Une oeuvre forte et incontournable, qui pose un diagnostic sur la société moderne dont la valeur demande toutefois à être discutée.  

Daniel Innerarity est actuellement chercheur et directeur de l’Institut de Gouvernance Démocratique, qu’il a lui-même fondé en 2010 à Saint Sebastien, dans le magnifique Palais d’Aiete, après avoir longtemps été professeur de philosophie à l’université de Saragosse. Si l’on consulte le site très bien conçu de l’institut GLOBERNANCE, l’on apprendra qu’il s’agit d’un centre de réflexion, de recherche et de diffusion du savoir, dont l’objectif est d’impulser la recherche et la formation dans le domaine de la gouvernance démocratique, en vue d’une rénovation de la pensée politique contemporaine. Son activité consiste, y est-il précisé, en l’organisation de congrès, de cours et de conférences autour de l’idée de gouvernance, comprise dans ses diverses dimensions. Nul doute qu’un penseur de l’envergure de Daniel Innerarity ait enfin trouvé dans cet institut la place qui lui revenait, où il a pu saisir l’opportunité de déployer dans toute sa profondeur la réflexion qu’il élabore depuis les années 1990 sur les diverses transformations du monde actuel, d’ordre social, technologique ou moral, en une série de livres remarquables dont les Editions Climats et les Presses universitaires de Laval ont publié d’excellentes traductions - la dernière venant tout juste de paraître sous le titre de La société de l'invisible   - , accompagnées depuis peu d’un livre d’entretien avec Dominic Desroches   et d’un volume collectif qui lui est entièrement dédié   .

En dépit de la notoriété croissante de Daniel Innerarity, laquelle lui a valu en 2005 d’être classé par le Nouvel Observateur parmi "les 25 plus grands penseurs de notre temps", aux côtés de figures aussi connues que Martha Nussbaum, Axel Honneth, Amartya Sen, Giorgio Agamben, Peter Sloterdijk et Michael Walzer, et en dépit du fait que l’œuvre du penseur espagnol, traduite en plusieurs langues et couronnée parfois de prix nationaux prestigieux, a commencé à percer partout en Europe et dans le monde, le paradoxe veut que son influence soit encore assez limitée en France, où, pour n’être plus un penseur inconnu, Innerarity n’est pas encore devenu un auteur que l’on étudie, dont l’on discute les thèses et sur lequel l’on écrit.

Comme le fait remarquer à juste titre Dominic Descroches   , Innerarity n’est peut-être pas tout à fait étranger à cet état de fait, car nous avons affaire à un penseur discret, dont la prose est toujours remarquablement fluide et précise, à mille lieues des éblouissements du style et de l’invention d’une langue à haute valeur métaphorique, qui fuit autant que faire se peut la technicité et le jargon philosophique. Dans le meilleur sens du terme, Innerarity est un philosophe classique, qui se donne des objets d’étude appartenant à la plus ancienne tradition de la philosophie (l’éthique et la politique), sans prétendre à d’autre originalité dans leur traitement que de les ajuster à l’époque contemporaine, en se demandant, par exemple, quelle peut bien être la fonction de la politique dans le contexte inédit des sociétés actuelles, ou encore quelle est la signification de la démobilisation des électeurs et du phénomène de l’abstentionnisme. Tous ses efforts spéculatifs visent à présenter une description claire et accessible de la réalité sociale, toujours subtile et complexe, afin de favoriser sa reprise ultérieure et sa transformation par la politique.

Ce qui ne signifie certes pas que les livres de Daniel Innerarity, bien que riches d’une information sur les changements structurels du monde moderne (mondialisation de l’économie, configuration des sociétés du savoir, individualisation des modes de vie, développement d’une société de connaissance, européanisation des sociétés, etc.) dont on trouvera difficilement l’équivalent ailleurs, soient du nombre de ces arides exposés impersonnels de science politique ou de sociologie, tout encombrés de statistiques et de données objectives, souvent dénués de tout horizon de réflexion. Bien au contraire, chaque ouvrage d’Innerarity se distingue par sa singularité de ton et par l’indéniable brio des analyses qui y sont conduites. Le premier livre de ce qui deviendra une sorte de trilogie éthico-politique (l’Ethique de l’hospitalité, paru en espagnol en 2001) est probablement l’un des plus beaux et des plus profonds publiés en philosophie morale ces dernières années – comparable, en un sens, à celui de Martha Nussbaum, The Fragility of Goodness, à la fois pour son importance dans le contexte de la philosophie morale moderne, et par la façon dont il se réclame de la sagesse antique (chez Innerarity : aristotélicienne), dont il développe magnifiquement les intuitions dans le cadre d’une anthropologie de la finitude et de la contingence. Quant aux livres qui ont directement suivi celui-ci (La démocratie sans l’Etat, paru en 2002, puis, en 2004, La société invisible), ils sont tous marqués par leur force de conviction contagieuse, la profondeur des vues générales qui y sont défendues, l’étonnante capacité de synthèse dont Innerarity y fait preuve, et l’honnêteté intellectuelle avec lequel il y affiche ses positions.     

