Un brillant théoricien queer se tourne vers la culture populaire avec moins de succès que prévu…
 

Dans le premier chapitre, fort instructif, de son livre, David Halperin raconte le scandale causé au printemps 2000 par l'apparition sur le programme des cours offerts l'année suivante par l'université du Michigan, où il venait d'être recruté, d'un cours intitulé, comme l'ouvrage qu'il vient de faire paraître, "How to be Gay?". Alertée par une “taupe”à la scolarité de l'université, la presse conservatrice américaine (National Review, Washington Times) ameutait ses troupes. La branche locale de l'American Family Association ne tardait pas à saisir le gouverneur de l'État et le président de l'université pour exiger l'annulation du cours. La chambre des représentants du Michigan emboîtait le pas en menaçant de réduire de dix pour cent le financement de l'université et même, trois ans plus tard, d'amender la constitution pour donner à l'État un droit de veto sur les cours offerts dans les universités publiques. Mais l'université américaine ne se laisse pas aisément intimider et les instances dirigeantes de celle du Michigan avaient apporté à leur enseignant un soutien sans faille. Le livre est, en quelque sorte, une apologie.

Malgré le titre à dessein racoleur, il ne s'agit évidemment pas d'un manuel, mais de ce qu'on pourrait appeler une réflexion sur l'identité culturelle gay. La prémisse de l'ouvrage est en effet la notion que “l'homosexualité masculine n'est pas seulement une pratique sexuelle mais aussi bien une pratique culturelle, et qu'il existe un rapport entre sexualité et formes sociales ou esthétiques”. Il existe donc, selon Halperin - et bien d'autres avec lui - une “culture gay”. Toutefois les aspects qui intéressent ici Halperin ne sont pas les produits culturels dus à des auteurs ou artistes gays et parfois destinés avant tout à des gays, mais de la propension chez les gays de s'emparer d'objets culturels aussi divers que le cinéma, l'opéra ou la comédie musicale, la mode, les arts décoratifs, etc., et d'en saisir et d'en exprimer le potentiel gay, périphrase qui rend mal ce que l'anglais d'aujourd'hui peut dire en un seul mot - queering. Ce phénomène d'appropriation souterraine avait été admirablement esquissé dès le début des années soixante par Susan Sonntag dans ses Notes sur le Camp, qui sont d'ailleurs fréquemment citées par Halperin.   Comme il le met justement en relief, ce n'est pas une question de recherche d'identité gay, mais plutôt une question d'identification avec des objets culturels qui, a priori, ne sont pas intrinsèquement gais, comme la comédie musicale de Stephen Sondheim et Jule Styne, Gypsy (1959), que Halperin analyse à l’aide de D.A. Miller (Place for Us: Essay on the Broadway Musical)   .

La comédie musicale, même à  son meilleur, ce n'est pas tout à fait au plus haut de l'échelle des valeurs culturelles, mais ce n'est pas non plus très bas. Les autres références sont pour la plupart à la culture mainstream, provenant notamment de Hollywood. L'une des plus fréquentes est à Joan Crawford, ou bien dans son rôle (fictif) de mère outragée dans Mildred Pierce de Michael Curtiz (1945), ou bien incarnée, dans son rôle (authentique) de mère indigne, par Faye Dunaway dans le Mommy Dearest de Frank Perry (1981), voire parodiée par la drag queen Lypsinka dans Wigstock de Barry Shils (1995). Ce n'est pas faire injure à la mémoire de l'actrice que de trouver cette fréquence excessive, pour ne pas dire fastidieuse. On songe à l'expression proverbiale anglaise: faire subir à un papillon le supplice de la roue. Le lecteur, sauf s'il est atteint de crawfordomanie, s'amusera davantage aux passages consacrés à Lady Gaga, au contreténor David Daniels (insuffisamment gay comme Halperin l'entend), ou au danger de citer Aida ou Tosca dans un contexte militaire ou sportif.

