Le débat portant sur les rapports de l’éthique et de la politique ne sont pas clos ; un auteur, universitaire américain, nous le rappelle.


Il est des ouvrages dont on parle peu en France, même s’ils sont connus à l’étranger. Celui-ci a été publié aux États-Unis en 2007, il a été traduit en plusieurs langues, et il l’est désormais en français. Il est aussi des ouvrages qui sont rédigés par des philosophes de nationalité américaine, et qui sont peu connus sur le continent parce que beaucoup imaginent que la situation de la philosophie aux États-Unis d’Amérique n’est pas brillante sans en saisir les composantes réelles (les contradictions de sa diffusion, les lieux de sa rencontre). Celui que nous présentons ici est de ceux-là, alors que son auteur est professeur de philosophie à la New School For Social Research et collaborateur au New York Times. Il existe enfin un imaginaire de l’omniprésence de la philosophie analytique aux États-Unis qui empêche parfois d’observer la présence d’une philosophie différente, sans doute aussi plus "continentale" dans ce même pays. C’est le cas, enfin, de cet ouvrage qui penche plus nettement du côté de Spinoza que du côté de Quine. Il n’est d’ailleurs pas systématiquement de facture universitaire.
L’auteur s’attaque à la désillusion des citoyens dans les démocraties occidentales dans un style sobre et abordable largement, si le lecteur n’est pas réticent d’emblée à des rapprochements auxquels nous ne sommes pas habitués. Pour Critchley, les institutions de la démocratie libérale laïque ne motivent pas suffisamment les citoyens, "au contraire, au stade où nous en sommes, les institutions politiques des démocraties occidentales paraissent être étrangement démotivante".

L’auteur veut par ce biais présenter au public sa position sur l’éthique, ainsi que sur les liens entre l’éthique et la politique. Il ouvre sa réflexion sur un constat : il existe un déficit de motivation massif au cœur de la démocratie occidentale. Cette manifestation aboutit à l’expansion d’un nihilisme passif (distinct évidemment du nihilisme actif). Et la question s’ensuit : comment se confronter à lui sans tomber dans ce déficit et ce grand désabusement (ce qui est, comme on le sait, pour l’avoir écrit sur non-fiction, le vocabulaire de Jean-Claude Guillebaud ; effet du traducteur ou de l’auteur, il faudrait vérifier ?) ? L’auteur pense donc pouvoir offrir à tous ses lecteurs une "vision motivante, praticable et émancipatrice de l’éthique", c’est-à-dire une "vision" qui permette de faire face à "l’affaiblissement du temps présent", et d’articuler la pratique politique et la résistance.

En ce qui concerne l’éthique, l’auteur précise que ce qui l’intéresse, c’est "la matrice existentielle de l’éthique, sa dimension viscérale", "l’expérience d’une affirmation subjective qui vien(drait) nous relier à une idée du bien" (quelle qu’elle soit). Et il déploie cette idée tout au long de l’ouvrage en reprécisant à chaque fois que la question fondamentale est de savoir comment le "soi" (non le "moi") de chacun peut se relier à ce qu’il détermine comme relevant du bien. Pour lui, toutes les questions de justification normative – que ce soit en référence à des théories de la justice, à des droits, à des devoirs, à des obligations – devraient être mises en rapport avec l’expérience éthique. Ainsi faut-il comprendre que l’expérience éthique est censée fournir une explication de la force motivante incitant à agir moralement, de la force en vertu de laquelle un sujet décide de s’engager dans une certaine conception du bien.

Et pour appuyer sa démonstration, l’auteur cherche à s’appuyer sur trois concepts relevant de trois penseurs différents. Le premier concept est celui de "fidélité à l’événement", emprunté à Alain Badiou ; le deuxième concept est celui d’une "exigence éthique radicale", voire irréalisable, construit à partir de Knud Ejler Loegstrup ; le troisième concept provient d’Emmanuel Levinas, il s’agit de celui d’une exigence qui excèderait le sujet. La position occupée par l’auteur, au cœur de ce triangle, le conduit à se rapprocher de l’anarchisme. Il interprète ce dernier comme un discours éthique sur la pratique révolutionnaire. En quoi, il le distingue du marxisme considéré "comme un discours théorique sur la stratégie révolutionnaire fondé sur une théorie de l’histoire plus ou moins eschatologique".

