La récente interview croisée de Joschka Fischer et Bernard Kouchner dans le journal Le Monde (8 février 2008), pourrait servir de post-scriptum au récent ouvrage de Paul Berman, Cours Vite, Camarade, dans lequel l'auteur américain dressait le portrait de ces deux "idéalistes au pouvoir". L'ex-ministre des Affaires Etrangères allemand et l'actuel Ministre français s'y livrent à des considérations sur la gouvernance internationale, le rôle de l'Europe et leurs propres initiatives au cours des dernières années. Le poids de l'héritage soixante-huitard est brièvement évoqué au début de l'entretien. Pour Bernard Kouchner, l'après-68 semble avoir compté davantage que le mouvement lui-même, du moins en ce qui concerne sa conception de l'intervention humanitaire. Son voyage au Biafra lui a permis de découvrir ceux qu'il nomme les "vrais autres", de placer l'individu avant l'idéologie. Joschka Fischer demeure davantage marqué par une conception hégéliano-marxiste de l'histoire, qui voit en elle l'existence de nécessités objectives ; les droits de l'homme, selon lui, sont voués à s'affirmer, même dans des pays (Russie, Chine), que l'on définit aujourd'hui comme autoritaires.


Mais cette discussion générale laisse vite la place à des exemples plus précis, à des problématiques plus contemporaines : la montée de l'extrémisme religieux, la persitance de régimes anti-démocratiques, la nécessité d'une gouvernance internationale. Les deux hommes insistent sur le rôle de l'Europe, notamment en ce qui concerne la promotion des droits de l'homme, sur l'évolution du droit international au cours des dernières années (acceptation du droit d'ingérence...), sur le nécessaire passage, comme le dit Joschka Fischer, "d'un monde fondé uniquement sur la puissance à un ordre international fondé sur le droit, dans lequel le droit des Etats soit de plus en plus complété par le droit des citoyens". Ils raisonnent en citoyens du monde, mais également en diplomates, acceptant la nécessité du compromis, même s'il est parfois douloureux de transiger avec les principes : "Quand on est militant des droits de l'homme, il est normal qu'on leur donne la priorité. Quand on est ministre des affaires étrangères, on ne peut pas avoir qu'eux en tête. Il faut adapter - ce n'est pas toujours facile, c'est parfois impossible - ces deux exigences, l'aspect humain, droits de l'homme, éthique et Realpolitik", dit Bernard Kouchner.

Cependant, cette discussion tranquille, amicale (les deux hommes se connaissent bien et s'apprécient malgré leurs divergences), presque de salon, laisse de côté un aspect fondamental de la gouvernance internationale aujourd'hui, à savoir la crise. Le modèle européen est mis en avant, mais la crise institutionnelle de l'Union est laissée de côté. Bernard Kouchner insiste sur le rôle du Conseil de Sécurité de l'ONU (déplorant notamment que les Américains soient intervenus en Irak avant d'en obtenir une résolution) mais omet de mentionner la paralysie fréquente de cet organe de décision. De même, la question du rôle d'un Ministre des Affaires Etrangères au sein de son gouvernement est brièvement abordée par Joschka Fischer (qui fait allusion aux tensions qui existaient dans la coalition rouge-verte par rapport à l'attitude à adopter vis à vis de la Russie) mais oubliée par Bernard Kouchner – dont les désaccords avec le président français, par exemple au sujet de la venue à Paris du colonel Khadafi, sont souvent visibles.

La promotion des droits de l'homme, l'intervention humanitaire pour venir en aide aux individus, la négociation diplomatique, sont autant de valeurs essentielles à l'heure de la mondialisation. Encore faut-il avoir à sa disposition des institutions à même de les mettre en oeuvre.


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