Un recueil d’études qui met en évidence les différents aspects du marranisme à travers l’histoire et les différentes disciplines – et qui questionne les conditions d’une actualisation de ce concept.

Une longue introduction annonce les différentes perspectives et les différents thèmes qui seront évoqués ou traités : à la fois des bilans sur des questions relativement classiques des études marranes et des questions venant renouveler le champ de ses études (comme par exemple, qu’en est-il du marranisme actuel ?). L’auteur montre comment passer du terme de marranisme, qui recouvre historiquement et culturellement des situations précises, différentes et complexes, à un concept de " marrane " plus ouvert qui peut être réactualisé   .
          
En effet, sur plus de six siècles on peut suivre les traces de ce terme à travers différentes communautés. Dans cette longue période, se nouent différentes questions constitutives de l’emploi du même terme pour désigner des réalités différentes et des effets dans des champs disciplinaires hétérogènes : c’est, comme le dit l’auteur un " fait social total " (p7), qui met en jeu la dimension religieuse et culturelle du marranisme (à quoi et que croient les marranes ? Sont-ils encore juifs de cœur – voire de pratique ? Vraiment chrétiens ? Ont-ils des croyances résultant d’une forme de syncrétisme de ces deux religions ? Virent-ils au contraire vers un scepticisme tendant vers l’athéisme ?), mais le marranisme est également à étudier sur le plan économique, social et politique. Sans doute, le même terme recouvre-t-il ici des réalités, des croyances et des pratiques bien différentes   . Ce qui fait l’unité du terme marrane, par-delà les différentes réalités qu’il a pu ou peut recouvrir, c’est qu’il résulte partout d’une même origine : la conversion.
         
Le premier cadre de réflexion exige de rappeler les faits historiques, ce qui conduit à la distinction entre les deux formes premières de marranisme, le marranisme originairement espagnol et son prolongement dans le marranisme portugais qui fait état de différences. C’est la première tâche que se fixe l’auteur, qui résume les principales étapes de l’histoire des communautés juives contraintes à la conversion dans la péninsule ibérique puis en Amérique. Dès la fin du XIVe siècle, des massacres se produisent et se répandent dans l’Espagne conduisant à la mort et à la conversion de nombreux juifs. On trouve alors en Espagne à la fin du XVe siècle trois religions : les Juifs qui restent fidèles à leur foi, jusqu’à l’expulsion définitive d’Espagne de 1492, les nouveaux-chrétiens (juifs convertis au christianisme, ou des descendants de ces convertis), dont beaucoup vont faire de brillantes carrières.   . Le ressentiment des vieux-chrétiens contre les nouveaux-chrétiens en pleine ascension sociale est tel que vont être promulgués des statuts de pureté de sang, privant de certains droits les nouveaux-chrétiens, au mépris de l’universalité, héritée de Saint Paul et affichée et revendiquée par le christianisme, entre les chrétiens. Le marranisme portugais est lui plus long dans le temps et plus répandu dans l’espace. Quand les juifs espagnols durent quitter l’Espagne en 1492, beaucoup allèrent au Portugal, mais une conversion massive leur fut imposée en 1497 ; cependant, un édit garantit qu’aucune enquête ne serait menée sur leur vie religieuse avant vingt ans Mais comme cet édit fut renouvelé à deux reprises, c’est pendant une quarantaine d’années au total que les marranes portugais ne furent pas trop inquiétés.   Les réseaux devinrent clandestins mais gardèrent leur efficacité. Le marranisme portugais se constitua plus fort et plus résistant que celui d’Espagne. C’est au milieu du XVIe siècle que l’Inquisition, qui avait presque fini de faire disparaître le marranisme en Espagne, fonctionna au Portugal. " Le marranisme lusitanien [prit] le relais du marranisme espagnol " (p. 29), comme le résume l’auteur. Mais l’expulsion des Juifs d’Espagne fit qu’ils émigrèrent dans différents endroits et que des communautés se formèrent et prirent une importance forte grâce au réseau formé par les relations avec les autres communautés juives. Des nouveaux-chrétiens occupèrent des places importantes dans les nouveaux itinéraires maritimes liés à l’exploration et à la découverte de l’Amérique et de l’Afrique. En même temps, des communautés juives à Salonique ou Constantinople prirent le relais des établissements vénitiens ou génois pour le contrôle du trafic des épices et servirent d’intermédiaires entre la méditerranée orientale et l’occident.
            
L’auteur note un autre fait marquant, c’est que " le retour au judaïsme de nombreux migrants permit la réapparition d’un peuplement juif en plusieurs pays d’Europe où il avait été exclu depuis des siècles. " (p. 33-34). Ainsi des Juifs convertis au christianisme et qui avaient quitté des pays dans lesquels sévissait l’inquisition fondèrent une communauté juive à Amsterdam, pour ainsi dire ex nihilo. Ils durent inventer leur propre tradition, avec l’aide de rabbins venus d’ailleurs.
             
