Un démontage des classements des artistes d'art contemporain qui explique comment se fabrique la notoriété mais ne dit pas précisément pourquoi on y adhère plus souvent qu'on ne croit.

La Biennale de Lyon 2013 expose actuellement une œuvre de Dan Colen intitulée "Vil Coyote tente de capturer Bip Bop. Il échoue à chaque fois, mais rien ni personne ne pourra l'empêcher d'essayer à nouveau". Il s'agit d'une performance traduite en fin de parcours en une sculpture plus classique. Le sens de cette performance est celui de la course à la célébrité, qui est prête à faire traverser les murs, et à s'épuiser elle-même de sa propre frénésie. Voilà qui nous conduit fort bien au propos de l'ouvrage ici chroniqué. D'ailleurs, sa couverture est ornée d'une reproduction d'une œuvre d'Alfredo Jaar. Elle se comprend en un tour d'œil : CULTURE = CAPITAL (en néons), même si son interprétation  est un peu complexe, dans la mesure où il s'agit aussi d'une allusion à un ouvrage peu connu en France (et qui n'est pas Le Capital de Karl Marx). Nous voici, par deux fois, introduits à un problème fondamental : celui des rapports entre les artistes ou interprètes d'œuvres culturelles et la société dans laquelle ils s'offrent au public ou dispensent leur savoir-faire.

C'est ainsi que l'auteur de cet ouvrage, Alain Quemin, professeur de sociologie de l'art à l'université Paris VIII, et qui ne produit pas ici sa première étude sur le champ de l'art contemporain, de ce point de vue sociologique, introduit à un problème qui meuble de nombreuses conversations (tant des lauréats que des déçu" et autres "jaloux" de la notoriété des précédents, dont le travail est alors ravalé au rang "d'art officiel" ou "d'art international") : la fabrique de la consécration et de la notoriété de certains artistes d'art contemporain (vivants).

Des palmarès des cent artistes internationaux les plus en vue sont publiés annuellement. Chacun a déjà observé, chez son marchand de journaux, ces couvertures de magazines portant en titre : les 10 ou 100 meilleurs.... Ce sont alors les plus "célèbres" artistes qui sont recensés et valorisés d'autant qu'ils sont ainsi mis en avant à partir de critères financiers, de revenus, de reconnaissance, d'appels à œuvrer, organisant une sélection destinée aux acheteurs et décideurs. La publication du classement participe évidemment de la logique du classement, que l'on accepte ou non le sous-entendu selon lequel la notoriété relève d'une série de critères quantitatifs. De toute manière, cela se diffuse ainsi, et nombre de commandes d'œuvre renvoient à ce parti pris : il me faut une œuvre de "un tel" puisque tout le monde le célèbre (et l'on peut penser aux commandes publiques et à l'influence de ces classements sur les choix d'œuvres à déposer dans les villes), je dois avoir une œuvre de "un tel" dans mon musée pour attirer le tourisme culturel !

En Allemagne, le Kunstkompass (palmarès des 100 artistes vivants les plus reconnus) constitue un instrument exceptionnel pour comprendre la construction des formes de reconnaissance dans le secteur de l'art. Il s'agit d'un classement annuel, public, dans lequel chaque artiste se voit attribuer un certain nombre de points pour ses expositions monographiques, puis pour ses expositions de groupe ...,  organisées au cours des douze mois précédents l'enquête dans les institutions artistiques les plus importantes. Il tient compte des articles consacrés aux artistes dans les principales revues internationales. Mais ce n'est pas le seul instrument (existant et étudié par l'auteur), il en est d'autres tels que Artfacts, Art Price, Artnet, The Art Review, auxquels s'ajoutent, sous une autre forme, Google (le référencement le plus prolifique joue le rôle de classement), Wikipedia, ... Chaque source se réfère à des critères sans doute différents. Mais le plus souvent, ces sources mixent des critères institutionnels avec d'autres critères relatifs au marché. Il est d'ailleurs possible de comparer entre eux ces palmarès et de voir dans quelle mesure ils se rejoignent. L'ouvrage procède à de telles comparaisons - exigeant du lecteur une attention constante dans la lecture comparée des tableaux mis à sa disposition -, permettant alors de répondre à la question de savoir si la réputation artistique varie fortement ou non selon la source dont elle émane.

Notoriété et consécration, réputation et succès méritent effectivement d'être étudiés du point de vue sociologique. L'auteur signale que le souci de ces processus est récent si l'on excepte une première tentative, par Edgar Morin, en 1957, et les travaux de Raymonde Moulin, en 1967, bien connus désormais. Il reprend donc cet objet - il n'est certes pas le seul, et cite abondamment les colloques et autres départements de recherche qui contribuent à définir plus précisément ce même objet - mais le considère maintenant avec ampleur. En un mot, cela revient à montrer que l'explication du succès, du moins en matière d'art et dans le monde de l'art (mais on pourrait lui reprendre des concepts pour les appliquer à l'analyse d'autres domaines : classements des lycées, des hôpitaux, des villes, ...), ne tient ni du miracle, ni de l'arbitraire, ni du génie. Les "divines surprises" relèvent de conditions (sociologiques) spécifiques qui requièrent une mise au jour. D'autant qu'entre 1957 et nos jours, le phénomène a pris une place considérable non seulement dans la carrière des artistes, mais surtout dans la tête des spectateurs qui parfois ont totalement incorporé ces données et les reproduisent dans leurs jugements sur les œuvres. 
Mais, de quoi parlons-nous ?