Quant au lien avec la société contemporaine, l’auteur nous renvoie aux événements qui ont été au centre de sa réflexion. Par exemple la "bataille de Seattle", contre le sommet de l’Organisation mondiale du commerce (1999), les mouvements de désobéissance civile observables dans le monde, ainsi que les mouvements qui déploient " une guerre furieusement imaginative " contre les appareils d’Etat. C’est à leur endroit que l’auteur veut redévelopper une théorie de l’engagement organisée autour de quatre facteurs : une enquête historique scrupuleuse de la généalogie des formes politiques (et des inégalités induites) ; une analyse formelle solide des conditions dans lesquelles pourrait être construite une politique radicale égalitaire ; des études ethnographiques de la vie sociale afin d’identifier comment une telle politique pourrait s’engendrer d’elle-même ; l’élaboration d’un discours de persuasion afin de défendre sa position.

Dans un deuxième temps, l'auteur tente d'identifier la structure formelle de l'expérience éthique. Encore doit-il définir ce qu'il entend par "expérience". L'expérience, rappelle-t-il, n'est pas passivité pure. Elle est activité, ou encore processus. En matière éthique, l'activité est celle d’un sujet, lorsque ce dernier est ouvert sur la revendication d’autrui. Elle n'est pas un simple comportement, mais un assentiment, doublé d'une exigence. L'auteur nourrit ici sa réflexion des principes construits dans les perspectives classiques (différence entre le fait et la raison, différence entre le fait et la valeur). C'est même la structure de l'exigence qui confère sa forme à l'expérience éthique. Pourquoi est-il nécessaire de réunir les deux : exigence et assentiment ? Parce que "je" peux toujours exiger moralement qu'on aime son prochain, mais "je" peux l'exiger (de moi ou des autres) sans y adhérer (ironie, dictature). Autant insister alors sur la notion de sujet, essentielle dans ce cadre. L'auteur y revient. Le sujet est quelque chose qui se façonne lui-même à travers sa relation à ce qu'il détermine comme étant son bien. En cela, le sujet est relié à une règle qu'il se donne, autour de laquelle il organise son existence. Aussi, agir mal par rapport à la règle qu'on s'est donnée, c'est se détruire soi-même comme le sujet que l'on voulait être ou présenter aux autres.

Une telle suite d'affirmations n'est pas nécessairement surprenante. Ce que l'auteur oublie cependant, c'est que le sujet n'est pas préalable à cette expérience, pas plus qu'il ne peut être prédisposé à elle. Cet aspect de la question semble traité un peu rapidement. Il l'est, en tout cas, sous la forme d'un rappel de la discussion entre Jürgen Habermas et Axel Honneth, portant sur les prérequis pour la réalisation de soi. Le problème de la motivation éthique n'étant pas réglé pour autant. Sur ce dernier plan, l'auteur a recours à Immanuel Kant, et à son évocation de la force motivante par laquelle le moi est tourné vers le bien. On sait que dans l'élaboration de Kant, l'opposition aux empiristes est très forte (par le refus de l'empirique ou du pathologique). C'est là qu'intervient la notion de "fait de la raison", cette dernière faisant peser a priori une exigence sur le sujet, exigence à laquelle le sujet accorde son assentiment. Bonne occasion pour l'auteur de décortiquer l'argumentation kantienne, mais à travers les "kantiens" contemporains, à l'instar de John Rawls par exemple ou des revitalisation du kantisme par Habermas (auxquels l'auteur ajoute des analyses puisées dans O'Neill et Christine Korsgaard).

Ainsi armé, l'auteur entame un nouveau parcours. Il nous conduit maintenant vers une théorie de l'intersubjectivité ou de l'interaction, seule possibilité pour sortir de l'universalisme abstrait de Kant. Afin de ressaisir son propos, l’auteur recadre les acquis. La philosophie ne peut s'inaugurer dans la déception et le désespoir. Elle ne relève pas non plus d'une expérience de l'émerveillement de ce qui est. Certes, le sentiment s'impose désormais à nous d'un monde qui n'est ni enchanté, ni juste. C'est ce pourquoi il souhaite donner à lire une théorie motivante du sujet éthique. Ici, les philosophes de référence choisis par l'auteur reviennent en force (Badiou, auquel il consacre une longue réflexion critique, Loegstrup et Levinas, pour ne pas parler de Jacques Lacan qui intervient, en cette partie de l’ouvrage, sans prévenir), ainsi que les questions relatives aux exigences éthiques de notre époque. L’auteur ne cessant, par ailleurs, d’étendre le champ de ses références (Jean-François Lyotard, Michel Foucault), afin d’étayer l’idée centrale de ce parcours : l’éthique est un travail de culture de soi, où le sujet se soumet lui-même à certaines pratiques visant par étapes un certain tèlos. L’éthique est très clairement définie comme la manière dont un individu se construit lui-même comme sujet moral.

