L’histoire littéraire est émaillée de substantifs formés à partir de noms propres. Proches de l’antonomase, ils sont entrés facilement dans l’usage courant de notre langue française. Ainsi, Machiavel et Don Juan ont-ils pris de singuliers suffixes et sont devenus ces mots à la mode, si prisés par les journalistes : machiavélisme et donjuanisme.

Ces “hommes” ont alors perdu de leur faconde pour se métamorphoser en doctrine, en défaut ou en tout autre chose loin de la réalité ou de leur personnalité. Au XVIIIe siècle, c’est Casanova qui s’est vu affublé d’un “-isme”, et voilà qu’est apparu le casanovisme. Sorte de “religion bizarre, imprévisible, en progression constante, qui compte d’innombrables adeptes et fervents dans le monde entier”. Mais il ne faudrait pas se méprendre, et Octave Uzanne, l’inventeur du néologisme, ajoute que ces adeptes sont des “érudits de la plus rare valeur et du meilleur esprit”.

Et il s’agit bien d’érudition quand on ouvre cette nouvelle édition de Histoire de ma vie de Casanova parue chez Gallimard dans la fameuse collection “La Pléiade”. Marie-Françoise Luna (avec la collaboration de Gérard Lahouati, Furio Luccichenti et Helmut Watzlawick) propose une version “brute” du texte et inconnue du public. Même si celle-ci est parfois surprenante (tomes de longueur inégale, découpage tantôt en chapitres, tantôt en fragments), ces adeptes de Casanova ont conservé avec la plus grande des rigueurs la cohérence du récit. Elle est donc proposée sans remaniements, pour la première fois. Ils en donnent une transcription aussi fidèle que possible, en conservant la disposition, la ponctuation et, bien entendu, les italianismes de Casanova. Des notes de bas de page fournissent la traduction des mots ou des passages pouvant faire difficulté, ainsi que la version française des citations latines (ou autres) insérées dans le texte. C’est aussi en bas de page que figurent les principaux repentirs de Casanova, qui portent témoignage de son travail d’écrivain et livrent, parfois, le fond de sa pensée.

On voit alors apparaître un autre visage de Casanova, plus authentique, sans doute plus fidèle à ce qu’il voulait montrer de lui-même, sans fard, “ni contention” (Montaigne). L’homme-symbole du XVIIIe siècle, élaboré par les Romantiques, s’effrite et laisse émerger, au fil de la lecture, l’aventurier, le libertin, le voyageur, le joueur, l’amoureux, mais aussi le philosophe de son temps, voire le penseur et le moraliste. Le lecteur moderne pourra, grâce à cette nouvelle édition, se rendre mieux compte que Histoire de ma vie est un formidable récit lucide, souvent très fidèle, à n’en plus douter objectif, qui peint un monde en mutation.

D’immoral et de vil séducteur, Casanova devient alors un “journaliste” de la société de son temps. “Son Histoire de ma vie, affirme le préfacier, rendrait possible une autre lecture de son siècle, une nouvelle perception des Lumières.” Et l’on pourrait dès lors se demander avec Rémy de Gourmont : “Mais si c’était par hasard un roman ?” On répondrait : “Eh bien alors, Casanova serait le plus grand romancier qui ait jamais existé ; mais c’est impossible, on n’invente pas une matière d’une aussi prodigieuse variété.”

Finalement, retrouver le texte de Casanova sans artifices – et l’on sait combien l’édition de ce texte fut une véritable aventure   ! –, c’est avoir la volonté de rompre avec l’image tenace et populaire d’un homme sans conscience, d’un libertin écervelé. Et c’est aussi peut-être, de l’aveu même du préfacier, ne plus confondre le “héros” avec l’“homme”   .

Cette nouvelle édition de Histoire de ma vie, et non Mémoires (la nuance est de mise et a son importance) force le lecteur à considérer ce texte comme une autobiographie. Terme pratique, si l’on en croit les critiques spécialisés, terme un peu fourre-tout si on le prend au sens étymologique. Mais, voilà, Casanova a écrit des tranches de vie, mises les unes à côté des autres dont l’agencement forme une “belle” histoire. Gérard Lahouati le réaffirme avec force d’ailleurs dès la préface : “Nous connaissons aussi, par son récit, sa capacité à inventer, à improviser de ‘jolis contes’ ou quelques ‘petits romans’ quand la vérité ne lui paraît pas bonne à dévoiler publiquement”   .

Et on ne peut que reconnaître que le terme “autobiographie” a assurément partie liée avec le roman (“petits romans”), ou, tout du moins, avec les écrits fictionnels (“jolis contes”)   . Il ajoute par conséquent que “la question de la vérité ne doit pas être posée seulement en termes de vérification, mais aussi par rapport aux fonctions littéraires de l’autobiographie”. Dépassant alors les frontières de ce genre littéraire, le critique pense que, “pour les lecteurs d’aujourd’hui, les jeux de l’autofiction […] ont pu fournir un cadre favorable à la reconnaissance de Casanova comme écrivain”.

Où se situe donc l’Histoire de ma vie ? La question fait débat. Tout d’abord, l’auteur du XVIIIe siècle, et avant lui celui du XVIe siècle, avait le sentiment d’écrire faussement, c’est-à-dire de façon “non-naturelle”, en agençant “art-ificiellement” les souvenirs ou les étapes d’un moi en devenir, qui jouit littéralement par l’acte même d’écrire. Casanova avait particulièrement cette impression et le dira avec force, à maintes reprises. Il est un témoin et un acteur de sa vie personnelle et littéraire. Sans complexe, il la redessinera en la structurant afin de rendre le récit alléchant, dynamique et, sans doute, plus vrai. “La rhétorique n’emploie les secrets de la nature que comme les peintres qui veulent l’imiter. Tout ce qu’ils donnent de plus beau est faux”   .

