Le "catho-de-gauche" est-il désormais plus une figure de l'histoire qu'un idéal-type de la sociologie ?

Maurice Clavel les appelait les Cathos-de-gauche "avec des tirets partout" et il ne les aimait guère. "Vous n'êtes pas allés au monde, vous vous êtes rendus au monde", leur disait-il, lui dont la participation à Mai 68 en avait pourtant fait un compagnon de route parmi les plus célèbres.

Il faut dire que l'auteur du fameux "messieurs les censeurs, bonsoir" détestait tout type de classification et qu'il n'hésitait pas, pour tromper son monde, à bénir (au sens figuré) les maos tout en fréquentant les franges les plus conservatrices du catholicisme. En témoigne son soutien à l'encyclique condamnant la contraception "humanae vitae" qu'il arrivait à concilier avec son implication dans la création de Libération.

Du peu représentatif Clavel, il n'est pas particulièrement question dans le remarquable ouvrage collectif publié par Denis Pelletier et Jean Louis Schlegel, dont on ne sait s'il est déjà un outil indispensable de l'histoire politique ou de la sociologie de la religion en France. Sans doute sera-t-il des plus précieux pour les deux champs d'études.

Ce livre fera en effet date. Il explore une histoire cachée de la gauche et une histoire cachée du catholicisme qui s'entrecroisent pour révéler des tensions majeures du champ politique. Il révèle la grande difficulté qu'ont les acteurs individuels à franchir les frontières définies par l'ordre historique et social.

Cette mouvance dont presque tous les aspects sont ici étudiés – car on peut parler bien plutôt de style théologico-politique que de corps de doctrine constitué – est remarquablement restituée tant dans ses manifestations politiques (mouvements, clubs, influences et réseaux) que dans ses composantes sociologiques et territoriales (répartition en terme géographique et CSP) .

La fausse unité des chrétiens de gauche

On discerne dans ce recueil le caractère éminemment pluriel et la diversité des phénomènes sociaux qui composèrent cette constellation.

Il est, par exemple, difficile de regrouper sous une même bannière, d'une part, un protestantisme dont André Siegfried expliquait très tôt que la carte géographique de répartition recoupait une carte politique, et qui demeure aujourd'hui encore la communauté religieuse la plus enracinée à gauche, et d'autre part, un catholicisme pour lequel l'émergence interne d'un courant de gauche posait des problématiques nouvelles au regard de l'histoire nationale et de sa doctrine théologique.

D'un côté, il s'agit d'étudier la transformation et l'adaptation d'un idéal-type politique bien connu qu'est le protestant de gauche, dont le parcours épouse de manière assez harmonieuse les sinuosités de l'histoire contemporaine de la gauche française en raison de son acceptation et de sa solidarisation totale et originelle avec le modèle laïque et républicain.

Il faut aussi souligner leur volonté d'incarner une sorte de religion rationnelle, fortement édulcorée et anticléricale comme en témoigne Ferdinand Buisson. L'inexistence d'obstacles théologiques et ecclésiaux à l'appartenance à la franc-maçonnerie favorisa également cet ancrage.

Les personnalités d'un André Philip ou d'un Paul Ricœur sont par contre assez archétypales du glissement des protestants du radicalisme au socialisme.

Cette évolution s'accompagne d'un plus grand attachement à la référence évangélique et au vécu spirituel du chrétien, d'un moindre effacement des spécificités de leur foi, et d'un engagement œcuménique. Toutefois, des personnalités comme Michel Rocard, Lionel Jospin et, de nos jours, Vincent Peillon témoignent d'une certaine symbiose entre l'ethos protestant et la tradition laïque de la gauche française. Quant à la doctrine protestante, elle trouve dans les notions de partage, d'égalité et de travail des formes sécularisées de ses valeurs fondamentales. En outre, dans le protestantisme, les ministres du culte tirent leur légitimité de la communauté, ce qui favorise le développement d'une culture démocratique.

