Où il est question de montrer en quoi, autour du vivant, il est nécessaire de promouvoir une recherche transdisciplinaire qui mobilise aussi bien les scientifiques que les philosophes.

L’ouvrage est le fruit d’un séminaire organisé pendant trois ans (entre 2008 et 2010) au Centre d’études du vivant de l’université Paris Diderot. A un lecteur non averti, les diverses contributions réunies par Laurent Cherlonneix pourront parfois sembler redondantes tant leurs objectifs se recoupent. Mais la raison des effets de cette paradoxale diversité redondante tient au sujet d’étude même de ce livre, à savoir le vivant.

A travers des perspectives différentes, chacun se propose d’examiner les résonnances transdisciplinaires de la biologie de l’apoptose et leur impact sur une nouvelle représentation de la vie en biologie et philosophie du vivant.

 

Les acquis théoriques à l’origine de la nouvelle conception du vivant

Deux positions scientifiques majeures et plus ou moins récentes sont sous-jacentes à toutes les contributions. Il s’agit tout d’abord de l’idée que " le vivant a émergé et évolué en dehors de tout projet, de toute intentionnalité et de toute finalité "   . Il est admis que l’évolution est non linéaire et aux antipodes de toute théodicée. Mais si cet acquis ne choque aujourd’hui plus personne, il est une autre découverte qui mérite d’être interrogée et autour de laquelle toutes les réflexions présentées convergent, c’est celle de la biologie de l’apoptose, ou de ce que l’on nomme aussi le suicide cellulaire, phénomène dont Jean-Claude Ameisen a fait le sculpteur du vivant   . Ce qui nous semble aller de soi, la vie, ce qui nous semble être quelque chose de positif, résulte au contraire " de la négation continuelle d’un événement négatif "   . L’enjeu de cet ouvrage est de montrer qu’à tous les niveaux de ce même phénomène différencié, " nous sommes ce qui reste de tout ceux qui ont disparu et qui ne cessent de disparaître"   . Il s’agit de mettre en lumière, à travers l’analyse transdisciplinaire du phénomène de l’apoptose, le caractère relationnel des processus vitaux, d’en mesurer les enjeux épistémologiques et philosophiques.

 

L’apoptose comme double dépassement du mécanisme et du finalisme

L’analyse du phénomène d’apoptose par Ameisen dans La sculpture du vivant ne va pas seulement de pair avec l’abandon du finalisme, elle révèle aussi la caducité d’une vision mécanique du vivant et de l’approche réductionniste qui lui est corrélative. Comme le montre Nicolas Aumonier à travers l’analyse des processus de régulation moléculaire, il y a effectivement une part de déterminisme, mais ce processus est, par définition, " historique, c’est-à-dire imprévisible pour le chercheur qui ne l’a pas encore rencontré "   . Autrement dit, la régulation moléculaire et le destin d’une cellule ne sont pas génétiquement programmés, ils sont profondément dépendants de l’environnement dans lequel cette cellule est intégrée, du milieu dans lequel elle a à réagir. Au cours du développement embryonnaire par exemple, la morphogenèse dont on sait plus ou moins pour chaque espèce à quel résultat elle va mener, s’avère pourtant être un processus épigénétique. Au cours de la formation des membres, tout se passe comme s’il y avait initialement une prolifération de cellules, " puis la mort élimine les tissus qui joignent nos doigts et nos orteils, entraînant leur individualisation "   . La mort cellulaire est donc indispensable à l’émergence d’une forme viable mais elle n’est pas génétiquement programmée au cœur de certaines cellules, elle est inhérente à chacune et se déclenche en fonction d’interactions environnementales. La dialectique vie/mort fait donc partie intégrante d’une dynamique ambigüe du vivant. A l’opposé de cette dialectique vie/mort qui mène à l’émergence d’un être et par-là même, pour reprendre l’expression d’Eric Fiat, d’un " monde nouveau ", le phénomène du vieillissement qui mène à " la fin d’un monde ", illustre paradoxalement le rôle essentiellement positif de l’apoptose. "Tout l’effort de la médecine contemporaine conduit à faire du vieillissement autre chose qu’un processus d’altération inévitable."   . La mort de l’individu n’est pas liée à la mort des cellules, elle n’est pas liée à une perte, elle est liée à l’émergence de cercles nouveaux, qui se trouvent être des cercles vicieux. L’activité moléculaire et cellulaire ne faiblit pas, elle amène bien plutôt les cellules à se gorger peu à peu et du fait même de leur activité, de ce qui va permettre l’apparition de cercles vicieux. Il n’y a pas une durée de vie inscrite au cœur du noyau cellulaire, les conditions même de la dégradation émergent au fil des différents échanges avec le milieu immédiat. Tout comme l’apoptose, elle n’est donc pas prévisible et c’est bien plutôt l’empêchement de l’apoptose qui est à l’origine des cercles vicieux, dont le cancer est l’exemple le plus tristement célèbre.