Le libertin crée ainsi “un effet de fascination dans la mise en scène du sexe, dans les mascarades ou dans la théâtralisation de sa vie” : l’homme-écrivain et son moi sont alors le centre de gravité de cette histoire. Ainsi, “à la chronologie des faits [l’obsession de l’autobiographie, je commente] se superpose alors une logique des désirs, des phobies, des terreurs rétrospectives”   . Le premier donne au second une importance capitale, car multiforme et protéiforme. Gérard Lahouti ira jusqu’à se demander si le moi de Casanova n’est pas simplement un “être au service de la jouissance”. Dès lors, la complexité de celui-ci (du moi) donnera l’épaisseur vitale de celui-là (de l’écrivain) : leur combinaison fera jaillir, dans une sorte d’épiphanie joyeuse et vivante, l’image de l’homme libre.

Et c’est l’image de cet homme – et non de l’homme pris dans les affres de l’Histoire – que Casanova peint. La présente édition met aussi en valeur cette liberté de pensée et ce plaisir libre de l’écriture. “L’écrivain qu’il est devenu, écrit enfin l’universitaire, donne sens à l’aventurier qu’il a été parce que l’écriture est maintenant la justification de son être.” L’insertion des notes, des citations latines, des “italianismes” casanoviens participera à donner à cet auteur malmené par des années de préjugés, voire de censure, un nouvel élan tant attendu pour les études casanoviennes (le critique se demande in fine si Casanova ne serait pas devenu une “icône hypermoderne” et si son texte ne serait pas une “sorte d’utopie de notre modernité, caractérisée par l’exacerbation marchante des désirs, par la consommation”   .

Mais si le genre de Histoire de ma vie fait débat, nous venons de le voir, l’appartenance de Casanova à la culture française suscite aussi des questionnements. Marie-Françoise Luna le dit avec clarté : “Le plus gros malentendu vint de ce que longtemps ses éditeurs voulurent retailler Casanova aux normes d’un écrivain français. Le lecteur du XXIe siècle lui permettra d’être enfin ce qu’il est un immigré dans notre littérature”   . Et c’est ce statut d’“immigré”, doublé d’une culture complexe et ample, que l’éditrice souhaite analyser dans l’introduction à Histoire de ma vie. Ainsi montre-t-elle l’influence des deux premiers maîtres de Casanova, Horace et l’Arioste.

Dans le premier, l’auteur du XVIIIe siècle puisera un art du naturel, une séduisante manière de parler et de converser avec soi-même et avec ses lecteurs. Le second lui apportera une “vision épicurienne de la vie” qu’il illustrera dans de savoureux épisodes de Histoire de ma vie. Si ces deux auteurs ont influencé Casanova, il ne faut pas oublier aussi qu’il fut fils “de comédiens” et donc amateur et connaisseur de théâtre (il avait acquis une “certaine estime” en adaptant des pièces françaises en italien). Il annonçait même une troupe de comédiens français dans une petite revue hebdomadaire : Le Messager de Thalie. Il n’est plus à douter, et on se range à la thèse de la critique, que ce genre a guidé l’écriture mémorialiste, car, nous dit-elle, “il connaissait un vaste répertoire classique et surtout contemporain”   . En effet, “pour Casanova, conclut-elle, la vie se joue, se lit et se dit en termes scéniques”   .

Après le théâtre, c’est à l’inspiration romanesque que s’intéresse Marie-Françoise Luna qui montre combien il s’en est nourri pour écrire son Histoire. D’autant plus qu’il est inconcevable à ce moment de “raconter des aventures et des histoires d’amour sans passer par le roman”. Chemin faisant, la critique analyse les deux types d’amour rencontrés dans les récits casanoviens : l’amour noble, celui qui comble la femme aimée avant la satisfaction de l’amant et l’amour libertin, amour licencieux et plein de passion qui tissent d’un fil d’or les épisodes des conquêtes du séducteur. Mais à côté de ces thèmes, il existe aussi dans Histoire de ma vie un autre discours qui touche à la fois au savoir et à la philosophie   . On apprend alors que les philosophes français, notamment Voltaire, ont influencé le mémorialiste. S’il nourrit pour celui-ci une “vénération jalouse”, il est dérouté par les écrits de Rousseau et tiendra à plusieurs reprises un discours ambivalent sur les idées rousseauistes. Quoi qu’il en soit, la publication des six premiers livres des Confessions (1782) fut un “choc”, et Casanova, “lorsqu’il cherche à définir le projet de ses Mémoires, le fait en réponse directe à celui des Confessions  .

On sait gré à ce groupe de chercheurs de nous rendre par leur travail d’érudition, par leur casanovisme, toute la beauté et la richesse du texte et de l’homme à travers ses bigarrures et ses variétés. Notons au terminus de cet article la minutieuse chronologie qui permet au lecteur du XXIe siècle de mieux se rendre compte des tumultes et autres chemins de traverse qu’a pu prendre le grand Casanova.

Casanova, Histoire de ma vie
Édition établie sous la direction de Gérard Lahouati, Marie-Françoise Luna, avec la collaboration de Furio Luccichenti et Helmut Watzlawick
Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”
Tome 1, 1386 p., 55,10 euros