Le nom de David Halperin est familier à toute personne qui s'intéresse de près ou de loin à la Queer Theory (ou aux Queer Studies). Remarquable historien de la Grèce antique, il s'est fait connaître en 1990 par Before Sexuality: the Construction of Erotic Experience in the Ancient Greek World, édité conjointement avec le regretté Jack Winkler et Froma Zeitlin. Dans cet ouvrage et dans Cent ans d'homosexualité et autres essais sur l'amour grec   , il se définissait comme un “constructionniste”, par opposition à l'“essentialisme” d'un John Boswell   qui traitait de l'homosexualité comme d'un phénomène trans-historique ; Halperin considérait au contraire, dans la tradition de l'Histoire de la sexualité de Foucault, que les comportements sexuels des anciens, régis par des codes bien précis, ou de toute autre période de l'histoire, n'avait rien à voir avec l'homosexualité telle que nous l'entendons actuellement, cette dernière n'ayant aucune existence avant les premières définitions scientifiques ou pseudo-scientifiques de la fin du dix-neuvième siècle. Halperin a d'ailleurs reconnu par la suite que sa vision des choses était un peu réductrice, et dans How to do the History of Sexuality? (2002) il propose une nouvelle approche (“constructionniste modifiée”) des plus stimulantes.

On ne retrouvera pas tout à fait ici le Halperin si stimulant des grands jours. Il le reconnaît presque lui-même, non sans une pointe de coquetterie, tout au long du livre : il n'est pas un expert en matière de culture populaire, nature ou queered, il n'est donc pas la personne qui aurait dû écrire l'ouvrage. Dont acte ! Provenant d'un cours, le livre en a la discursivité et, il faut bien le dire, la répétitivité, qui a beau être un outil pédagogique utile, voire indispensable en salle de classe, n'est peut-être pas ce qu'attend le lecteur. La matière qui, en cinquante pages, aurait pu constituer un essai brillant est ici délayée en cinq fois plus d'espace qu'elle n'en mérite.

Il va sans dire que la culture populaire dont il est question est exclusivement américaine. C'est une constatation et non une critique. Certes, on nous indique au détour d'une page que Mylène Farmer est apparemment aux homos français ce que Kylie Minogue est à leurs homologues d'outre-Atlantique. (L'auteur de ces lignes, qui ne se considère pas moins queer qu'un autre, avoue non sans rougir qu'il n'a entendu parler ni de l'une ni de l'autre.) Il est évident que la culture de masse américaine connaît une diffusion telle qu'on peut la supposer familière de son audience-cible — en gros les 18-28 ans, qu'ils soient queer ou straight — de Séoul à Santiago du Chili et des banlieues de Novosibirsk à celles de Johannesburg. Mais cette constatation en appelle une autre, qui est la prodigieuse capacité de la société capitaliste avancée, comme l'avait le premier mis en lumière Herbert Marcuse dans L'Homme unidimensionnel, à récupérer, sous la forme de consommateurs dociles, ses éléments prétendument subversifs. N'est-ce pas le regretté Allan Bloom qui déplorait qu'une fois la porte du placard grande ouverte, le lion supposé rugir à l'intérieur se fût révélé n'être qu'un petit chat apprivoisé   ? Plus sérieusement, on s'interroge parfois sur la portée, sinon la validité de telle ou telle généralisation en dehors du large cercle de l'homo homosexualis americanus.

Quant aux lectrices lesbiennes, malgré quelques précautions oratoires éparses, elles resteront un peu sur leur faim. Il est avant tout question ici de queer boys. On aurait pourtant bien aimé savoir si les stéréotypes culturels évoqués s'appliquent aux homosexuels des deux sexes.

Malgré ses protestations d'inexpertise, Halperin connaît son sujet, pour ainsi dire, sur le bout des ongles et en maîtrise la bibliographie en virtuose. Les références en note de fin de volume sont si abondantes, si bien documentées qu'on peut regretter l'absence de bibliographie. Mais elles n'en valent pas moins, à elles seules, le prix du livre