Robert sans Robert esquisse le portrait simultané de deux hommes, deux présences tapies discrètement dans le hors-champ de la caméra : le cinéaste Robert Guédiguian et son monteur Bernard Sasia. Il s’agit d’abord de saisir Géduiguian en filigrane de ses personnages et de ses images. Irradié par la lumière du sud, le film de Bernard Sasia est imprégné par la tendresse que lui inspire ceux qu’il nomme la « Tribu », c’est-à-dire les techniciens, inconnus et indispensables, la foule des anonymes, de tous ces figurants qui peuplent l’univers de Guédiguian ; et surtout, bien sûr, le fidèle trio de comédiens – Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan et Ariane Ascaride – que nous suivons au gré des destins qui résonnent et s’échangent sans toutefois se répéter. Guidé par Bernard Sasia, nous nous laissons dériver avec douceur au fil du temps qui passe, retrouvant les traits encore poupins du Darroussin des années 80, ou découvrant les premières rides creuser le visage de Meylan. Mais le réalisateur/monteur ne se contente pas de jouer avec nos émotions et notre nostalgie de spectateurs, il s’attache également à révéler les choix de mise en scène de Robert Guédiguian. Plutôt que de se focaliser sur les enjeux sociologiques et politiques qui sous-tendent l’œuvre du réalisateur (très engagée à gauche, et implantée localement dans le Midi), Bernard Sasia propose un regard personnel sur le travail de celui dont il a accompagné la création pendant plusieurs décennies. Ainsi, le réalisateur/monteur souligne la circulation des objets à travers les films, leur permanence, comme un trait d’union entre les histoires ; il analyse le rôle des couleurs, qui parlent d’amour et de politique, ou celui des musiques, nous livrant ainsi un éclairage qui ne se substitue pas à la parole de Gédiguian, mais assume pleinement sa subjectivité.

Le film Robert sans Robert dessine aussi les contours d’une autre présence, un autre silence qui se rompt pour la première fois : celui du monteur lui-même. Chargé de la mise en forme finale (et décisive) du film conçu et tourné par le réalisateur, le monteur se dérobe aux yeux des spectateurs, mais également des acteurs et de l’équipe de tournage : devant arriver avec un regard neuf sur les rushes du film, le monteur n’a que très rarement sa place sur le plateau. À l’instar d’un marionnettiste, il réveille la vie des fragments d’images accumulés au tournage, révèle l’émotion des personnages théorisés par le scénario, mais sans jamais lui-même sortir de l’ombre. Alors que scénaristes, acteurs, réalisateurs se transforment régulièrement en héros de films, le monteur reste quant à lui en marge des mises en abîmes, à quelques rares et brillantes exceptions près (comme L’homme à la caméra de Dziga Vertov, ou, plus récemment, Où gît votre sourire enfoui ?, de Pedro Costa). Dans Robert sans Robert, Bernard Sasia se réduit à une voix, une présence désincarnée qui demeure en marge du visible. Mise en scène et en mots par Clémentine Yelnik, sa parole accompagne les films qui se re-montent sous nos yeux et témoigne de la place ambiguë du monteur. De fait, malgré l’omniprésence de son discours et l’implication évidente du réalisateur/monteur (ce dernier a suivi la projection de son film dans une quarantaine de cinémas afin d’accompagner Robert sans Robert à la rencontre du public), Bernard Sasia peine à sortir des rangs de "l’armée de l’ombre" qui œuvre avec Guédiguian : comme vampirisé par l’émotion des films, il peine à affirmer sa propre écriture.

Toutefois, la timidité des partis-pris formels n’empêchent pas le réalisateur/monteur de proposer une réflexion fondamentale sur le cinéma. En jouant avec les films et les histoires, Sasia nous livre une vérité essentielle sur le montage : "dialogue intime avec un réalisateur", celui-ci se définit comme la réécriture d’un imaginaire inaugural qui se donne sous une forme brute à travers les rushes. Le temps s’invente et se dénoue, se condense pour donner vie à cette immense fabrique à rêves que constitue le cinéma. Écrivant avec les utopies et le désir d’un autre, Sasia interroge les ressorts de la mémoire mais également les dynamiques de détournement et d’appropriation des images, leur part d’éternité et leur migration à travers les inconscients, qu’ils soient individuels ou collectifs. En ce sens, Robert sans Robert affleure l’un des traits essentiels de notre société, hantée par des images qui prolifèrent, sur les écrans démultipliés des cinémas, de la télévision, de l’internet et de notre imaginaire. À travers un dispositif de flèches évoquant le curseur de la souris qui navigue sur un écran d’ordinateur, Bernard Sasia simule une complicité entre le réalisateur et un public qui se sent impliqué dans la mise en scène et l’organisation des images, interrogeant ainsi le devenir des images et du cinéma à l’heure de l’interactivité.

En marge des normes de production traditionnelles, ce film est une véritable gageure : il s’agit de défaire et de faire des images à partir du rêve d’un autre, de susciter une fois encore de l’émotion, de composer une musique nouvelle en jouant avec d’anciennes partitions. Malgré une écriture cinématographique qui hésite et s’esquisse encore timidement, on peut dire que Bernard Sasia a relevé le défi.