Christopher Ross se livre à une quête inaboutie, entre journal personnel et récit de voyages en quête d'un sabre, double sombre d'un Mishima évanescent.

Lorsqu’il commence à parcourir l’ouvrage de Christopher Ross, Mishima. Voyages à la recherche d’un samouraï de légende, le lecteur est d’emblée prévenu, s’il ne s’était pas déjà fait une raison au fil des pages qu’il feuillette compulsivement : ceci n’est pas une autobiographie, ni même un essai, ni même un récit de voyage en bonne et due forme qui suit son fil programmé et institué à l’avance. Il s’agit bel et bien, avant tout, d’une errance, qui entrelace les fragments de journaux personnels racontant les menus événements, souvent triviaux et sordides, de l’auteur en butte à une réalité nippone où il mène une quête infructueuse, entrelacée de temps à autre par une bombe à retardement narrative : le décompte, jour par jour, heure par heure et minutes après minutes, des derniers instants de Mishima Yukio, alias Kimitake Hiraoka.

Car l’auteur cherche autant à sonder les raisons profondes de ce suicide spectaculaire que de mettre la main sur un sabre qui devient l’arlésienne symbolique d’une recherche qui ne mène nulle part : récit d’un ratage absolu ? Pas tout à fait. L’ensemble de l’ouvrage relève bien davantage de la marqueterie, alternant journal de bord personnel et menus événements du quotidien sans valeur transcendante, considérations encyclopédiques sur la science du suicide, sur les différentes variétés de sabres, allant même jusqu’à nous conter la technique de la disposition du fundoshi, ce pagne japonais que le néophyte voyageur-narrateur s’échine à emmailloter traditionnellement autour de ses reins, et ceci avec force schémas qui semblent bel et bien s’écarter du sujet principal : Mishima   .

C’est que Christopher Ross justifie son écriture rhapsodique par une volonté de laisser au lecteur la part de l’analyse, se contentant d’égrener les étapes morcelées de son aventure, avec un arrière-goût de Lost in Translation, où Bob aurait perdu sa Charlotte, le fameux sabre qui ne sera jamais véritablement retrouvé, si ce n’est mystérieusement, dans les dernières pages de cette mosaïque scripturale, avec une péripétie digne des plus mauvais films d’espionnage mais avec jamais aucune certitude d’avoir tenu entre ses mains le fameux sésame.

Dans son entretien avec Robert Twigger, qui conclut l’ouvrage   , Christopher Ross se revendique de n’être qu’à peine écrivain (“Je commence à peine à me faire à l’idée d’être écrivain”) – on ne peut que lui donner raison – et brandit la non-finitude comme un étendard de sa manière d’écrire : “J’aime l’idée d’essayer d’écrire d’une façon qui reflète ma nature propre – laquelle est bizarrement fracturée, un hybride de centres d’intérêt et d’expériences, aucune ne pouvant être clairement définie ni entrer dans telle ou telle catégorie.” On ne peut, là encore, que lui donner raison et son ouvrage est bel et bien à l’image de ce qu’il annonce : bizarre, hybride et peu clair.

La sprezzatura à l’américaine dont fait preuve Christophe Ross pourrait cependant séduire s’il n’agaçait pas son lecteur en dérivant sans cesse de son sujet principal, au point que les événements périphériques, personnels ou encyclopédiques prennent la place de ce qu’annonce le titre. Certes, le samouraï Mishima intéresse davantage l’auteur que l’écrivain mais ce sont surtout les points communs qu’il se trouve avec lui qui piquent sa curiosité et motivent sa quête : “J’étais maintenant un écrivain – bien que d’un genre différent. Moi aussi je pratiquais les arts martiaux et j’étais par les notions touchant au corps et à sa relation avec l’esprit. Mon univers mental, sans être gothique ni spécialement morbide, était également éloigné des conventions. L’endroit où réfléchir à ces questions était le Japon, un pays dans lequel j’avais vécu durant près de cinq ans. Il était temps d’y retourner.”

La quête est donc autant personnelle et ontologique que mystique : trouver des traces de Mishima revient à se connaître soi-même un peu mieux par la médiation de ce frère d’armes si lointain et si proche qui s’est donné la mort de manière si théâtrale. Ainsi est annoncé le va-et-vient permanent entre l’événement du suicide de Mishima, relaté avec force théâtralisation, et les errances désabusées de l’auteur, ne trouvant que des impasses à chaque tentative pour s’approcher de l’objet de sa quête. Si l’introduction, “Mort à Tokyo”, campe le contexte et le décor de cette vaine recherche, la première partie, “Premièrement : les mots”, annonce le premier composant majeur de la personnalité de Mishima – la littérature – éclipsé par l’autre composant, qui prendra le pas d’ailleurs sur le premier dans la vie effective de l’auteur de Confessions d’un masque : le sabre, objet de la seconde partie de l’ouvrage de Christopher Ross (“Deuxièmement : le sabre”).