Un premier temps est, à juste titre, consacré au vocabulaire utilisable pour comprendre les dispositifs d'objectivation de la notoriété. Célébrité, notoriété, réputation, renommée, reconnaissance (le terme le plus complexe à utiliser dans ce cadre, du fait de son autre usage chez Axel Honneth, par exemple), visibilité, légitimité, succès et consécration sont des termes définis en ouverture de l'ouvrage. Au passage, l'auteur, et nous avec, constatons que les dictionnaires cherchent peu la précision. Certains termes sont traités comme des synonymes, en même temps qu'ils servent à se définir réciproquement ! L'auteur passe sur cet inconvénient conceptuel, mais a clarifié sa recherche en précisant que l'essentiel est contenu dans les processus sociaux à l'œuvre dans ces classements. Quant à l'application de ces éléments à "l'art contemporain", il convient simplement de souligner qu'en prenant pour point d'appui ces formes artistiques (et non des formes plus " historiques ", appelant un travail dans des archives), l'auteur peut accéder plus aisément aux processus en question, puisqu'ils peuvent être pris sur le vif et dans des situations que nous vivons encore. Encore doit-il se méfier de ne pas céder à des définitions répandues, construites aussi bien par ses détracteurs que par ses adulateurs.

L'ouvrage se décompose en chapitres que le lecteur - en fonction de son attrait pour la question ou de sa curiosité pour le processus d'étude ou pour ses résultats - peut parcourir avec un intérêt diffus ou approfondi. Les quatre premiers chapitres de l'ouvrage sont entièrement consacrés à la présentation et l'analyse des différents palmarès publiés annuellement. L'étude est opérée à la fois cas par cas et en comparaison. C'est toute la construction des indicateurs choisis par les auteurs des palmarès qui vient en avant, et les résultats qu'ils produisent en termes de nomination des artistes les plus " reconnus ". La comparaison entre palmarès réputationnel et palmarès de succès marchand permet également de rendre compte du fait que ces palmarès s'établissent à la charnière entre le marché et le musée. Ces chapitres sont voués à l'étude de l'impact de divers facteurs entraînant le succès (âge, genre, nationalité, par exemple), en procédant à partir des listes issues des différents palmarès d'artistes les plus réputés (de là le nombre de tableaux à analyser, dont nous parlions ci-dessus). Ils procèdent à ces analyses en variant les entrées : palmarès internationaux et nationaux, palmarès fondés sur le pouvoir ou l'influence (des experts, des " juges " ou des décideurs), palmarès paradoxaux, ... C'est le cinquième chapitre qui déplace la question vers l'influence des différents facteurs ainsi mis au jour sur la notoriété.  Par exemple, l'âge des artistes est devenu, en quelques années le critère absolument déterminant d'accès à la notoriété. Le chapitre suivant approfondit le rapport au genre, et le dernier le rapport à la nationalité.

Tout cela n'explique pas tout. Et quoi qu'il en soit de ces analyses, l'auteur demeure prudent. Il souligne, sous forme d'une "mise en garde" les limites de la sociologie dans ce domaine. Quelle que soit la prétention des classements à passer de la notoriété à la qualité de l'œuvre, et quelle que soit la prétention de la sociologie à saisir un phénomène "objectivement", la sociologie permet, certes, de mieux comprendre tout un aspect de la réalité sociale, mais "il nous semble qu'elle ne peut pas prétendre expliquer le tout de quelque fait social que ce soit sous peine de se réduire à un vulgaire « sociologisme »". Les déterminants sociaux mis au jour par les travaux présentés, concernant donc ici la notoriété et la consécration, n'excluent pas a priori l'existence d'autres facteurs explicatifs, notamment, ajoute l'auteur, "une qualité esthétique propre à l'oeuvre, à la démarche des artistes, quand bien même celle-ci est généralement surestimée dans le processus de consécration (ou de simple certification)". Est-ce qu'une échelle de notoriété peut être tenue pour équivalente à une mesure objective de la valeur esthétique, l'ouvrage pose la question avec pertinence ? Encore l'influence de ces palmarès déborde-t-elle toute réponse possible à cette question. Il conviendrait par ailleurs, mais cela constituerait un autre travail, d'analyser l'appétence des lecteurs des palmarès. Ce qui peut s'expliquer du point de vue des clients des galeries d'art ou des spéculateurs est moins évident à saisir du point de vue du public qui, pourtant, est franchement mobilisé par ces classements, même s'ils lui sont pour partie imposés dans les revues Grand Public.

