Ueda, une paisible bourgade japonaise, est agitée par une mystérieuse série de vols : des poupées françaises ont disparu, laissant une ombre triste dans le cœur de leurs jeunes propriétaires. Malgré leur perte, Emili et ses amies se retrouvent dans la cour de l’école pour jouer au ballon. Mais un homme sans visage vient troubler l’innocence et les rires des cinq fillettes. L’étranger demande à l’une d’entre elle de l’accompagner. Elle le suit. Plusieurs heures plus tard, ses camarades retrouvent son corps inerte dans le gymnase. Emili est morte. Le cinéaste Kyoshi Kurosawa parvient à restituer toute la violence des émotions et des temporalités contradictoires : à la frénésie des enfants qui vont chercher de l’aide succède le vertige lancinant d’une mère qui chancelle. Jouant avec les niveaux de visibilité, la mise en scène gravite autour de la mort sans jamais la montrer, et toute notre attention de spectateur se focalise sur un détail : une socquette sale sur un pied qui dépasse hors d’un linceul de plastique. Sous le choc, les quatre fillettes n’ont plus aucun souvenir. Le visage du meurtrier se perd dans les voiles noirs de l’amnésie. Terrassée par le chagrin, la mère d’Emili prévient les petites : elle attend un nom, une description, un portrait pour que justice soit faite. A défaut, elle exige une compensation, une pénitence. C’est d’ailleurs la signification du titre du film : Shokuzai.

Structuré à partir de cette tradition japonaise, le premier opus de ce film en deux volets se déroule en gardant une part d’ombres et d’étrangeté pour le spectateur occidental. Toutefois, en dernière instance, le concept de "Shokuzai" n’est peut-être que l’extériorisation contingente d’un mal universel qui ronge les héroïnes du film, ivres de mémoire et d’oubli ; il tend à révéler les sombres ressorts du traumatisme. Dans sa composition, le dyptique réalisé par Kurosawa fait écho à cette notion qui oscille entre différence et répétition, oubli et fulgurance de la mémoire. Ainsi, au portrait de "celles qui voulaient se souvenir" succèdent "celles qui voulaient oublier". Le réalisateur de Kaïro met en scène un temps malade qui emprisonne les personnages dans un passé - et un futur-  impossible. A ce titre, l’ellipse de 15 ans qui nous fait quitter des fillettes et retrouver des femmes n’est pas anodine : elle éclaire le trouble du présent qui se construit autour d’un souvenir perdu. De manière symptomatique, le temps s’est arrêté dans les replis secrets du corps de Sae dont nous suivons d’abord l’existence. Comme elle le confesse à Takihiro, l’étrange prétendant qu’elle va bientôt épouser, elle n’a jamais eu ses règles. Elle a figé le sang et les émotions pour ne pas mourir à son tour. Vide derrière l’écran de sa peau, elle a traversé sa vie, telle un pantin inerte. La mise en scène est hantée par la solitude qui habite ce personnage : depuis l’insularité de son appartement entouré par les eaux de la baie de Tokyo jusqu’au traitement du son qui, en marge des rumeurs feutrés et des conversations, enferme les personnages dans une bulle de silence, nous nous sentons suffoquer. Sae et son mari semblent étrangers à la vie, au monde réel aussi.

Rapidement, Takihiro propulse sa partenaire au cœur d’une fiction glacée. Indifférent aux êtres de chair et de sang, il fait d’elle une véritable poupée, accomplissant en fait une métamorphose amorcée depuis longtemps. Dans la pénombre de la chambre conjugale, une douche de lumière blafarde pleut sur le corps de Sae et paraît transformer la peau vivante en porcelaine. Nuit après nuit, la jeune femme subit le même rituel jusqu’à ce qu’une simple caresse, une tendresse furtive, viennent tout bouleverser. Effleurant l’épaule de son compagnon, Sae réveille le temps de ses limbes. Un filet de sang dévale sur sa jambe nue. Pour la première fois, elle a ses règles. La poupée est devenue une femme : c’est la fin du rêve imaginée par Takihiro.

Après une scène qui fait exploser toute la violence larvée de leur situation, refoulée depuis si longtemps, nous quittons Sae pour suivre Maki, Mademoiselle Shinohara, institutrice dans une école primaire. Cette dernière a bâti son existence à partir d’une obsession : protéger les enfants, être pour eux un repère, un ancrage, dans une société qui navigue au milieu des ombres incertaines. Miroir d’un siècle qui vacille, le corps professoral hésite, tergiverse, se confond en excuses, modifie ses règles et ses discours. Maki, elle ne change pas, inflexible. Ainsi, quand un inconnu menace ses élèves lors d’une sortie à la piscine, la jeune femme riposte et le désarme. Dépeinte tour à tour comme une héroïne puis comme un monstre assoiffé de violence, l’institutrice sera victime de son intransigeance.

Maki et Sae ne se rencontrent pas, ne se parlent jamais et pourtant, il existe entre elles une connexion plus intime qui s’exprime à travers un faisceau de résonances plastiques, à travers la reprise et la modulation de certains motifs. Le destin des deux jeunes femmes est inextricablement lié, gangréné par la même violence latente, le même désespoir silencieux. S’éloignant des rives fantastiques, Kurosawa n’a pas besoin de mettre en scène des revenants pour nous parler de fantômes : les personnages eux-mêmes semblent flotter loin de leur vie, corps immatériels errant dans un purgatoire terrestre érigé par la mère d’Emili.