Le mérite de l’auteur, s’il n’est pas sur la forme – déconcertante – de son ouvrage, est bien davantage sur le fond, même si le lecteur reste plus que sur sa faim étant donné la maigreur des informations qu’il parvient à collecter sur Yukio Mishima. Cependant, en fin connaisseur de la culture japonaise, l’auteur parvient à nous apprendre beaucoup d’éléments concernant la culture du sabre et l’esthétique samouraï, ce qui est loin d’être négligeable pour comprendre l’atmosphère qui entoure le geste si surprenant, pour un Occidental, du seppuku d’un des plus grands auteurs japonais du XXe siècle. Il faut reconnaître ce mérite et cette franchise à Christopher Ross : celle de tenter de percer les origines de cette folie suicidaire et d’essayer d’ordonner la faillite d’une quête qui laisse planer un bon nombre d’interrogations en suspens.

La première partie de l’ouvrage, ouvertement autobiographique, nous livre les sensations du voyageur en quête de cet autre lui-même, avec force détails sur la manière de découper un corps au sabre, décrivant Mishima comme un “individu caméléon”   , à son image. L’auteur se plaît en effet – et se complaît – à reconnaître dans Mishima un autre lui-même (“Je comprenais que cela coïncidait avec ma propre vie”, p. 53 ; “Avec tout cela, j’espère également en apprendre sur moi-même”, p. 55).

Confronté au “puzzle Mishima”   , Christopher Ross peine à en rassembler les pièces : il parle alors de ses propres expériences et relate son périple, faute de pouvoir donner corps à cet objet fuyant. Au fil de multiples digressions, qui sont toutefois très instructives pour le lecteur car elles témoignent des nombreuses connaissances de Christopher Ross, nous apprenons de temps à autre des détails sur la vie de Mishima. Il n’y manque que l’ordre : on passe ainsi du rite d’Ukei   aux propos considérant les conditions d’écriture des œuvres de Mishima   , sans que la transition soit claire et logique. Certes, le parti pris de la rhapsodie littéraire autorise le passage du coq-à-l’âne, propre au carnet de voyage semi-biographique, mais le procédé semble bien souvent un peu trop facile et, disons-le, ne semble être qu’une commodité qui évite de démêler, d’unifier et de construire. Trop souvent, le propos sur soi prend le pas sur le propos sur Mishima, le voyage et les tribulations de la recherche sur le “samouraï” perdu de vue.

C’est qu’il faut prendre cet ouvrage avant tout comme une fresque, un feuilleté de parcours, une éphéméride vitatique qui distille au compte-gouttes ses révélations sur Mishima. Ainsi, l’expérience personnelle de l’auteur, apprenant le kung-fu puis les arts martiaux sous l’égide de son maître Christopher Lung   , les propos théoriques sur le shido et le bushido   précèdent le récit tronqué de l’enfance de Mishima et sa masculinisation volontaire avant d’aborder les errances de Christopher Ross lui-même ou ses paires de chaussettes japonaises   .

Nulle hiérarchisation : on passe ainsi, au gré de fragments de textes séparés, des considérations profondes aux considérations de surface. Clopin-clopant, Christopher Ross reprend parfois le chemin amorcé, puis laissé de côté, de son décompte calendaire, poursuivant les heures qui s’égrènent en retraçant les épisodes qui précèdent le seppuku fatal de Mishima. Ce procédé, comparable à un cut cinématographique sans cesse relâché puis repris, s’il est poétique au cinéma, laisse quelque peu dubitatif dans le domaine de la prose, produisant un effet de rupture brutal assez peu compréhensible.

Constatant les échecs successifs de ses tentatives pour faire parler les proches de Mishima   , Christopher Ross médite sur la capacité de l’auteur japonais à se plonger dans son imaginaire, avant de retracer son propre pèlerinage sur sa tombe. Puis, il reprend la série d’instantanés qui rythment son récit en pointillés des derniers instants du suicidé avant d’exposer ses maux de ventres comparables, selon lui, aux maux ressentis par Mishima lors de son seppuku, à la manière d’un “seppuku fantôme”   . Cette narration de maux de ventres n’est qu’un interlude qui précède l’analyse au débotté du Pavillon d’or, avant de reprendre, comme en baisser de rideau de cette enquête au point mort. Après avoir constaté une nouvelle coïncidence   qui le lie à Mishima “à un demi-siècle d’intervalle”, le compte à rebours du suicide de Mishima vient encore interrompre le récit par le menu des déboires de Christopher Ross, ménageant malgré tout une transition : après la vaine exploration des paroles inexistantes des derniers témoins, la recherche du sabre prend le relais dans la seconde partie, avec l’espoir que cela porte davantage ses fruits.