Une infulence encore limitée en France

La raison principale, nous semble-t-il, du silence relatif entourant encore dans notre pays la pensée d’Innerarity ne tient donc pas à une quelconque sécheresse de son style, et encore moins au manque d’originalité de son propos, mais bien plutôt au jeu de références qu’il mobilise, lequel a tendance à faire écran au regard des lecteurs français. Ainsi la référence majeure d’un livre comme La démocratie sans l’Etat, qui nous paraît être, à ce jour, le principal essai politique de ce penseur fondamentalement politique qu’est Innerarity, n’est nul autre que la sociologie des systèmes sociaux communicationnels de Niklas Luhmann, laquelle est très loin d’avoir bénéficié en France de la diffusion qu’elle mérite, de sorte que la tâche d’évaluation de l’œuvre du penseur espagnol, qui a parfaitement assimilé et intégré les recherches du sociologue allemand, est rendue pour nous d’autant plus malaisée en vertu de ce que l’on pourrait appeler le principe du retard accumulé dans la réception des travaux produits dans d’autres pays que le nôtre et dans d’autres langues que la nôtre.

Car bien que l’œuvre immense de Niklas Luhmann (1927-1998) ait été très influente en Allemagne, en Autriche et en Suisse, depuis le début des années 1970, elle est restée, en dépit des quelques soixante ouvrages et trois cents quatre vingt essais et articles dont elle est composée, largement méconnue en dehors des pays germanophones. Seules quelques œuvres ont été traduites en français   . Nonobstant quelques publications critiques remarquables   et l’indéniable similitude entre l'approche de la différenciation sociale de Niklas Luhmann et celles de Pierre Bourdieu, de Michel Dobry, de Norbert Elias, de Howard Becker et, dernièrement, de Lilian Mathieu, force est de reconnaître que le travail de Luhmann, considéré pour lui-même, n’a obtenu que peu d’écho et que son influence demeure peu perceptible -en contrecoup, sans doute, du rayonnement de l’œuvre de celui qui aura été sa vie durant son principal partenaire polémique, à savoir Jürgen Habermas.  

Innerarity se réclame d’une tradition de pensée qui nous est parfois peu familière, et où la référence à la théorie de la société du risque d’Ulrich Beck, celle de la démocratie conflictuelle de Chantal Mouffe, celle de la société en réseaux de Manuel Castells, et celle de la gouvernance et de la société polycentrée de  Helmut Willke, joue un rôle également déterminant, au sein d’une synthèse dont nous peinons, pour cette raison même, à apprécier toute l’originalité.

Quelques thèses majeures

La conviction constante d’Innerarity est que nous vivons désormais dans une société complexe, au sein où Luhmann entend ce mot, c’est-à-dire dans une société différenciée en sous-systèmes sociaux ou sphères culturelles (tels que la politique, le droit, l’économie, l’art, la religion, la science, etc.) qui obéissent à une logique relativement autonome, veillant jalousement à éviter toute intrusion, et qui entrent en interaction sans que l’un d’entre eux puisse être considéré comme prépondérant. Chaque sous-système permet un traitement sectoriel et simplifié de la part dont il s’occupe de la complexité totale de la société, selon une règle d’ordonnancement qui lui est propre et exclusive, en vertu de laquelle certains éléments de la réalité seront considérés comme appartenant au système ou à son environnement. Le code binaire qui règle le fonctionnement de chaque sous-système conduit ainsi à l’exclusion d’un grand nombre de possibilités, lesquelles sont traitées par d’autres sous-systèmes. Par exemple ne peut s’appeler droit que ce qui tombe sous les limites de sens qui, dans chaque cas, configure ce qui appartient au système juridique (le légal/l’illégal), en laissant délibérément dans les marges tout ce qui relève de la morale (le bien/le mal), de la science (le vrai/le faux), les relations intimes (le privé/le public), etc. Chaque système est animé par une tendance à se clôturer sur lui-même et à donner la primauté à sa propre fonction, bien que tous soient en situation de dépendance réciproque.

