Il y avait, dans les discours critiques et promotionnels accompagnant la sortie du premier long métrage de Justine Triet, la promesse d’un renouvellement significatif du "jeune cinéma d’auteur français". Grosso modo, il était question de tourner la page des conflits existentiels/bourgeois en appartements haussmaniens (tare apparente des "auteurs" de la génération précédente), pour proposer, avec énergie et sincérité, un cinéma à fleur de peau, à l’affût d’une génération de jeunes urbains dynamiques et déclassés, impétueux et désillusionnés… Une génération soumise à des enjeux délicats et contradictoires (travail, liberté, désir, famille), qui serait ici saisie au plus près des corps et des émotions, par un film à petit budget mêlant l’intime (un ex-couple se déchire autour de l’enjeu de la garde des enfants) et le collectif (nous sommes le 6 mai 2012, jour de l’élection présidentielle, et de nombreux plans du film ont été tournés dans les rues ce jour précis). Bref, La Bataille de Solferino était censée, avec quelques autres œuvres récentes, incarner une ouverture, une voie nouvelle dans le paysage cinématographique français.

Après visionnage, on peut légitimement déplorer l’écart entre le film lui-même et l’ambition de ses discours d’escorte. Affecté de vrais problèmes d'organisation du rythme et de l’espace, mêlant de façon assez épaisse la Grande et la petite histoire, pas toujours bien tenu dans l’interprétation/improvisation, le film de Justine Triet devient rapidement un pensum criard et étouffant, plus caricatural que drôle, plus raide et agaçant que profond et/ou dérangeant. Ce qui surprend le plus, peut-être, c'est cette impression de cinéma claustrophobe, singulièrement dénué de respiration et comme plombé par son matériau, fonctionnant en circuit clos sur la base d'une fascination de principe pour son propre programme narratif et formel. Les partis pris mis en œuvre étaient pourtant intéressants : l’histoire du cinéma compte beaucoup de beaux films ayant convoqué une grande part d’improvisation lors du tournage (de Rouch à Kechiche, en passant par Rozier ou Cassavetes), ou d’autres ayant proposé d’explorer de façon obsessionnelle, voire exclusive, la dégradation des rapports amoureux (Nous ne vieillirons pas ensemble de Pialat, Scènes de la vie conjugale de Bergman…).

Là où le bât blesse, c’est lorsque le principe de l’improvisation (porté à l’origine par la belle idée que le film se transforme, en partie, en documentaire sur son propre tournage) débouche sur un rapport complaisant et mal maîtrisé aux numéros d’acteurs – lesquels deviennent, en conséquence, assez pénibles par endroits. On peut comprendre la fascination qui peut s’exercer, au tournage, lorsque des interprètes "en liberté" font surgir certaines choses fortes du canevas de départ qu’on leur a fourni ; c’est alors à l’étape du montage que le cinéaste doit prendre du recul sur le matériau filmique recueilli, qu’il lui faut organiser le chaos, lui donner une forme frappante et/ou signifiante. Ce travail n'est ici pas très réussi, et en conséquence, on a souvent l'impression que le film, lourd d'une tonne, se "traîne" derrière ses comédiens en roue libre. Dès lors, à moins d'être fasciné par l'aventure humaine à l'origine d'un tournage-performance au coeur de la mêlée, on ne voit pas très bien ce qu’on peut retirer, au fil de scènes improductivement étirées dans le temps, d’un spectacle de crise relationnelle érigé comme principe fondateur du film.

Le bât blesse également sur cet aspect : le principe de la "scène de ménage permanente", animée par une sorte de compulsion généralisée, devient le moteur performatif d’un film dont on se demande finalement s’il a une autre ambition que de nous exposer à la petite mécanique répétitive et éreintante de la lutte post-conjugale. Autrement dit, on peut accorder à la réalisatrice une relative réussite dans la restitution naturaliste de tranches de vie "brut de décoffrage", tout en se demandant, en l’absence de véritable point de vue, si son projet va véritablement au-delà. Est-ce que ce film dit, par des moyens de mise en scène propres au cinéma, des choses particulièrement intéressantes ou fortes sur la clôture de l’amour ou les compromis de la coparentalité, par exemple ? Malgré l'ambition d'inscrire cette petite comédie humaine dans le grand flux de l'actualité électorale, il est permis d’en douter.

On pourra toujours, bien entendu, "sociologiser", élargir arbitrairement le propos, suggérer que l’anecdote relatée constitue le témoignage de tendances plus vastes au sein des sociétés contemporaines (le malaise des jeunes actifs, la difficulté à être un père, l’absence d’horizons politiques significatifs…). Il faudrait alors admettre que le film réussisse à être, sur ces sujets, autre chose qu’un symptôme de son époque (auquel cas il n’aurait finalement pas de mérite particulier). On sera encouragé sur cette voie par la relation manifeste que la réalisatrice tisse entre le petit drame individuel (l’ancien couple qui pète les plombs autour de leurs enfants) et le grand événement collectif (l’élection présidentielle), une relation qui débouche ponctuellement sur un décalage dramatique productif (la béatitude des manifestants-militants contraste avec la détresse du père), ainsi que sur quelques images intéressantes (le père, paniqué, fend la « marée » des manifestants filmée en plongée verticale).

