu’on ne meurt qu’une seule fois, ainsi que nul n’en a jamais douté, à commencer par les partisans les plus enthousiastes de la mort cérébrale, dont les déclarations contradictoires sont assez remarquables : "la mort cérébrale conduit inévitablement à la mort", dit candidement l’un d’eux ; "les patients chez lesquels la mort cérébrale a été diagnostiquée décédèrent dans les vingt-quatre heures", écrit tel autre   . Quel est donc ce no man’s land situé entre le coma dépassé et le décès ? Comment nommer et penser cet état intermédiaire qui n’est plus la vie et pas encore la mort ?

Il est manifeste que la nouvelle définition de la mort répond à une finalité pragmatique, en ce qu’elle autorise le prélèvement d’organes en vue d’effectuer une greffe sur un autre corps. Comme on le sait, ce n’est que pour quelques organes (les reins, le foie, la moelle osseuse principalement) que le prélèvement à partir de donneur vivant peut être envisagé. Pour les autres organes, il faut non seulement que le donneur soit mort, mais que sa mort soit de type encéphalique parce que la cessation d’activité cardio-pulmonaire entraîne une détérioration trop rapide des fonctions organiques qui ne laisse pas le temps aux médecins d’intervenir, et les met dans l’impossibilité de conserver les organes en un état suffisamment bon pour envisager de les greffer. Les fonctions organiques d’un patient en situation de mort encéphalique sont toujours en activité (laquelle, en outre, peut être artificiellement prolongée pendant quelque temps). L’homme dont on va prélever les organes respire encore, son cœur bat, sa peau est chaude, garantissant l’état de conservation des organes. Le donneur cadavérique en état de mort encéphalique est à lui-même le meilleur dépôt que la médecine ait trouvé pour conserver les greffons.

Ici encore, les implications sont terrifiantes. Hans Jonas, dans un admirable essai rédigé en 1970 qui vient d’être rendu disponible en français grâce au travail collectif d’une équipe de traducteurs sous la coordination scientifique d’Olivier Depré, les énuméraient avec une étonnante clairvoyance. "Si par définition le patient est mort", écrivait-il, "il n’est plus un patient mais un corps mort, avec lequel on peut faire tout ce que permettent la loi ou l’usage, ou le testament du défunt ou son entourage familial, et que toutes sortes d’intérêts poussent à faire avec un corps mort"   . Cela inclut la prolongation de l’état intermédiaire à toutes fins utiles, lesquelles peuvent aller très au-delà du prélèvement de l’organe à transplanter. Car pourquoi débrancher le respirateur après cette opération s’il est possible – et surtout : s’il peut être utile – de maintenir "en vie" le corps en l’offrant à d’autres types de manipulations et d’usages ? Le corps mort qui palpite encore peut être regardé comme une masse de transplants, un gisement d’organes, une banque d’organes frais, peut-être même aussi comme une usine pour la fabrication d’hormones ou d’autres composés biochimiques recherchés. Pourquoi ne pas utiliser le corps pour expérimenter les potentialités naturelles de guérison des blessures chirurgicales par la croissance de nouveaux tissus ? Pourquoi ne pas l’exploiter comme banque de sang auto-renouvelé ? Pourquoi ne pas mener les expériences de chirurgie et de greffe les plus merveilleuses sur ce sujet complaisant qui n’est pas un sujet ? Pourquoi pas de la recherche immunologique, l’inoculation de maladies anciennes et nouvelles, l’expérimentation de nouveaux médicaments ? Et quelle aubaine pour l’enseignement médical, pour les démonstrations et les exercices pratiques d’anatomie et de physiologie sur du matériel tellement meilleur que les cadavres inertes qui servent autrement dans les salles de dissection !   .

Mais n’extrapolons pas, dira-t-on : personne ne songe à ce genre de choses. C’est à voir….Comme le dit fort justement Hans Jonas : "Il serait naïf de penser qu’une ligne de démarcation puisse être tracée quelque part concernant de tels usages quand des intérêts suffisamment puissants les encourageront"   . Aussi faut-il "résister à tout prix" à la redéfinition de la mort : "Etant donnée la pression de l’intérêt médical (…), on peut prédire que l’autorisation qu’elle implique en théorie sera irrésistible en pratique, une fois que cette définition aura reçu une autorité officielle"   .

