Une série d'entretiens inédits avec Michel Butor, auteur vénéré, puis délaissé, de "La Modification".

Cet ouvrage, essentiel et discret, est accompagné par une jolie carte signée Kristell Loquet et illustrée d’un Nu aux vases de Nadia Khodossievitch, jeune épouse de Fernand Léger. C’est en effet à Kristell Loquet qu’appartient l’élégante maison d'édition qui l’a publié dans une collection qui comprend, entre autres, Le fou parle de Jean-Luc Parant (2008), ou encore Graver sur le mur du vent de Georges Perros (2010).

Une photo de Kristell Loquet qui boude, commentée par une brève notice biographique, est visible sur le site Internet de Jean-Luc Parant, dans la rubrique “Famille”. Réciproquement, Kristell Loquet signe, sur ce même site, la biographie de Jean-Luc Parant, disponible à côté de celle des enfants de l’artiste et de celle de sa femme, la sculptrice Titi Parant, signée cette fois par Michel Butor, auteur de Titi Parant plasticienne (2002) et encore des Trois Châteaux   .

C’est grâce à Jean-Luc Parant, qu’elle a connu à la fin de l’année 1999 et dont elle accompagne depuis lors la vie, que Kristell Loquet entre chez Michel Butor, à l’“écart”, dans un village frontalier près de Genève. Le sculpteur, ami de l’écrivain depuis les années 1960, travaille à la table des livres d’artistes, tandis que Kristell Loquet, née en 1974, illustratrice et poète, discute avec l’auteur de La Modification.

Ce volume recueille l’enregistrement de cinq rencontres qui ont eu lieu entre avril 2011 et février 2013, toujours selon la même routine : après un déjeuner à l’extérieur, le groupe revient à la maison et l’entretien a lieu jusqu’à ce que Julie, la chienne de Michel Butor, ne réclame sa soupe. L’écrivain, qui vient de recevoir le Grand Prix de Littérature de l’Académie française, a fait de l’ancien art du dialogue le fondement de son œuvre immense et se montre ici, généreusement, dans toute son immanente quotidienneté : on entrevoit Michel Butor au réveil, allumer la télé et absorber son thé réchauffé au micro-ondes ; on l’entend se plaindre de ne pouvoir pas prendre la voiture en absence da sa fille pour se rendre à Genève à la recherche de quelques épices japonaises ; on l’écoute s’arrêter au bord d’une phrase évoquant, dépourvu de mots, la récente disparition de sa femme Marie-Jo, la seule capable de lui préparer des salopettes parfaites, le vêtement d’ouvrier, d’artisan, que Butor a choisi comme uniforme personnelle depuis longtemps.

Le livre offre trente-trois magnifiques photos en couleur (prises par Kristell Loquet) des deux bureaux de Michel Butor, enveloppés par un confortable chaos où livres, plaquettes, tondi en carton peint, précieuses sculptures et cailloux arbitraires, anciennes pièces de monnaie et crayons de couleur, cahiers orange et cartes de vœux, sonnettes tibétaines et toupies s’entassent en montagnes dolomitiques, vertigineuses et paisibles, qui semblent attendre depuis toujours le visiteur.

Le texte possède des entractes iconographiques, toutefois en noir et blanc, qui montrent les cartes (huit images) que chaque semaine Michel Butor prépare pour ses heureux correspondants : l’une d’entre elles, avec trois fenêtres superposées que l’on voudrait sincèrement ouvrir, révèle un titre inquiétant, “Manifestation d’avertissement”, au dessous duquel on entrevoit une marine italienne apparemment tranquille. Mais les images qui commentent le mieux ces interviews sont sans doute les huit photos (en noir et blanc) prises par Michel Butor lui-même. La première a l’air de montrer les circuits cachés d’un téléphone portable mais, finalement, comme le précise la didascalie, ce n’est pas cela : elle vient de Salonique (1955) et il s’agit d’un ancien entrepôt après un incendie. La deuxième photo semble reprendre une tête de dragon balinais ou alors le profil d’une énorme algue exotique, mais c’est aussi une erreur : c’est un détail inachevé de la Sagrada Familia. C’est précisément à l’intérieur d’architectures abandonnées que Michel Butor, étrange mollusque “qui secrète le temps”, se montre capable de restituer aux squelettes structuraux leur organisme et leur matérialité la plus cachée.

Dans cette confession profane, Michel Butor admet qu’il n’est qu’un artisan de précision (produisant une bibliographie immense), qui d’ailleurs ne s’amuse, encore aujourd’hui, qu’à travailler avec les artistes plus jeunes, qui ont du temps à perdre et n’hésitent pas à se montrer généreux. C’est beaucoup moins le projet que les résistances qu’il rencontre qui l’intéresse. De même, ajoute-t-il, c’est dans ses années d’enseignement au lycée qu’il a appris qu’il fallait oublier la leçon préparée à la maison en rentrant dans la classe. C’est du cubisme qu’il a tiré la nécessité de penser son travail en termes plastiques, comme quelque chose qui ne trouvera son sens que dans sa relation spécifique avec le lecteur. “On croit que tous les gens lisent le même livre. Alors qu’on ne lit jamais le même livre”   . Une carte du bureau de ce “poète d’atelier” montre les chutes du Niagara commentées ainsi par une didascalie: “6 810 000 litres d’eau par seconde, mais naturellement cela change tout le temps.”