Reste que les instantanés de la vie militante ne vont ici pas beaucoup plus loin que ceux des reportages humoristiques de la télévision, sans que soit par ailleurs mis en question ce média que le film mobilise avec insistance (la mère des enfants est journaliste à iTélé). Au-delà de l’enjeu relatif au "dédoublement de personnalité" de ce personnage (morte d’angoisse une seconde avant l’antenne, irréprochablement professionnelle ensuite), on aura du mal à admettre que La Bataille de Solferino soit le lieu d’un quelconque discours approfondi sur les images. Ce que le film travaille, en revanche, c’est le traitement satirique de la politique électorale (et de l’effervescence qu’elle suscite). Qu’il s’applique aux "hollandistes" (filmés comme de doux benêts vibrant à l’illusion d’un changement) ou aux sarkozystes (montrés comme des crétins finis), ce traitement débouche sur l'impression déprimante d'une grande médiocrité du théâtre politique. A cette médiocrité répond en écho le cauchemar permanent de la vie quotidienne familiale, tel que l’instaure, de façon singulièrement pessimiste, la première séquence du film, dans l’appartement de la mère. Ainsi pris dans l’étau de ces deux représentations caricaturalement violentes de la famille et de la politique, La Bataille de Solferino souffre d’une tension contradictoire entre les diverses voies qu’il explore : d’un côté, l’imposition "forcée" d’un regard brutalement critique sur les institutions (famille et politique, donc) ; de l’autre le principe d’une soumission apparente à l’événement qui, en accueillant l’imprévu, tend vers l’ambiguïté réaliste des situations (le conflit relationnel entre les ex-époux, largement improvisé par les comédiens).

Nous, les spectateurs-voyeurs de cette éreintante épreuve domestique, pouvons également questionner la position que nous occupons (à notre corps défendant) dans la structure du film. On aimerait que ce dernier nous installe dans un dispositif où le regard que nous exerçons, les émotions que nous ressentons, débouchent sur la construction d’un rapport un tant soi peu riche et complexe à l’égard du drame représenté. Hélas, il s’avère que La Bataille de Solferino n’est pas armé pour susciter grand-chose de plus, chez ses spectateurs, qu’un positionnement projectif plus ou moins favorable à tel ou tel personnage (un positionnement relatif, donc, qui variera selon les situations et les sensibilités de chacun). Pour le reste – et au-delà du constat fondamental selon lequel il vaut mieux, dans les relations humaines, ne pas être un névrosé égocentrique incapable d’écouter ou de comprendre l’autre –, le film ne débouche sur aucun horizon un tant soi peu absolu ou universalisable. On est ici plus proche de la chronique judiciaro-conjugale que de l’élargissement cosmique qui survenait, par exemple, à la fin de Scènes de la vie conjugale. Si l’on ajoute à cela l’élocution laborieuse des acteurs, dont les balbutiements et les fautes langagières, bien trop insistantes, produisent un effet de "réel" artificiel finissant par ressembler à une afféterie, on se retrouve finalement davantage sur le terrain des "clashs" à répétition de la téléréalité que sur celui de la cruauté implacablement signifiante du montage à ellipses de Nous ne vieillirons pas ensemble.

Il est certain que la convocation des références Bergman et Pialat ne peut se faire qu’en défaveur du film plus modeste de Justine Triet, dont on retiendra néanmoins quelques moments intéressants, comme l’écriture subtile de la scène d’interrogatoire au commissariat (où l’absurdité de la situation des deux héros éclate de façon surprenante), ou encore le burlesque discret et touchant du personnage de "l’avocat-conciliateur". À retenir, également, les beaux plans dynamiques de Paris en scooter (trop brefs moments où le film semble vivre d’un mouvement léger et spontané), et surtout cette émouvante séquence où le père prend des photos de ses deux enfants endormis, figeant par le flash les images idéales d’une filiation que la réalité a depuis longtemps compromise.

Ces quelques réussites ponctuelles n’effacent hélas pas l’impression un peu dégradante d’avoir passé l’essentiel de la projection à épier, de façon stérile, la mécanique morbide d’une "embrouille" entre deux êtres - sans que l'embarras ressenti soit de quelconque manière productif. À cet égard, il y a dans le projet de La Bataille de Solferino un criant manque de grâce et de hauteur de vues (les plans en plongée n’y suffisent pas…), ainsi qu’une éprouvante incapacité à faire respirer le spectateur, à prendre en charge son rythme interne, son regard et sa compréhension du monde. Au regard de l’originalité finalement toute relative de la démarche à l’œuvre (on est quand même assez loin d’une "rupture" significative par rapport à la production cinématographique courante en France), il nous sera donc permis de relativiser une bonne part des dithyrambes attribués, ici ou là, au film de Justine Triet.