Un chapitre est donc consacré aux "faiseurs de réputation". Il faut le lire de près, non seulement parce qu'il comporte les listes de noms de ces personnalités, mais encore parce qu'il démonte les processus d'activation de ces personnalités. A ce propos, en ce qui regarde la formulation des palmarès, l'auteur émet quelques doutes sur l'extension ou non du monde des "experts" consultés par les auteurs des listes de lauréats. Il montre les limites des palmarès sur ce plan. Il émet non moins de doutes concernant l'interrogation réelle de ces "experts". Il n'en reste pas moins que ce qui est critiquable du point de vue du chercheur possède une légitimité, disons plutôt une efficacité, au sein du monde de l'art. Et ce, d'autant que les résultats de ces "expertises" sont repris annuellement par les organes de presse ou mentionnés sans cesse par les acteurs du monde de l'art (directeurs d'institution, marchands, directeurs de salles de vente, commentateurs, critiques, ...). L'auteur nous propose (p. 215) la liste des personnalités "influentes", avec classement et impact (à lire absolument si on veut situer concrètement les personnalités qui font la pluie et le beau temps dans le champ de l'art,  et critiquer le discours trop souvent appuyé sur l'idée  de "complot" ou de "mystère"). Il nous signale les "entrants" et les "sortants" de ce palmarès (puisque l'influence n'est pas constante), montrant par là-même que ces personnalités doivent aussi, d'une autre manière, justifier leur présence dans le classement (du moins l'entretenir en ayant "fait" quelque chose de marquant, aux yeux des autres, durant l'année). Au total, la fonction de galeriste est sans aucun doute la plus représentée dans le Power 100 des classements. Enfin, il signale que ces classements sont parfois remaniés, que parfois ils disparaissent, mais qu'ils sont toujours remplacés, "comme si" le monde de l'art n'avait pas d'autre mode de fonctionnement que celui de la société de concurrence et d'échelle d'évaluation qui est la nôtre.

Il reste que la lecture de cet ouvrage de sociologie des classements sociaux appliquée à un domaine d'activité peut s'accomplir de plusieurs manières. On peut le lire afin de comprendre le fonctionnement du monde de l'art. On peut le lire pour savoir quelle valeur acquiert une œuvre d'art que l'on possède. On peut le lire encore dans le but d'en rapter la méthodologie afin de l'appliquer à d'autres domaines. Mais surtout, on peut le lire pour s'en servir à rebours. L'auteur, avec humour, nous donne à approcher (p. 273) un texte publié sur le site newyorkmag.com, qui consacre son propos à résoudre la question suivante : comment réussir dans le monde de l'art ? Et l'article de nous indiquer les 100 personnes à connaître pour réussir, puis de nous informer sur les attitudes à adopter face aux "experts", bref, il nous retrace, en 18 règles à suivre absolument, le même parcours que celui du sociologue, mais en détournant son propos descriptif en propos prescriptif (pour le cas où l'on souhaite acquérir de la notoriété). On sait que quelques ouvrages récents ont tenté la même prestation, en indiquant aux artistes comment se comporter ou élaborer des dossiers à destination des décideurs. Dans les Ecoles d'art, des cours, désormais, se focalisent sur les stratégies d'accès au champ de l'art. Pour le registre français, on conseillera la lecture des pages 280 sq, elles donnent les listes des noms des personnalités auxquelles soumettre son travail, en France, ... À vous de jouer...

Concluons d'un mot : que l'on aime ou non ces procédés, les artistes concernés par ces classements sont tout de même les plus susceptibles de s'inscrire dans l'histoire de l'art la plus commune. C'est déjà vérifiable dans les nombreuses "histoires" de l'art de la fin du XXe siècle. S'étonne-t-on vraiment de voir en tête de classement les Richter, Nauman, Baselitz, Polke, Kiefer, ... qui sont aussi les plus médiatisés ? Pas exactement, mais avec cette nuance : l'ouvrage démonte le mécanisme des trajectoires des artistes qui accèdent aux toutes premières places des classements et s'y inscrivent durablement, mais n'explique pas entièrement pourquoi et comment notre regard valorise à son tour ces mêmes artistes, sinon à postuler un rapport un peu mécanique entre les deux registres, ou une homogénéité un peu forcée du monde de l'art. Néanmoins, l'auteur a raison, lui-aussi, de se poser des questions, notamment celle-ci : comment glisse-t-on du classement des artistes au classement des œuvres, et réciproquement. Les aventures d'une journaliste du Figaro, sur ce plan, sont racontées (p. 194.) et imposent une question centrale sur les œuvres d'art. L'auteur reste frappé par la limitation de certains commentateurs du champ de l'art, engagés dans des propos publics, marqués au sceau de la consultation du seul groupe des journalistes et des critiques afin d'opérer un jugement, comme si eux seuls étaient qualifiés pour se prononcer sur la qualité en art. Après tout le geste d'André Breton demandant à Manuel Alvarez Bravo (Mexique) d'illustrer l'exposition de Mexico (1938), aboutissant à l'image de la bonne réputation endormie, en dit autant sur les impasses d'une telle adhésion à la notoriété (Valérie Mréjen la commente dans La bonne réputation, Bordeaux, Editions Confluences, Frac Aquitaine, 2012)