De l'autre côté, chez les catholiques, les traces de la querelle laïque de1905 ont constitué un frein au développement d'un courant de gauche tant que le radicalisme y fut dominant, car il était impossible de trouver un débouché politique pour les catholiques les plus progressistes.

En outre, la centralisation ecclésiale et la verticalité hiérarchique de l'Eglise demeurèrent peu propices au développement d'une doctrine égalitariste alors que la légitimité des clercs et leur état est signifié par le sacrement de l'ordination. Le clerc est choisi par Dieu à travers sa vocation et reconnu par l' Eglise.

Enfin, jusqu'à Vatican II, l'Eglise professe une condamnation du modernisme et de l'innovation et, depuis le XVIIIème siècle, elle excommunie les francs-maçons. On constate donc que le catholicisme de gauche est un objet d'étude qui recèle des difficultés d'analyse et de structuration d'un autre ordre que le protestantisme, difficultés qui proviennent de sa doctrine théologique, du contexte historique français et de sa forme de légitimation organisationnelle.

Là encore, ce sont des mouvements relativement marginaux comme "Le Sillon" de Marc Sangnier et "Jeune République" qui favorisèrent une ouverture vers la gauche "par le haut", chez de jeunes intellectuels. La revue Esprit est ainsi l'héritière, à travers le personnalisme d'Emmanuel Mounier, de ce courant qui chemina davantage avec l'existentialisme qu'avec le marxisme. L'acceptation de la République et la condamnation de l'Action française avant-guerre seront deux moments de basculement qui rendront cependant possible en amont l'émergence de ce catholicisme de gauche.

La doctrine sociale de l'Eglise issue de l'encyclique de Leon XIII rerum novarum et le développement d'un syndicalisme chrétien ont permis une autre voie d'accès fondée sur une sociologie assez différente de celle du protestantisme, beaucoup plus lié à la bourgeoisie. Le fait ouvrier y a été primordial car il a posé une interrogation concrète à la hiérarchie ecclésiale, qui s'est trouvée confrontée directement à l'influence du PCF.

Le catholicisme au risque du monde ouvrier

C'est une époque un peu oubliée que ces années 50, où le PCF est si puissant que Maurice Thorez peut poursuivre sa politique de main tendue aux travailleurs catholiques initiée le 17 avril 1936 au risque de devenir hégémonique.

La doctrine sociale est sans doute le levier qui va permettre une relative massification, dans certains milieux ouvriers, de l'engagement à gauche des militants d' action catholique. Elle est aussi une alternative crédible face à la dialectique matérialiste qui conquiert le monde ouvrier.

L'exode rural des populations amenées à remplir les usines se traduisit parallèlement par un exode ecclésial, la société industrielle et la constitution d'une conscience de classe laminant littéralement le taux de pratique et les modes de croyance de ces populations.

L'Eglise tenta donc de prendre en compte la souffrance authentique du monde ouvrier ; elle se voyait perdre à terme tout ancrage authentiquement populaire dans le monde urbain et industriel. Elle craignait de se voir réduite sociologiquement à une étroite frange de la population dans un monde où le prolétariat semblait en expansion indéfinie. La hiérarchie catholique, en partie consciente de cette difficulté, tenta de juguler en vain cette décrue.

L'importance des mouvements d'action catholique comme la JOC   ou le MRJC   dans ces deux mondes – ouvrier et paysan – situés aux extrémités du processus de déchristianisation se traduisit par une vitalité indéniable et, sur le terrain, par d'assez importants budgets alloués par les diocèses à ces groupes locaux. Jusque dans les années 1990-2000, les groupes jocistes étaient souvent mieux pourvus que les missions étudiantes. Le premier voyage de Jean-Paul II en France, en 1980, fut ainsi ponctué d'une gigantesque messe jociste.

De telles options ne suffirent pas à enrayer le déclin du catholicisme dans ces classes sociales. Elle permit la construction d'une synthèse christo-marxiste à tendance ouvriériste qui va hanter le discours de mai 68 et dont les prêtres-ouvriers des années 50 furent à la fois les emblèmes et les victimes, précurseurs ou ancêtres des établis maoïstes sacrifiant leur destin pour rejoindre celui, plus collectif, de la classe ouvrière. Il s'agit certainement de l'épisode humainement le plus dramatique de cette histoire tumultueuse.