Si l’ouvrage repose sur des bases théoriques qui rendent possible une nouvelle représentation de la vie en biologie, l’intégration de la mort dans la vie et la reconnaissance de sa positivité, va de paire avec de nouvelles représentations de la vie en philosophie et par ricochet sur la façon dont on envisage plus particulièrement l’expérience humaine. Il faut donc aussi interroger "ces résonnances, ces analogies possibles qui existent entre le niveau cellulaire et le niveau humain"   tout en résistant à la tentation de réduire ces deux niveaux de différenciation d’un même phénomène l’un à l’autre. "L’irréductible singularité de tout homme interdit que la société soit pensée à partir du modèle organique"   , tout comme elle interdit que l’individualité humaine soit réduite à une somme de neurones et de cellules.

 

Résonnance et transdisciplinarité

" A l’école de la biologie, la philosophie ne peut que renoncer au privilège de l’être immobile et intemporel "   et si les avancées du XXIe siècle ont rendu possible une pensée scientifique plus proche de la complexité du vivant, elles ont également rendue possible une autre philosophie du vivant, animal comme humain. Comme le dit Eric Pommier, " il y a deux manières au moins pour la pensée d’oublier la vie. Soit elle la réduit à un mécanisme aveugle, ce qui a souvent été reproché à la biologie par les pensées d’inspiration vitaliste. Soit elle la désincarne en considérant que pour l’essentiel la vraie vie est ailleurs, à savoir dans l’esprit "   . Comme le montrent les rapprochements opérés avec certaines grandes pensées du XXe siècle, quelques philosophes avaient déjà frayé la voie à un dépassement de cette alternative.

Paradoxalement, c’est à un penseur aux antipodes d’un tel dépassement et de tout souci d’ordre scientifique, que l’on doit le grand renversement qui allait rendre possible, une fois le divorce dépassé, les nouvelles pensées du vivant comme celles de Merleau-Ponty et Canguilhem. Dans Etre et temps, Heidegger " propose une analyse de l’être avant tout découpage ontique "   , il analyse l’homme avant toute considération dualisante pour ne considérer que son pur et absolu engagement dans l’être. L’analyse existentiale qu’il propose renverse les termes de la question de l’être et marque l’histoire de la philosophie. Mais si Heidegger a eu le mérite d’opérer un tel renversement, en coupant sa pensée de toute prise en compte de la vie, dans sa dimension biologique et de la question des origines de la conscience, il est, d’une certaine manière, resté abstrait. Conservant l’optique phénoménologique, d’autres penseurs dépasseront le clivage pour proposer une philosophie de vivant qui fasse de l’engagement de celui-ci dans son milieu le principe à ne pas perdre de vue. On citait Canguilhem et Merleau-Ponty. L’ouvrage analyse quant à lui, entre autres, les pensées de Jonas et Simondon sur ce sujet. A travers chacune d’elle ressort le nécessaire et premier entremêlement du vivant et du vécu, de la constitution d’un être à travers ses propres rencontres, sa propre façon d’être-au-monde. Canguilhem, en montrant que même au niveau les plus simples de la vie (cellulaire, organique,…), celle-ci n’est pas indifférente à ses propres conditions, fut probablement celui qui a inauguré le plus franchement la voie à cette nouvelle représentation du vivant et de la vie. Il a su montrer que s’il n’y a pas en dehors des vivants la vie, il y a toutefois des caractéristiques propres aux vivants qui disent quelque chose de la vie. Il y a donc un phénomène, qui n’est rien en dehors de sa propre diversité et si les niveaux ne sont pas réductibles les uns aux autres, c’est parce qu’" à partir de l’apparition des mammifères, la non-indifférence de la vie aux conditions qui lui sont faites […] prend une teinte et un accent nouveau. Cette non-indifférence, cette préférence, est démultipliée par les affects. Les émotions, les sentiments jouent le rôle d’un amplificateur de la préférence "   , comme le montre le rapprochement avec la pensée de Damasio. Tout comme en disparaissant, les cellules sculptent le vivant, de notre confrontation au monde naissent les sentiments qui laisseront en chacun les traces qui sculptent sa personnalité.

 

Pour un " vitalisme critique "  

Ce que laisse transparaître cet ouvrage à travers l’analyse chaque fois différente des résonnances transdisciplinaires de la biologie de l’apoptose et que la contribution de Worms permet d’éclairer, " c’est l’idée selon laquelle la vie poursuit concurremment un double travail de différenciation ou d’individuation d’un côté, et de relation ou d’association de l’autre, double travail qui n’a rien de contradictoire ni jamais d’achevé et qui est plutôt, comme l’avait noté Bergson, un processus en constante transformation "   . Bien sûr il faut " marquer les degrés irréductiblement différents, d’une seule et même relation "   , c’est en ce sens qu’on doit parler d’un "vitalisme critique" et on a vu qu’en vertu de l’irréductibilité de chaque expérience et de chaque individu, on ne pouvait en aucun cas rabattre un niveau sur l’autre, mais ce qui résonne à travers toutes les contributions et à travers le vivant dans tous ses états, c’est la prise de conscience, en science comme en philosophie, de la fécondité et de la nécessité d’une recherche transdisciplinaire