L’auteur rappelle le parallèle établi par H. Yerushalmi, entre les marranes et les juifs allemands (et européens) au début du XXe siècle : dans les deux cas des communautés marginalisées au sein de la société, entre autres par un certain nombre d’interdits, sont bouleversées (conversions des XIV et XVe siècle, mesures d’émancipation de la fin du XVIIIe à celle du XIXe), ce qui entraîne leur intégration massive à la société et un accès à des places essentielles dans des processus économiques et culturels importants. Parvenus dans les plus hautes strates sociales, ils deviennent l’objet d’une haine qui se manifeste par une conception " raciale des Juifs ". Ce parallèle tend d’une certaine façon à conférer une modernité au concept de " marrane ", modernité qui s’actualise dans un " diagnostic du marranisme " (p. 46) constitué par une citation de Freud que l’auteur place en fin d’introduction. Les chapitres se suivent en respectant l’ordre chronologique des sujets qu’ils abordent, du XVI au XXe siècle.

Le premier chapitre discute une question classique : les nouveaux-chrétiens exercèrent-ils une influence spécifique dans la théologie chrétienne, particulièrement dans celle du XVème siècle en Espagne ? A la lecture des arguments avancés par des spécialistes succède l’étude de textes et de vies de personnages importants dans le christianisme espagnol. Cette étude met en évidence l’existence de représentations spécifiquement nouvelles-chrétiennes     à défaut d’un apport spécifiquement nouveau-chrétien aux doctrines politiques. Ce sur quoi insistent les nouveaux-chrétiens étudiés par l’auteur, en particulier Alonso de Cartagena et Juan de Torquemada, c’est sur l’idée que le Nouveau Testament accomplit et prolonge l’Ancien sans l’abroger   . L’unité de l’humanité est pour eux centrale : elle avait été brisée par l’animosité des puissantes nations contre les Juifs, porteurs du message divin. Mais " le Christ est venu pour réparer cette division en incarnant le divin dans une personne réunissant l’ascendance juive (du côté masculin) et l’ascendance gentille (grâce à un apport féminin   : il est le nouvel Adam à l’image duquel une humanité nouvelle conjoignant Juifs et Gentils sera engendrée. Le fait que les Juifs soient encore restés dans leur Loi ne résulte pas d’une nature irrémédiablement perverse, mais fait partie du mystère du plan divin de la rédemption. " (p. 96).

Le second chapitre étudie quelques exemples de croyances des marranes au Mexique au XVIe siècle et met en évidence des divergences dans les croyances et le syncrétisme –ou plutôt les syncrétismes entre judaïsme et christianisme. Ainsi relève-t-il, par exemple, l’idée d’une attente messianique, mais sous la forme d’un homme qui doit mourir pour les Juifs   .

Le troisième chapitre élargit l’étude des fois marranes à l’Amérique hispanique au XVIIème siècle et étudie les influences chrétiennes sur les conversos, produites par l’éducation chrétienne reçue et dont ils ne peuvent manquer de garder une trace. Parmi les plus prégnantes, N. Watchtel relève l’importance de la prière   et du thème de l’au-delà   .
           
Les relations entre ceux qui sont restés juifs et les nouveaux-chrétiens sont complexes et brouillées : il arrive que dans une même famille, certains soient restés juifs quand d’autres se sont convertis, ou que certains convertis le soient de cœur, tandis que d’autres continuent à persévérer dans leur croyance et leur pratique du judaïsme. Ce qui semble le plus partagé, c’est le rite funéraire pratiqué par les judaïsants les plus fervents : " la posture du mourant tourné la face vers le mur ; les repas des personnes en deuil (…) et surtout la toilette des morts. " (p. 124-125). Autre trait assez répandu chez les marranes, c’est le refus du culte des images, qui aurait pu pousser certains judaïsants à des sacrilèges. L’auteur réfléchit ensuite sur la complexité du jeûne marrane. Héritée du judaïsme, la pratique du jeûne est très répandue. On jeûne pour implorer le pardon, demander la guérison d’un malade, hâter la venue du Messie ou pour d’autres raisons. Ce rite a l’avantage de pouvoir être pratiqué de manière discrète. Mais ce jeûne n’a paradoxalement rien d’ascétique : c’est d’abord une manifestation de confiance ; jeûner avec quelqu’un c’est lui témoigner sa confiance. L’auteur relève même que demander à une jeune femme de jeûner avec lui est pour un amoureux une manière de lui déclarer sa flamme   . L’auteur conclut ce chapitre en émettant l’hypothèse que la neutralisation des différents arguments que les religions chrétienne et juive s’opposent l’une à l’autre a pu favoriser l’émergence de la modernité en Occident en aboutissant à un certain " relativisme religieux " (p. 141).