La seconde partie de l’ouvrage, “Deuxièmement : le sabre”, ne porte pourtant pas plus ses fruits que la première. Si la mythification vivante de lui-même orchestrée par Mishima intéresse un instant notre diariste, c’est avant tout la quête obsessionnelle de son sabre égaré qui le taraude. On suit ainsi ses multiples pérégrinations en quête de cet objet qui remplace Mishima lui-même, faute de mieux, au gré de courses et interrogatoires infructueux de divers fabricants de sabres ou maîtres d’arts martiaux. Si l’histoire du seppuku   permet d’éclairer le type particulier de suicide qu’a mis en œuvre Mishima (le funshi), les considérations sur les chaussures de Mishima   semblent bien plus accessoires.

Le goût de Mishima pour d’Annunzio, son rang estimable au kendo, l’omerta dont il fait l’objet au Japon ou sa fréquentation de clubs sadomasochistes semblent davantage éclairer la personnalité trouble et complexe de l’auteur japonais. Malgré tout, la fin de l’ouvrage tombe dans le graveleux (rencontre d’un témoin de la vie de Mishima dans un de ces clubs sadomasochistes) ou la parodie de série policière à l’américaine (Christopher Ross suivant des gangsters auprès de leur chef, qui finira, on s’en doute, par lui fournir le sabre qu’il recherche pour mieux le voir déguerpir et faire ainsi revenir son hôte, un mystérieux “Ken”, qu’ils recherchent activement).

Les propos sur l’attirance de Mishima pour les hommes deviennent alors le moyen idéal pour aborder un deuxième résumé d’œuvre, cette fois-ci son chef-d’œuvre Confessions d’un masque   . Si les informations concernant la milice de Mishima (le fameux Tate no Kaï ou “société du bouclier”) sont égrenées au fil de l’ouvrage et nous en apprennent un peu plus à chaque fois sur les projets véritables du militant, que dire de la recherche infructueuse du sabre, horizon désiré qui finit en eau de boudin ? Après un rapide passage devant la maison de Mishima   – itinéraire obligé de l’afficionado après celui de la tombe –, Christopher Ross finit par retrouver ce qui semble avoir été le sabre de Mishima, sans qu’il en soit tout à fait sûr, mais peu importe car l’auteur nous réserve une dernière pirouette plus qu’attendue dont il a le secret pour sublimer ses pérégrinations et mythifier son ratage : “Je me suis rendu compte que le sabre de Mishima était pour moi plus réel en tant que simple idée, un archétype de quête chimérique issue d’un passé fantasmé, et n’avait pas besoin d’exister sous forme d’acier en train de se délabrer.” On reste sans voix…

Christopher Ross n’a poursuivi qu’une chimère. Le voilà autoproclamé nouveau Don Quichotte… Qu’en conclure de cet ouvrage si décevant, mais néanmoins malgré tout instructif ? Qu’il est vraiment dommage de lui avoir donné cette composition baroque et incompréhensible, d’être tombé parfois dans le graveleux et l’anecdotique, que bon nombre de considérations semblent n’être là que pour donner consistance à ce qui n’en a pas, l’essentiel étant manqué et la mission ayant en bonne partie échouée.

Peu importe nous dirait Christopher Ross : l’essentiel est le voyage de l’âme, on apprend de ses échecs et tout est dans l’expérience vécue, même si elle ressemble davantage à l’itinéraire d’un acte manqué qu’à une véritable enquête solide et sérieuse. La tendance digressive de l’auteur est sans conteste le point noir essentiel de l’ouvrage, qui ne manque cependant pas d’intérêt lorsque Christopher Ross cesse de nous compter ses menues tribulations sans grande transcendance et nous instruit par sa connaissance pointue de la culture japonaise. Nous aurions aimé ainsi plus de connaissances et moins de propos de tribulation, qui gâchent cette enquête pleine de promesses, nous laissant passablement sur notre faim.

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Un Mishima emprunté, la recension de Mishima de Jenifer Lesieur par Thomas Garcin