Il a ainsi toujours été plus facile pour un catholique d'être membre du PCF que du parti radical, et c'est aussi cet ancrage bien réel quoique minoritaire qui a conféré au catholicisme de gauche sa sociologie particulière.

La structuration de long terme de ces mouvements au sein du monde syndical à travers la CFTC puis la CFDT déconfessionalisée a ainsi contribué à la naissance de la deuxième gauche, fruit du croisement du personnalisme, des mouvements d'action catholique et de la gauche anti-totalitaire et anti-autoritaire, voire anarchisante.

Le livre évoque de manière très précise la partie émergée du catholicisme de gauche, avec des mouvements comme Vie Nouvelle dont fut membre Jacques Delors, avec la période des clubs, sans oublier l'importance du PSU dans ce processus de cristallisation d'un vrai débouché politique des chrétiens de gauche au PS entre 1975 et 1981.

Mutations croisées de la gauche et du catholicisme

On ne doit pas oublier qu'à l'inverse, la présence de militants de gauche dans l' Eglise n'a pas laissé cette dernière indemne de toute influence.

Le livre évoque dans de nombreux chapitres l'impact interne de ces débats dans le fonctionnement de l'Eglise, dans la modification de sa sociologie mais aussi de sa théologie, avec la question de la théologie de la libération ou du rapport au marxisme (ainsi peut-on voire entre deux pages la photographie hallucinante d'une réunion d'aumônerie étudiante ayant pour titre : "De Jésus-Christ à Che Guevara").

La naissance de communautés catholiques très libertaires comme Boquen en Bretagne, dont le prieur Bernard Besret finira par quitter les ordres, est un des pics de cette activité révolutionnaire. Les revendications internes autour de l'ordination des femmes et de la libéralisation des positions de l'Eglise sur les mœurs donnent aussi des passages passionnants sur le féminisme chrétien, tout comme des encarts sur Ivan Illich et sur la théologie de la mort de Dieu.

La conclusion que tirent Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel de ce moment de l'histoire du christianisme et de la politique française est cependant franchement désabusée, donnant l'impression de contempler un paysage désolé après la bataille. Nous sommes revenus, selon eux, à une situation assez semblable à celle qui précédait 1945.

Il faut toutefois souligner que le croyant catholique n'a plus grand chose à voir, dans son rapport à la modernité, avec celui des années 30 en règle générale. Il ne suit plus les recommandations de l'Eglise de manière scrupuleuse, sélectionne ses croyances dans le panel qui lui est proposé et retient volontiers celles qui lui sont le plus agréables. Différence notable qui empêche de parler de retour en arrière mais doit s'analyser plutôt comme tournant conservateur et individualiste.

Il serait injuste de parler d'échec total, mais irréaliste de ne pas voir que le moment "catho-de gauche", en sa forme ancienne, est désormais terminé.

Si la gauche catholique, telle qu'elle a existé, est désormais un vestige du passé, elle a contribué, on l'a vu, à changer le catholicisme aussi bien que la gauche. Elle a certainement amené le premier à rompre avec son anti-modernisme dogmatique et a accompagné la mutation post-concilaire. Elle a certainement amené la seconde à intégrer le rôle du syndicalisme dans le réformisme, tout en contribuant à son ancrage européen et girondin.

Jean-Louis Schlegel semble cependant très pessimiste: l'Eglise n'a pas su évoluer et entendre ces voix qui s'exprimaient durant les dernières décennies ; et de citer, comme marque d'un nouvel état d'esprit selon lequel il faudrait, dans l'Eglise aussi, en finir avec Mai 68, les paroles de cet internaute traditionaliste vociférant sur la toile qu'il faudrait fusiller tous les ecclésiastiques entre 55 et 65 ans.