Le chapitre IV reprend les points de l’analyse du marranisme chez Yerushalmi et la comparaison qu’il fait du marranisme avec l’émancipation des Juifs allemands au début du XXème siècle et propose une suggestion intéressante : " la possibilité d’étendre le concept même de marranisme au-delà de son champ spatial et temporel d’origine. Il ne s’agit évidemment pas de diluer le concept de marranisme dans une notion vague qui engloberait des phénomènes si différents que leur rapprochement n’aurait plus aucune pertinence. Mais à condition de préciser en quel sens et en suivant quel problématique on emploie le terme (…), à condition donc d’allier inventivité et rigueur, l’extension du concept de marranisme au-delà de son domaine d’origine peut s’avérer extrêmement féconde. " (p.151).

Le chapitre V recense un livre de J. Israël sur les liens entre les empires maritimes et les diasporas marranes entre le XVIe et le XVIIIe siècle. N. Wachtel insiste sur la naissance de ses réseaux et l’histoire de l’Europe et de l’empire ottoman qui les rend possibles   .

Le sixième chapitre étudie les réseaux de solidarités marranes en Amérique pendant l’Inquisition. L’auteur y rappelle l’étendue de ces réseaux. Il note que le trafic des esclaves africains est un élément important de la constitution des empires coloniaux modernes et qu’à ce trafic prennent part des nouveaux-chrétiens   . Les marranes peuvent ainsi occuper en Amérique des positions économiques et sociales influentes. Il s’intéresse à la façon dont peut se vivre le marranisme, qui doit demeurer secret. Il explique que des gestes, des mots précis et codés (le jeûne, déjà évoqué, par exemple), mais aussi les rites funéraires et des activités commerciales parfois illicites et secrètes permettent l’identification des marranes entre eux, tout en maintenant cachée aux yeux des autres leur appartenance à cette communauté. Et il en résulte que la discrétion est élevée dans la communauté au rang de vertu. La discrétion est alors étudiée par l’auteur au travers du prisme des prisons de l’Inquisition : même soupçonné ou accusé d’être judaïsant, il fallait être le plus discret possible sur sa place dans la communauté et sur la communauté elle-même. Ce sont les communications " codées " des prisonniers de l’Inquisition, qui sont analysées par l’auteur et ces dernières montrent en effet l’importance du secret pour toute la communauté : non seulement pour ceux qui sont prisonniers, mais aussi pour ceux qui ne sont pas encore accusés et qu’il faut au mieux protéger, ainsi que pour ceux qui ont été réconciliés et qui encourent de graves dangers s’ils ont continué à pratiquer la Loi de Moïse et que l’Inquisition le découvre.

Et c’est sur le fonctionnement de l’Inquisition et sa logique propre que se penche le chapitre VII, mettant alors au jour le fonctionnement bureaucratique de cette instance, véritable innovation " corrélative à la formation du régime de la monarchie absolue. " (p. 205)   . Ses employés y sont très nombreux et parfois très qualifiés. La population de la péninsule put ainsi être surveillée et contrôlée. Le but de l’Inquisition est de rassembler une grande quantité d’informations pour démasquer les coupables et les amener à fournir la preuve déterminante de leur culpabilité qu’est l’aveu. Le châtiment vient ensuite s’appliquer, à proportion de l’exhaustivité et de la sincérité du repentir. La meilleure méthode pour obtenir des aveux n’est pas la torture, mais la dénonciation : aussi trouve-t-on à l’œuvre dans les procédés de l’Inquisition une rationalité efficace, les inculpés sont contraints de s’accuser et de se dénoncer les uns aux autres   .
       
Tout témoignage est consigné et conservé, c’est une immense source de travail pour les Inquisiteurs qui peuvent suivre des pistes multiples à partir des infirmations livrées par une seule personne – et c’est une source de documentation inestimable pour comprendre les logiques inquisitoriales et la vie des personnes qui ont été interrogées et dont on a pu garder le témoignage. L’auteur montre, à l’aide de plusieurs exemples, ce que veulent savoir les inquisiteurs, quelle méthode ils utilisent et quelles sentences ils prononcent à l’issu des procès ; il en reconstruit une logique et une cohérence propres qui valident son hypothèse quant à la rationalité de l’Inquisition.

Le dernier chapitre enquête sur les " résurgences marranes dans le Brésil contemporain " et à travers quelques exemples   , l’auteur montre que se pose aujourd’hui encore la question du marranisme. Dans ces cas, des personnes ont des pratiques et/ou des croyances proches de certaines du judaïsme..   . Parfois ils se disent eux-mêmes juifs, descendants de Juifs, sans savoir que leur judaïsme existe encore. Aussi redécouvrent-ils le judaïsme et parfois se (re)convertissent-ils au judaïsme. L’auteur décèle ainsi des signes d’une mémoire marrane, plus ou moins consciente, et à laquelle il conviendrait de s’intéresser.

Le livre se clôt sur un épilogue sous forme de témoignage sur Robert Schnerb, victime de l’antisémitisme universitaire de l’Entre-deux-guerres et qui fut un professeur très apprécié de l’auteur