Pour cette raison, concluent de conserve Luhmann et Innerarity, les sociétés modernes avancées doivent être considérées comme des systèmes sans sommet hiérarchique, dénuées de toute unité intrinsèque, et où il est impossible de reconnaître à l’un quelconque des systèmes fonctionnels (la politique, l’économie, le système éducatif, etc.) une priorité dans la tâche de sauver le principe d’unité. La crise contemporaine de la politique réside précisément dans ce fait qu’en raison du degré élevé de différenciation fonctionnelle aucun système partiel ne peut assumer le rôle de système dominant.

Nous vivons, dit Innerarity, dans une société post-héroïque, dans laquelle l’action politique rencontre tant de limites que la figure du héros (sous ses diverses formes : celui qui sait, l’expert qui décide, l’unique chef qui assume la responsabilité et qui rassemble, etc.) a été ou doit être au plus vite écartée. Le principal motif de la désaffection du politique tient justement à ce que les citoyens attendent de la politique un savoir certain, une recette pour établir le consensus social ou une technique de contrôle hiérarchique de la société. L’Etat n’est plus un héros qui prend des décisions souveraines, il dépend beaucoup trop pour cela d’un savoir partagé, d’une capacité de décision partagée et de moyens de décision également partagés. Il a face à lui une société qui s’est libérée de la hiérarchie comme principe organisateur de la complexité, laquelle rend de plus en plus difficile, du fait du profond entrelacement et de l’interdépendance des Etats résultant de la mondialisation et de la déterritorialisation européenne, d’identifier l’institution capable de mettre en œuvre une politique déterminée.

Il ne suit pas de ce précède que la politique n’ait plus de fonction spécifique dans le contexte moderne des sociétés polycentriques et hétérarchiques, mais qu’elle ne peut plus mener à bien la fonction qui est la sienne sur le mode conventionnel du gouvernement direct et autoritaire, mais seulement sur le mode du gouvernement indirect, et que, corrélativement, disparaît aussi de l’horizon de nos sociétés développées la définition autoritaire, hiérarchiquement simplifiée, du bien commun ou de l’intérêt public. La tâche du politique, devenu un acteur à demi souverain sur une scène où se jouent des pouvoirs déterritorialisés, doit être dorénavant de coordonner des systèmes ayant des logiques différentes, d’assurer un minimum d’unité dans la société, de modérer les intérêts opposés. Fonction de médiation sociale, donc, qui consiste essentiellement à confronter les systèmes sociaux autonomes à leurs conditions de possibilité et de compossibilité, sans chercher à s’opposer à leur déploiement fonctionnel, et encore moins à leur montrer de l’extérieur la direction à suivre.

De là le refus de la part d’Innerarity d’ajouter sa voix au concert de ceux qui "diabolisent" le marché en le rendant responsable de tous les maux dont souffrent nos sociétés. De là sa proposition provocatrice selon laquelle le marché, loin d’être une réalité antisociale, une source d’inégalités, est une conquête de la gauche face aux logiques de monopole et aux privilèges   . De là sa défiance envers les mouvements sociaux et les formes alternatives de politique réactivant certaines énergies pures qui étaient intactes dans la sphère de la société politisée (tel que le mouvement des Indignés en Espagne), dont les acteurs lui paraissent attendre de la non-politique cela même qu’ils ont auparavant attendu de la politique, en montrant par là qu’ils n’ont pas compris les transformations qui se sont produites dans nos sociétés   .

Les limites du propos

Il y a chez Innerarity une confiance dans les capacités d’autorégulation de la société, une défense de la démocratie représentative et de ses institutions, une foi dans les possibilités de configuration politique se déclinant au moyen de la coopération, de la délibération, de la procédure, du compromis, qui nous paraissent problématiques. Il nous semble ainsi pour le moins curieux de la part d’un penseur aussi attentif aux mutations du monde moderne qu’il ait, en somme, si peu de choses à dire sur cet événement majeur de notre modernité qu’est la crise environnementale. L’unique chapitre qui lui est consacré dans La démocratie sans l’Etat   se ramène à quelques pages décevantes offrant une sorte de fiche de lecture des Politiques de la nature de Bruno Latour.

