Toute l’essence du film de Kechiche se cristallise dans son titre : il s’agit de filmer la vie d’Adèle, de "se mettre dans la peau d’une femme", à l’instar de ce qu’effectue Marivaux dans La vie de Marianne, ouvrage analysé en classe par la protagoniste. Or, en maintenant sa caméra à la surface de la peau d’une héroïne, qui certes vibre, pleure, mais nous demeure étonnamment distante, le cinéaste échoue à accéder à une véritable intériorité. Dans une démarche quasi-entomologiste, Kechiche traque son sujet en le réifiant. Dans un plan très court, le réalisateur surprend la vision fugace de son héroïne à travers sa fenêtre. Tout est là : Adèle est filmée comme un papillon dans son bocal et l’emploi presque obsessionnel des gros-plans, au lieu de créer de la proximité, ne contribue qu’à asphyxier les émotions. Malgré l’utilisation d’une caméra épaule qui se voudrait comme la confidente des premiers émois de la protagoniste, la mise en scène nous laisse à l’extérieur, elle nous livre une analyse dermatologique des êtres dont elle traque les verrues, la plus petite tâche de sauce tomate, la moindre larme ; elle radiographie des corps à fleur de peau mais sans jamais les envisager dans leurs émotions, leur intériorité. L’utilisation des plans rapprochés s’impose avec violence au spectateur, comme une effraction du regard, elle s’attache à forcer l’identification jusqu’à la "nausée" – tout droit sortie l’univers sartrien évoqué par Emma, l’amante d’Adèle. Mais à la différence de l’écrivain, le metteur en scène ne parvient pas à transformer cette agression du regard en malaise existentiel. L’échelle des plans dérange, ou ennuie. Elle ne remet pas en question.

Comme atteint lui-même par les incertitudes adolescentes de ses héroïnes, Kechiche semble hésiter et se laisse dériver au fil des plans. Ainsi, la première scène d’amour entre Adèle et Emma suscite d’abord et avant tout de la gêne, non pas pour des raisons de pudeur déplacée mais parce qu’elle provoque l’extinction du désir au lieu de dévoiler un embrasement des sens. Et ni les gémissements, ni les sexes dénudés ne suffisent ici à réveiller l’érotisme. Comme le montre Jean-Marie Pontévia dans Écrits sur l’art et pensées détachées : la peinture, le masque et le miroir   , l’érotisme consiste en une dialectique du caché et du révélé. À l’instar des copines d’Adèle qui lui demandent des détails sur sa vie sexuelle, se transformant selon cette dernière en "P.J. du sexe", le réalisateur prend le parti d’une littéralité crue. Les plans se succèdent, juxtaposant fesses, seins, bouches en occultant les regards, les émotions, s’attachant à la peau mais éteignant le désir à force de nudité. Presque contraint par les gros-plans à participer aux élans des personnages, le spectateur demeure à l'écart. Pourtant, le propos ne manque pas de justesse et les actrices prêtent avec talent leurs larmes et leurs émotions aux personnages. Ainsi, la fin du film est particulièrement bouleversante et Kechiche réussit à saisir toute la violence de deux êtres qui se déchirent pour s’être mal aimées, puis l’étrange et amère sérénité qui naît face à ce constat glacé : le temps des caresses et des confidences ne reviendra pas. Mais, après le sexe, l’amour d’Emma et d’Adèle s’est trop vite pétrifié dans la médiocrité et l’indifférence du quotidien. Nous n’avons pas eu le temps de croire en la magie de leur histoire, si bien qu’il est trop tard pour nous aussi et que nous ne parvenons pas véritablement à nous émouvoir.

A l’instar de La vie d’Adèle, Gravity nous parle, à sa façon, de solitude, mais Alfonso Cuaron prend le parti audacieux de projeter cette dernière dans un espace à la fois réel et métaphysique.

Gravity commence par une explosion sonore suivie d’un silence qui propulse le spectateur dans le vide. Dans le film de Cuarón, la 3D n’est pas un artifice accessoire. Elle aurait pu n’être qu’une prouesse technique, elle devient au contraire un parti-pris esthétique parfaitement maîtrisé qui suscite immédiatement le vertige. L’immensité de l’espace devient subitement asphyxie, conscience claustrophobique du néant. Gravity est la projection cosmique d’une solitude sans doute symptomatique de notre temps. Sur Terre, les américains se plaindront sans doute d’une panne de connexion sur facebook (pour reprendre la remarque ironique d’un personnage) ; dans l’espace, le besoin de lien devient une question de survie sans cesse remise en question par cette déchetterie universelle où flottent les astronautes. Marqué par l’utilisation récurrente du plan-séquence, le montage met en exergue l’angoisse de relations humaines en voie d’extinction, tenant parfois à un câble comme celui qui relie, pendant quelques minutes magiques, le docteur Ryan Stone (Sandra Bullock) et le major Matt Kowalski (Georges Clooney). Loin d’être une idée abstraite, la solitude devient ici sensation physique, rythmée par le souffle court de la protagoniste, pulsation angoissante dans la nuit infinie, qui égrène les secondes avant l’épuisement des réserves d’oxygène. Elle transparaît dans les empreintes de buée, sur un casque qui semble renvoyer la parole vers son locuteur isolé. Elle se manifeste enfin à travers la disparition des corps réels, qui se perdent dans des combinaisons accablantes et se laissent dériver en apesanteur. Sur le point d’être happé par le cosmos, Kowalski survit quelques minutes encore et ne cesse de parler, comme pour repousser l’échéance d’une mort certaine. Il reviendra plus tard sous la forme d’une hallucination, d’un corps impossible donc, qui exhortera la protagoniste à vivre. Fragile et ne faisant parfois que souligner l’incommunicabilité entre les êtres, la voix est pourtant le seul rempart contre la solitude, peut-être aussi contre la folie. Celle qui menace Ryan Stone, en l’occurrence, une femme dont on apprend qu’elle a perdu un enfant. C’est sans doute sur ce détail infime que trébuche le récit. En donnant une explication émotionnelle "classique" à la solitude de son personnage, Cuarón élime une partie de sa violence ; d’une certaine manière, il contribue à la rendre plus supportable. Car la véritable solitude, sous sa forme la plus exacerbée, et telle qu’elle apparaît avant les confidences sur le passé du personnage féminin, éclipse toute psychologie, elle ne résulte d’aucune cause psychologique, aucun drame en instance de résilience, aucune blessure affective, elle se contente d’être là, dans le silence absolu de l’espace