Essayiste sulfureux et passionné, Philippe Muray témoigne aussi d’un parcours romanesque.

Homme de sortilèges, Fabrice Luchini a incroyablement contribué à rappeler Philippe Muray au-devant de la scène en 2010, lui consacrant de multiples lectures plus de quatre ans après sa mort. Leur succès fut notable, et celui qui fut qualifié de “nouveau réactionnaire” par Daniel Lindenberg, en 2002, put alors connaître un nouveau succès, posthume et toujours croissant. Ce regain inattendu vient se trouver ponctué par cet ouvrage publié sous la direction de Alain Cresciucci, professeur à l’université de Rouen et passionné d’auteurs qu’il aime à qualifier de “désenchantés”.

Il y a une forme de logique à ce que Philippe Muray vienne compléter cette liste d’écrivains, qui compte dans ses rangs Louis-Ferdinand Céline ou Antoine Blondin. En effet, un point commun obsédant les unit, et les déchire dans le même temps : ils furent tous d’abord considérés comme véritables romanciers, puis comme pamphlétaires. Ainsi, l’auteur de On ferme et des Exorcismes spirituels est aujourd’hui particulièrement populaire pour ce que l’on pourrait imaginer être une seconde carrière : cette seconde vie d’écrivain, celle de l’inénarrable pessimiste tournant en dérision de manière aussi acerbe que talentueuse les travers de notre siècle, au détour des mésaventures joyeuses de Homo Festivus, personnage désincarné et obsédé par la fête, le bruit et l’effet de masse.

Toute époque trouve en son sein ses plus farouches détracteurs, et ces critiques ne manquent jamais de valeur : elles permettent aux contemporains de faire preuve d’introspection, vertu véritable. Pourtant, Philippe Muray n’est-il qu’une énième Cassandre autant haïe de son vivant que portée aux nues ensuite ? Tout le mérite de cet ouvrage est de se départir, assez rapidement d’ailleurs, de cette popularité à sens unique, qui ne retient finalement qu’un aspect de l’homme, pour étudier son œuvre de manière plus complète.

Décortiquant sans déconstruire, les auteurs procèdent à un véritable balayage, par thématiques, de l’écriture de Muray. L’assise théorique qui anime sa plume reste digne d’intérêt, nous disent-ils, mais l’essentiel ne réside pas là. L’écriture d’un seul ne se tranche point en deux parties distinctes, et si les styles choisis sont différents d’un ouvrage à l’autre, Lire Philippe Muray opère la jonction entre ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas, entre ses essais pamphlets et ses romans. Quelle meilleure justice pouvait-on après tout chercher à lui rendre, lui qui en fit de même pour Louis-Ferdinand Céline, sans manquer alors de s’attirer les foudres de beaucoup ?

Tout au long de l’ouvrage, les auteurs s’attachent à démontrer la cohérence profonde de toute l’œuvre de Muray. De manière assez nette, la thèse qui donne corps à cette succession d’articles est la continuité de l’emploi du style romanesque dans tous ses ouvrages, des romans les plus identifiables à ses “pamphlets antimodernes”. Cette démarche n’est pas innocente, car elle conduit finalement à corroborer l’idée générale sous-jacente, celle de l’inséparabilité d’une écriture, d’un style, quel que soit le genre employé en apparence.

Chose amusante, au fil de la lecture, l’ombre de Muray s’estompe quelque peu. Là où l’on s’attend à parcourir près de deux cent soixante-dix pages sur un homme et ses écrits, on trouve tout autre chose : l’essayiste devient prétexte à un véritable plaidoyer en faveur du genre romanesque. Pour Alain Cresciucci, il n’est pas possible d’égaler la puissance d’incarnation du roman qui, par la fiction, le déguisement et l’intrigue, dévoile seule des vérités imperceptibles. Le traité, qu’il soit politique, scientifique ou philosophique, ne saurait pas même approcher ces dernières, et c’est pour les auteurs là que réside finalement le génie de Philippe Muray : n’avoir jamais cessé de transcrire sa pensée par les codes du genre romanesque.

Lire Philippe Muray est un ouvrage qui peut se lire et s’apprécier quoique l’on pense de l’auteur et de sa vision du siècle. Il y a dans ces lignes un questionnement plus profond, essentiel pour la littérature. C’est l’importance de cette interrogation, toile de fond de l’ouvrage, qui finit par faire de Muray un sujet presque secondaire. Il semble pourtant difficile de nier la pertinence de cette hiérarchie, et même de plaindre le principal intéressé : au-delà de l’hommage et du travail sur l’œuvre, c’est au Panthéon des écrivains que Muray est porté, aux côtés de Rabelais et Flaubert, qui, comme lui, avaient saisi l’irréductibilité d’un genre qu’ils maîtrisaient si bien

 

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