La thèse qu’il défend ici ou là   , à la suite (une fois de plus) de Niklas Luhmann mais aussi de Hartmut Rosa, selon laquelle le problème de l’écologie est celui de la désynchronisation des temps des écosystèmes avec celui de la consommation, paraît doublement insuffisante, d’une part en ce qu’elle méconnaît les causes profondes et l’ampleur des effets de la crise écologique contemporaine, et d’autre part en ce qu’elle nous laisse bien démunis pour lui faire face.

La voie constamment privilégiée par Innerarity – celle du réformisme, conformément à la conception libérale qu'exprimait typiquement Michel Rocard dans les années 1980 en disant que "le thème de la rupture a vécu, l'enjeu du combat est de substituer une politique à une autre et non une société à une autre : c'est la victoire de l'alternance sur l'alternative"   – et la tâche qu’il assigne au politique – celle de canaliser les conflits sociaux les plus profonds pour, dans la mesure du possible, les résoudre ou, dans le pire des cas, ne pas les aggraver et attendre une meilleure opportunité – paraissent constituer des options bien faibles compte tenu de la gravité et de l’urgence des problèmes auxquels nous sommes confrontés, et compte tenu des difficultés principielles de la démocratie représentative à répondre à de tels problèmes (raison pour laquelle, peut-être, l’écologie est une question le plus souvent éludée par Innerarity).

Ce manquement significatif nous semble lié à une vision fragmentaire de la modernité, dont Innerarity a tendance à livrer une interprétation, pour ainsi dire, désamorcée. On ne trouvera sous sa plume pas même l'esquisse d'une réflexion sur le racisme et la colonialité -non pas au sens d'une tendance ou d'un préjugé individuel, mais au sens où ils s'incarnent et s'expriment à travers les articulations administratives, économiques et sociales du pouvoir moderne   . L'omniprésence du modèle d’intelligibilité du fonctionnement des sociétés complexes empruntée à Niklas Luhmann est sans doute responsable de cet aveuglement, en ce qu’elle semble rendre impossible toute autre forme de perception et d’analyse politique.

Il est surprenant de constater qu’Innerarity ne retient pas non plus un seul mot de la critique de l’économie politique marxiste, là même où il est pourtant question du marché et de ses mécanismes. En voulant à toute force protéger le marché contre une certaine forme de diabolisation superficielle, dans la tradition d'un certain social libéralisme, Innerarity manque de s’apercevoir - pour reprendre la terminologie de Luhmann, mais en en subvertissant la logique - que le marché ne constitue pas un sous-système social comme les autres, mais qu’il projette avec succès une version de l’unité en configurant tout un rapport des hommes au monde et des hommes entre eux. L'argent n'est pas seulement un équivalent universel des marchandises, mais un medium régulateur des rapports sociaux qui infiltre toute la sphère sociale, en ses multiples systèmes fonctionnels, et propose une définition consumériste des sphères d'existence privées et des modes de vie personnels.

Il y a, semble-t-il, chez Innerarity, une sous-évaluation de la puissance d'englobement oecuménique du capital, comme le disaient Deleuze et Guattari, une sous-évaluation de la façon dont le capital axiomatise les rapports sociaux, de la façon dont il change le sens même des rapports sociaux et la manière dont ils font société.  "Par on ne sait quelle effrayante aventure", écrivait très justement Charles Péguy en 1914, "par un monstrueux affolement de la mécanique, ce qui ne devait servir qu'à l'échange a complètement envahi la valeur à échanger. Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l'échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer."   . La sphère de l'économique, pourrait-on dire encore, participe de ce que Habermas (dont Innerarity livre une lecture pour le moins peu charitable) a appelé la colonisation du monde de la vie, dans le cadre d'une conception de la société qui apparaît plus nuancée que celle de Luhmann en ce qu'elle distingue précisément entre les systèmes sociaux et le monde vécu, et en ce qu'elle se donne du même coup les moyens d'expliquer l'origine des mouvements sociaux comme autant de réactions défensives qui ne remettent pas en cause la totalité du projet de modernisation, mais ses effets pathologiques.    

