Une thèse iconoclaste mais pas totalement convaincante.

Dans un livre précédent, Sophie Heine avait opportunément cherché à montrer qu’il était non seulement possible mais également souhaitable pour une pensée de gauche neuve et progressiste de souscrire aux principes de base du libéralisme politique "tout en dénonçant clairement le libéralisme économique comme une mystification justifiant les rapports de classe existants".   Elle appelait ainsi à un profond renouvellement du discours progressiste, renouvellement qui est l’objet du présent ouvrage.

Renforcer l’efficacité de l’action politique

Dans cette perspective, elle propose une thèse qui, à n’en pas douter, heurtera nombre de ses lecteurs : la notion d’intérêt individuel doit servir de fondement à l’action collective. L’"individualisme" ainsi défendu n’est évidemment pas celui de l’économie politique classique dont les présupposés sont rejetés, en particulier parce qu’ils légitimeraient l’ordre social existant. Il s’agit, pour l’auteur, de défendre l’idée selon laquelle l’individu doit être considéré comme la fin ultime de l’action collective, tout en n’oubliant pas "les facteurs structurels expliquant les inégalités et les dominations".   Pour ce faire, à l’opposé de ce que prône la "gauche compassionnelle", celle qui fonde son discours sur l’éthique du care, sur l’altruisme ou l’empathie, il convient de se réapproprier la notion d’intérêt individuel. En effet, même si l’altruisme trouve une explication satisfaisante dans la théorie de l’évolution, une conception réaliste de la nature humaine devrait "intégrer l’importance de l’égoïsme dans les motifs d’action".   . S. Heine utilise son propre parcours, et notamment son expérience de mère, pour justifier cette conclusion (d’une façon générale, on éprouve quelque difficulté à comprendre ce que les développements sur la féminité, dont on approuve la tonalité, apportent réellement à la thèse centrale : ils auraient parfaitement, en revanche, trouvé leur place dans un livre consacré à la défense d’un féminisme anti-différentialiste).

Dès l’instant où défendre son propre intérêt n’est pas contraire à la prise en compte de celui des autres, l’efficacité de l’action politique est renforcée. Son but ultime étant de sauvegarder la liberté, faut-il promouvoir les vertus civiques ? L’auteur défend ici une position libérale puisqu’elle considère la participation citoyenne non comme un bien suprême mais comme un moyen de protéger les libertés individuelles. Nous ne pouvons que la suivre sur ce point. Comme d’ailleurs sur le rôle des institutions publiques souveraines dans la réalisation des transformations sociales. Mais alors pourquoi exprimer une telle méfiance à l’égard d’une action incitative de l’Etat dans la promotion de valeurs émancipatrices ? L’auteur ne peut ignorer les discussions, au sein du libéralisme politique, sur la nécessité de défendre un neutralisme strict. Dans l’optique qui est la sienne, S. Heine devrait, sans inconvénient, accepter que les pouvoirs publics puissent recourir à des valeurs liées au bien, à condition que celles-ci soient généralisables ou, du moins, à condition qu’elles ne puissent être raisonnablement rejetées. Cette dernière position affirme qu’il existe des biens qui peuvent être reconnus comme partagés par les membres d'une société pluraliste, et que l’État est fondé à les protéger. Contrairement aux craintes de l’auteur, défendre un tel point de vue ce n’est pas reconnaître la supériorité intrinsèque de certaines conceptions du bien (et des formes de vie qui leur sont associées) par rapport aux autres. C’est, en revanche, accorder une certaine place aux jugements de valeur dans la discussion publique. Alors qu’il lui est fréquemment reproché de se focaliser sur l’intégrité de l’individu et, dès lors, de négliger l’impact des injustices politiques résultant de l’inaction publique, le libéralisme politique serait certainement mieux armé face aux critiques républicaines ou communautariennes s’il assumait, dans les termes ainsi définis, une dose modérée de perfectionnisme.

Des dichotomies mal fondées

On peut certainement établir une corrélation entre les engagements de S. Heine sur cette question de l’action politique et ceux qu’elle défend en matière de liberté. L’auteur paraît souscrire à la liberté comme absence de domination, telle qu’elle a été élaborée par P. Pettit. Elle considère néanmoins (mais Pettit serait-il en désaccord ?) qu’"être libre, ce n’est pas seulement être non dominé, c’est aussi disposer des moyens de construire sa vie".   On sait que l’auteur de Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement considère que sa théorie est parfaitement compatible avec celle de Sen : la lutte contre les inégalités doit tenir compte de la capacité à transformer les biens sociaux en utilités. Il est important de souligner, et S. Heine ne le dit pas, que la notion de liberté renvoie, non à une relation entre deux termes (entre un agent et une source de contrainte dans la liberté négative, entre un agent et l’action qu’il peut réaliser dans la liberté positive), mais à une relation triadique, soit entre un agent, une action spécifique et une source de contrainte. Il n’est donc pas fondé de parler de deux (ou plus) concepts de liberté.  

Les réticences de S. Heine à l’égard de ce qu’elle nomme "l’approche néo-républicaine de la liberté comme non-domination"   , à notre sens mal fondées, viennent de ce que cette théorie, de nature à "valoriser une forme de vertu civique", n’échapperait pas totalement au "risque de perfectionnisme".   Il faudrait donc lui préférer "une approche de la liberté à la fois plus positive, plus ouverte et plus libérale"   dont on imagine assez mal les contours et dont on ne comprend guère comment elle pourrait s’abstenir d’encourager les vertus civiques. Quant à la dénonciation, pour les mêmes raisons (le strict respect de la neutralité), des "projets collectifs fondés sur l’empathie", on ne voit pas vraiment à quoi il est fait référence. Je ne pense pas que cette dichotomie entre la coopération ou l’entraide et un réalisme politique fondé sur l’intérêt individuel soit une description correcte des courants politiques présents. D’ailleurs, emportée par sa défense de l’égoïsme comme moteur de l’action collective, S. Heine souligne qu’il ne faut pas néanmoins "tomber dans l’extrême", c’est-à-dire "valoriser la recherche des plaisirs individuels comme un bien supérieur en soi".   Cette ardeur à se garder du perfectionnisme la conduit à s’en prendre à ceux "qui ne valorisent que les actes altruistes et les liens sociaux" (qui peut bien être visé ?), des "ennemis" pour lesquels il est permis d’éprouver une certaine … empathie ! Il ne nous semble pas, en effet, opportun d’opposer les tenants de l’indignation à ceux de l’intérêt bien compris pour la bonne raison qu’il s’agit souvent des mêmes qui, selon les circonstances, justifient différemment leur engagement.

On aurait souhaité trouver à ce livre les qualités de son auteur et l’on ne les trouve pas toujours. Sans doute un peu trop vite écrit (pas d’index, pas de bibliographie, des coquilles, comme Michiels à la place de Michels ou Maria Sanchez-Manza à la place de Margarita Sanchez-Mazas), cet ouvrage en appelle un autre où l’on retrouverait le ton incisif et l’originalité de Oser penser à gauche