La gauche, elle-même, lorsqu'elle met en avant des mesures sociétales trouve dans l'électorat catholique des réticences accrues. Sur les questions bioéthiques et sur la politique familiale, les points d'accord sont à peu près nuls. Le reflux de la question sociale dans l'agenda politique de la gauche depuis 1981 diminue l'espace de convergence possible.

Jean-Louis Schlegel évoque à juste titre ce repli identitaire qui touche aussi l'Eglise et qui amène à des interprétations de plus en plus restrictives de ce que fut l'indéniable élan conciliaire post-Vatican 2. La hiérarchie ecclésiale est de plus en plus axée sur une pureté doctrinale qui se confond désormais avec un repli sociologique sur son cœur de cible : la bourgeoisie traditionnelle, ses habitus, son ethos. Le maintien aux dernières élections d'un vote à droite très élevé en faveur de Nicolas Sarkozy, alors même que sa personnalité était très décriée dans le monde catholique, en est la traduction.

Il faut aussi souligner qu'on chercherait aujourd'hui à grand-peine un leader socialiste issu de cette mouvance ou pouvant incarner par son identité politique un débouché naturel pour ce qui reste du catholicisme de gauche. C'est en fait François Bayrou qui recueillit un moment, en 2007 en particulier, les suffrages d'un catholicisme plus liberal à l'américaine que progressiste à la française, à travers son MoDem.

Le passé d’une désillusion : apories du progressisme catholique 

Il faut en convenir avec Jean-Louis Schlegel : on ne saurait aujourd'hui faire preuve d'optimisme sur l'avenir des "cathos-de-gauche", pour reprendre l'orthographe de Clavel. Le bilan du passé demeure en outre mitigé quant à son efficacité militante.
Toutefois, qu'il nous soit permis de penser, après cette lecture, qu'une part de responsabilité en revient également à ceux qui en furent les tenants.

Ce mouvement des années 50 à 70 est resté ancré, les directeurs du projet en conviennent, dans un discours théologico-politique qui n'a jamais réussi à établir une stricte séparation de la conviction personnelle et du choix politique, qui demeure le propre de l'attitude laïque.

Le livre laisse donc l'impression d'un dramatique problème de positionnement.

Tantôt le catholicisme progressiste est entré en symbiose avec un marxisme qui s'est effondré, l'entraînant dans sa chute ; tantôt il s'est tout au contraire montré solidaire d'une gauche technicienne qui ne pouvait cohabiter longtemps avec un discours messianique. Il a donc connu soit la dilution, soit l'absorption. Enfin, il ne pouvait culturellement endosser l'aspect libertaire de mai 68 que de manière limitée.

Il a certainement manqué à ce courant de clarifier son rapport à la République, qu'il a certes acceptée sans réserves, mais dont aucune des composantes n'est devenue une référence centrale de son action. L'échec de son intégration au Centre d'études, de recherches et d'éducation socialiste – qui, étrangement, fut son point d'entrée principal au PS post-Epinay – et sa migration vers le rocardisme en sont autant de signes. On ne peut s'empêcher de remarquer cette persistance inconsciente d'une incompréhension réciproque entre catholicisme et républicanisme laïque qui demeure l'angle mort de cette histoire particulière.

Pour conclure, de nombreuses revendications internes, par leur radicalité utopique face à une institution aussi traditionnelle que l' Eglise, ne pouvaient que conduire à faire des choix douloureux de séparation ou de renoncement.

S'il est encore possible, de nos jours, d'être catholique ET de gauche, c'est d'une manière bien différente de celle du passé. Cela s'incarne sans doute par un rejet du modèle identitaire et de la confusion théologico-politique des aînés, et donc par la véritable incorporation d'un esprit laïque à l'instar du protestantisme.

La leçon de l'ouvrage est ainsi, sans doute, que le "catho-de-gauche" est désormais une figure de l'histoire plus qu'un idéal-type de la sociologie. Il a laissé sa place à la conjonction plus accidentelle d'un rejet d'une droite dure qui détermine un vote occasionnel en faveur de la gauche, mais se traduit de moins en moins par une conjonction durable créatrice d'identité, ou par des réseaux identifiables et représentatifs, créateurs de sociabilité