Les Indignés de la Puerta del Sol

Il n’est pas sûr, de ce point de vue, que les objectifs que se fixent les divers mouvements sociaux - qu’Innerarity interprète en semblant assez mal informé de la vaste littérature sociologique qu'ils ont suscités, et dont il sous-estime l’importance historique dans la seconde moitié du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle   - aient été, comme il le prétend, de se substituer à la démocratie représentative, et c’est pourquoi il n’y a guère de sens à inviter les Indignés de la place Puerta del Sol de Madrid à entrer dans le grand jeu politique afin d’y transformer la structure du pouvoir déjà existante. Il se pourrait qu'il n'ait jamais été question pour eux de prendre le pouvoir, mais plutôt de construire contre l'Etat des espaces d'autonomie, ou encore, pour le dire avec John Holloway, de transformer le monde sans prendre le pouvoir, en adoptant d’autres manières de vivre, de se rapporter les uns aux autres, de penser et d’aimer, en tenant un langage où il est question de dignité, de solidarité, de fraternité et d’amitié, en mettant au jour des relations sociales différentes et incompatibles avec le capitalisme. Innerarity peine à voir dans les nouveaux mouvements sociaux (et surtout dans le mouvement d'altermondialisation, dont l'ampleur est inégalée depuis la vague contestataire du tournant des années 1960-1970) autre chose qu'une réponse aveugle, désorganisée, s'inscrivant dans les marges des mécanismes institutionnels de régulation sociale, parce qu'il se donne un concept de pouvoir trop étroit, que l'on serait enclin à dire pré-foucaldien : le pouvoir n'est pas qu'une force de prohibition et de répression extérieure aux subjectivités, il n'est pas non plus une simple force de régulation des divers systèmes sociaux fonctionnels, il est pleinement productif en ce qu'il régule des formes de conscience, des formes de vie et de socialité qui traversent et subordonnent les  sujets, une force qui les génère depuis l'intérieur d'eux-mêmes, et avec laquelle les insurgés de la place Puerta del Sol et d'ailleurs cherchent à entrer en dissidence.    

Il y a fort à craindre que l’invocation permanente de la complexité des sociétés modernes (véritable leitmotiv des travaux d'Innerarity), de la difficulté à prévoir l'avenir et même le présent   , de l'opacité, de l'invisibilité et du carcartère énigmatique des sociétés contemporaines, de l’autorégulation des divers systèmes fonctionnels, de la nécessaire limitation de l’action politique à laquelle il est demandé d’abandonner des domaines où elle s’est incrustée à la manière d’un parasite, accompagnée de la conviction qu’il n’y a pas d’action politique cohérente, stable, articulée, efficace et responsable en dehors de la représentation politique, ne conduise à une forme de statu quo qui, par les temps qui courent, serait tout bonnement catastrophique. Le grand mérite, nous semble-t-il, des divers mouvements sociaux de ces dernières décennies tient précisément à ce qu'ils ont cherché à s'opposer à cette conception de la rationalité politique qui, en toute chose, fait prévaloir l'argument de ce qui est faisable, et qui réduit ainsi la politique à une affaire de gestion des rapports sociaux, d'équilibre ou d'économie entre des forces antagonistes qu'il s'agirait d'harmoniser, et qui voit dans les formes alternatives d'action sociale une tentative utopique (et donc illusoire) de fuir la logique politique   .

Politique et utopie

Mais comme le dit très justement Etienne Tassin dans un livre récent dont nous reparlerons dans un prochain compte rendu   , il se pourrait qu'il n'y ait pas de politique en dehors de cette illusion là, d'un désir d'autre chose qui sait qu'il est le désir de l'irréalisable. La force de l'utopie tient à ce qu'elle invite à ne jamais rabattre le lien humain et l'action politique sur le seul plan de l'organisation ou de la forme institutionnelle, et qu'en se tenant à distance de toute effectuation positive (en refusant même d'entrer dans le jeu du politique), elle déploie une puissance critique et inventive dont le politique ne saurait se passer.

Tel est le sens du slogan tant brocardé qui avait fleuri en mai 68, lequel dit très précisément la stricte et heureuse vérité de l'utopie : Soyez réalistes, demandez l'impossible. Quoi de plus irréaliste, en effet, que de demander le possible, c'est-à-dire le réalisable, lequel cessera d'être ce qu'il est en se réalisant ?