C’est un réjouissant petit ouvrage qui nous est donné à lire, ou plutôt à regarder attentivement. En vérité, il s’agit d’une publication à l’occasion de l’exposition "Le goût de Diderot", présentée au musée Fabre de Montpellier (octobre 2013-janvier 2014). Michel Delon, professeur de littérature française à la Sorbonne a été chargé par l’éditeur (Hors-série Découvertes, Gallimard, 2013) de constituer, sous le titre Diderot et ses artistes, un recueil de quelques reproductions de tableaux commentés par Denis Diderot dans les Salons.

On sait que cette institution, déployée à partir de 1725 dans le salon Carré du Louvre, dont elle prit finalement le nom, réunissait, sous l’égide de l’Académie royale de peinture et de sculpture, presque annuellement, des œuvres (peinture, sculpture) produites pour l’occasion, et sélectionnées par un jury. Ouverte gratuitement, elle attirait un vaste public désormais éduqué au canons esthétiques défendus par les philosophes : face à face avec l’œuvre, contemplation, jugement et échange public. Quant à l’organisation de l’exposition, une gravure de Gabriel Jacques de Saint-Aubin nous montre que les œuvres étaient accumulées les unes à côté des autres. Un livret fournissait d’ailleurs aux visiteurs une liste des auteurs, des titres et des sujets traités.

L’ouvrage prend la peine de donner à voir, à chacun, quelques œuvres commentées par Denis Diderot dans les Salons. C’est donc un tout petit ouvrage, mais d’une grande portée, si l’on y réfléchit bien. Portée informative pour le lecteur des Salons qui en a besoin, sauf à ne pas comprendre grand-chose à ce que fait Diderot avec les œuvres vues. Portée pédagogique pour tous les élèves et étudiants que l’on souhaiterait conduire dans de tels ouvrages, les Salons, en soulageant leur lecture, même si Diderot, qui ne disposait pas d’iconographie pour ses publications, ne cesse de décrire ce qu’il voit au point de faire de cette description une méthode d’analyse. Portée culturelle et historique, puisqu’on nous présente une sorte d’actualité des arts plastiques au XVIIIe siècle... un petit musée portatif.
   
On peut donc lire ce recueil pour les informations données. Mais on peut aussi, visuellement, construire le rapport arts et sciences, tel que le vivait Diderot, en son temps. Cette fois, il ne s’agit pas de prendre les deux "disciplines" en essayant de les rapprocher plus ou moins formellement de l’extérieur. La question "arts et sciences" est vécue très différemment de nous. Chez Diderot, elle devient une exigence de l’esprit. Il s’agit de former son esprit à l’aune des arts et des sciences, puis de produire un seul discours mettant les deux disciplines en jeu, notamment à l’occasion d’un regard sur la peinture. Entendons par là, non seulement une culture artistique, mais aussi une culture savante du tableau et de sa construction, et une culture scientifique de ce qu’est la nature (au sens de la physique de Newton).
   
En se libérant de l’idée de création (et Diderot a rédigé L’Interprétation de la nature à ce propos, comme d’autres ouvrages) ; en dirigeant l’Encyclopédie des arts, des sciences et des techniques, ce qui revenait aussi à promouvoir une éducation de son propre esprit ; il formait ce dernier à lire dans les œuvres des formules artistiques et scientifiques inédites. Parfois ce sont les grands récits qui l’intéressent, parfois les portraits et les sentiments, parfois encore le paysage et la nature. Mais chaque fois, le regard se projette dans une peinture qui est présentée comme une fenêtre ouverte soit sur la nature, soit sur une scène de genre, montrant qu’à l’évidence ce regard a été construit dans les sciences et dans la fréquentation des arts.
   
De ce fait, publiés de 1759 à 1781, les neuf Salons autour desquels tourne cette iconographie réunie dans ce petit ouvrage, contribuent, outre leur contenu, à nous mettre en présence d’une certaine formation aux arts et aux sciences, décidément nécessaire pour élaborer une nouvelle philosophie. Cette formation appelle non moins le débat, débat avec les œuvres, débat avec les artistes, et débat avec les savants. Autant dire que les Salons poussent à donner corps à un monde commun dont les règles ne sont plus celles de la théologie ou des sociétés monarchiques. Les pages de ce volume l’indiquent l’une après l’autre