Viennent alors deux derniers chapitres. Le premier porte sur la psychanalyse (où l’on retrouve Lacan). Évidemment, le motif premier de ce chapitre est classique : qu’en est-il de l’éthique face à la question de l’inconscient, du rapport culpabilité-sublimation ? Il se prolonge au travers de l’idée lacanienne d’une psychanalyse devenue savoir tragique (de l’absence de la possibilité du bonheur). Non seulement elle ne peut consister à replacer le sujet dans une relation au souverain bien, où la vertu serait synonyme de bonheur ; mais elle n’est pas non plus en mesure de restaurer un certain type de  normalité psychologique auquel beaucoup croient. L’objectif de la psychanalyse consiste plutôt à mettre le sujet en relation avec son désir inconscient (de là, comme le savent les lecteurs du Séminaire VII de Lacan, l’analyse qu’il propose du personnage d’Antigone).

Le second et donc dernier chapitre de l’ouvrage défend l’idée d’une "métapolitique anarchiste". Dès lors que l’on ancre la naissance d’une philosophie dans la désillusion (à la fois religieuse et politique) ainsi que le pratique l’auteur, il est clair qu’il convient de revenir pour "boucler" le parcours sur la question politique. Critchley relie donc d’abord éthique et politique ainsi : la désillusion politique massive à laquelle nous assistons dans le monde contemporain est la réponse à une injustice précise ou à un tort précis qui entraine la nécessité d’une éthique. C’est donc tout l’objectif de l’ouvrage qui revient sur le devant de la scène : faire face aux iniquités du présent et les combattre. Mais comment : certainement pas en cédant au nihilisme passif (distinct du nihilisme nietzschéen), à la "passivité bouddhiste", à l’activisme fondamentaliste djihadiste ou chrétien, selon le repérage proposé par l’auteur (sans doute un peu court dans ce panorama et le critère choisi) ? Plutôt, propose l’auteur, en relisant d’abord Marx, afin de fixer les bornes de ce qui est à en retenir afin de le dépasser dans une théorie politique de la multiplicité des acteurs sociaux (à l’opposé du parti unique). Il en appelle à une réactivation de la politique à travers l’expression de nouvelles subjectivités politiques. Compte tenu de cette entrée en matière, il devient pertinent d’affirmer que l’essentiel d’une politique éthique tient dans la formation du sujet politique.

Les exemples étudiés sont sans doute éloignés du contexte continental (contexte mexicain, australien), mais ils visent tous à faire comprendre comment un nouveau sujet politique émerge dans une situation ou un événement (reprise de Badiou), à l’encontre notamment de l’activité répressive de l’État. En ce sens, la politique est une praxis dans une situation donnée qui exprime une distance par rapport à la domination de l’État et qui favorise l’apparition de sujets politiques nouveaux exerçant une revendication universelle. Et l’auteur de répertorier, à ce niveau, les pratiques "anarchistes" qui lui paraissent convaincantes : guerres non violentes, nouveaux langages, désobéissance civile, démocratie directe... En l’occurrence, les analyses de l’auteur portent précisément sur des points essentiels : la fonction des noms dans les revendications politiques (prolétaire, martyr, victime, réfugié), la construction de l’identification collective, la subjectivité politique, l’écart... Pour ouvrir sur une réflexion sur la désobéissance civile (l’auteur contournant habillement les lieux communs américains sur ce plan).

En un mot, si l’auteur arrive à construire une argumentation méta-éthique consacrée à l’expérience et à la subjectivité éthiques (assentiment et exigence) ; puis réussit à ancrer le sujet éthique sur une conception du bien ; enfin, se donne les moyens de dépasser les obstacles à une éthique que sont l’expérience infinie et la finitude, alors la conséquence peut en être que l’être humain doit revenir à la politique, et la concevoir cette fois comme une éthique de l’engagement infiniment exigeant, au service d’une politique de résistance. Sans doute pourtant aurait-on pu analyser plus fortement cette idée même d’une résistance constitutive de la politique ou d’une certaine forme de politique