C’est pourquoi il importe en tout premier lieu de dire que l’homme en état de mort encéphalique n’est pas mort : il est mourant, ce qui est très différent. "L’état d’un patient comateux assisté artificiellement est toujours un état de vie, si réduit soit-il"   . Dans cette situation-frontière d’ignorance et de doute où l’état du patient semble flotter entre la vie et la mort, c’est le choix de la vie qu’il importe de faire en repoussant cette absurdité montée sur des échasses, comme le disait Jeremy Bentham, qu’est l’idée d’une mort précédent la mort. Cela implique que le prélèvement d’organes et autres usages du corps du patient soit considéré comme une irruption dans le processus conduisant à la mort de l’individu, en tant que telle équivalente à de la vivisection   . En effet, écrit encore Hans Jonas dans un article antérieur d’un an à celui que nous citions, "c’est une chose que de cesser de retarder la mort, mais c’est autre chose que de se mettre à faire violence au corps. C’est une chose de renoncer à prolonger le processus de la mort, mais c’est encore autre chose de considérer ce processus comme terminé, et le corps comme un cadavre, se sentant libre de lui infliger ce qui pour un corps vivant équivaudrait à la torture et à la mort"   . Qui peut dire qu’en agissant ainsi, demande-t-il, on n’inflige pas un choc, un trama final à une sensibilité diffuse, située ailleurs qu’au cerveau et encore vulnérable à la souffrance ?

Aussi "de grâce, arrêtez le respirateur, le stimulateur, ou n’importe quel appareil qui maintient les fonctions, et laissez mourir le patient ; mais laissez le mourir jusqu’au bout. N’allez pas arrêter le processus et vous mettre à exploiter le mourant comme on le ferait pour une mine, alors que, grâce à votre aide et à votre habileté, il est encore de ce côté et de ce qui pourrait bien être en vérité la ligne finale"   . Il faut poser la question de savoir s’il ne conviendrait pas de reconnaître, comme l’exigeait Hans Jonas dans un essai datant de 1978 que les lecteurs français connaissaient déjà grâce à la traduction qu’en a donné Philippe Ivernel en 1996, que chacun a le droit de mourir, et que la mort peut avoir sa propre valeur et sa propre dignité   . Contre le droit de prélever des organes au nom du consentement présumé, il importe de réaffirmer la liberté de chacun de n’être pas l’objet de prélèvement d’organes après sa mort, le droit fondamental du patient à disposer de son propre corps, le droit d’avoir la certitude "que son médecin ne deviendra pas son bourreau, et qu’aucune définition ne saurait l’autoriser à le devenir"   . Plutôt que d’utiliser les corps moribonds, ne conviendrait-il pas de "laisser les choses suivre leur cours"   , c’est-à-dire laisser libre cours à la mort – dernier respect devant l’humanité passée de celui qui s’apprête à mourir ?

Non seulement les moyens exceptionnels par lesquels la vie est prolongée artificiellement peuvent être arrêtés, mais "il faut qu’ils le soient – pour l’amour du patient, auquel on doit permettre de mourir ; l’arrêt du maintien en vie artificiel ne relève pas de la permission, mais de l’obligation. Car on peut finalement construire quelque chose comme un ‘droit de mourir’ au nom de la personne à protéger que fut autrefois le patient, elle dont le souvenir est affaibli par la dégradation d’une telle ‘survie’"   . Et ailleurs : "Le corps du comateux, aussi longtemps qu’il continue à respirer, à avoir des pulsations et à fonctionner (…) doit encore toujours être considéré comme la continuation résiduelle du sujet qui a aimé et qui a été aimé, et comme tel il a droit au respect sacro-saint qu’accordent à un tel sujet les lois de Dieu et des hommes. Cette dignité sacrée ordonne qu’il ne peut pas être utilisé comme un pur moyen"   .  

Tout l’intérêt de la réflexion de Hans Jonas sur ce cas particulier d’éthique médicale tient à ce qu’elle fait fond sur une philosophie morale et même une ontologie de la vie dont la profondeur et la complexité demandent encore à être bien mesurées, et sur lesquelles les travaux indispensables d’Eric Pommier jettent un éclairage des plus précieux   . Il est évident par exemple que la critique de la médecine de transplantation d’organes engage une réflexion d’ensemble sur la finalité même de la médecine et sur la finitude la condition humaine. Peut-on considérer que la médecine a atteint sa fin lorsque son intervention n’a pas permis au patient de recouvrer la santé ? "Est-ce que retenir simplement le malade devant le seuil de la mort pour différer l’échéance fait partie des buts ou des devoirs authentiques de la médecine ? (…) Garder brûlante la flamme de la vie et non simplement rougeoyante sa cendre, telle est la tâche de la médecine, pour autant qu’elle ait encore à veiller sur la braise"   . Le patient qui meurt de n’avoir pas pu recevoir un greffon à temps ne meurt pas parce que l’un de ses organes ne fonctionne plus. Il ne meurt pas parce que les donneurs ne pas assez nombreux. Il ne meurt pas sur liste d’attente. Il meurt d’avoir vécu  

Il faut se demander ce qu’il advient de la médecine lorsque celle-ci se lie à un déni de la mort, lorsqu’elle fait de la mort et de la précarité de la vie un fait inacceptable qu’il faut combattre comme une instance radicalement étrangère à la condition humaine. Il faut se demander ce qu’il advient de la médecine lorsque celle-ci se fixe pour objectif, non pas de soulager la souffrance, mais de "vaincre la mort", en nous désapprenant par là même à mourir

 


                                 


                 


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