Vieux d’une trentaine d’années à peine sous son format actuel (une composition d’images qui se superpose à un morceau musical préexistant afin d’en assurer la promotion auprès du public d’un canal régulier de diffusion mass-médiatique), le clip-vidéo est probablement une des formes audiovisuelles les plus représentatives de notre temps, une des plus omniprésentes en tous les cas : en plus du médium télévisuel où il occupe des "niches" de programmes spécifiques, il est abondamment diffusé sur Internet et dans de nombreux espaces publics (du musée d’art moderne au night-club). Aussi modeste soit-il en apparence (il s’agit d’une forme brève, ludique, référentielle, qui occupe une zone floue entre l’art audiovisuel et le marketing musical), ce secteur de création tient aujourd’hui une place importante dans notre environnement d’images quotidien, et possède une influence reconnue sur les autres médias audiovisuels (télévision, cinéma), vis-à-vis desquels il fait souvent office de terrain d’expérimentation – voire d’avant-garde – sur les plans technologique et formel.

Pour toutes ces raisons, la relative indifférence médiatique à l’égard de la création clipée – en dehors de la promotion télé des poids-lourds de l’industrie musicale, et de quelques polémiques moralisatrices prenant pour objet des clips "défrayant la chronique" par leur violence (on y reviendra) ou leur approche frontale des marges de la sexualité (comme les clips en plan-séquence de Gaspar Noé pour Placebo ou Sebastian) – peut paraître surprenante. On peut aujourd'hui légitimement déplorer le manque de publications au sein desquelles paraîtraient régulièrement des comptes-rendus critiques un tant soi peu élaborés sur l’actualité créatrice du clip-vidéo. Les Cahiers du cinéma s’y étaient bien intéressés au début des années 2000, mais cette tentative ne s’est hélas pas implantée durablement dans la revue.

À cette situation regrettable (d’autant plus que, grâce à l’"archive virtuelle" Youtube, les clips intéressants sont aujourd’hui beaucoup plus facilement consultables que dans le passé), le festival Protoclip propose, chaque année depuis 2004, un correctif conséquent, en réunissant sur deux jours un panorama diversifié de la production indépendante du clip-vidéo. C’était les 30 novembre et 1er décembre derniers à Paris – l’occasion pour nous de faire le point sur les dernières tendances à l’œuvre dans ce secteur, et d’effectuer une expérience au fond assez peu courante : celle d’assister à une projection publique de 4h30 non-stop de clip-vidéos, au sein d’un dispositif comparable à celui du spectacle cinématographique : c'est-à-dire une séance publique et collective (et non plus individuelle ou en petit groupe), où les spectateurs, assis dans le noir (et non dans une pièce éclairée), visionnent les clips attentivement et en silence. Pour une catégorie d’images à laquelle on prête d’ordinaire une attention fluctuante (les clips passent un peu à la télévision comme les chansons à la radio, comme un "média d’accompagnement"), ou qui fait, sur Internet, l’objet d’une consommation ponctuelle, brève et ciblée (l’internaute choisit, en fonction de ses goûts musicaux, forgés en amont, une vidéo qu’il visionne sur Youtube), le retournement n’est pas anodin : il confère aux clips une aura et une dimension nouvelles, qui viennent à point nommé pour refléter le dynamisme du secteur, et pour nuancer certains clichés qui lui ont été durablement attachés.

 

Une compétition curieusement structurée

 * N.B. : les liens hypertextes permettent d’accéder en un clic aux vidéos mentionnées (les noms des réalisateurs accompagnent ceux des artistes musicaux).

On commence par noter l'étrange structure de la compétition officielle : celle-ci sépare les clips en deux catégories, "fiction" et "animation". Ces deux catégories, importées du cinéma, paraissent ici incongrues à plusieurs titres. D’abord, leur séparation n’est pas dialectique (comme le serait une distinction entre "fiction" et "documentaire", ou entre "film" et "animation" par exemple). Du coup, certains clips regroupés sous la bannière "animation" paraissent en fait beaucoup plus narratifs que d’autres sélectionnés dans la catégorie "fiction", mais organisés sur la performance de l’artiste musical (éventuellement assistée d'effets spéciaux, telle la chanteuse EJ démultipliée sur Mama I’m going to sing) ou sur le modèle du parcours descriptif au sein d’un milieu (comme les bas-fonds de Kingston explorés par le très beau Get Free de Major Lazer, sur lequel on reviendra).

Ensuite, à l’ère du numérique et de la malléabilité infinie des images, on doute qu’il sera encore très longtemps pertinent de séparer drastiquement ce qui relèverait du domaine de l’animation et ce qui n’en relèverait pas – spécialement dans le domaine du clip, concerné plus que tout autre par ces manipulations de l’image : plusieurs clips hybrides sélectionnés dans la catégorie "fiction" seraient de ce point de vue autant à leur place dans l’autre catégorie. Notamment ces clips en forme de travellings latéraux (Run Boy Run de Woodkid / Yoann Lemoine, Remember des Raveyards / Charles de Meyer), qui, à la suite de leur modèle implicite, le féroce Right Here Right Now de Fatboy Slim / Garth Jennings (1997), incrustent une multitude d’effets spéciaux autour du trajet rectiligne d’un corps saisi de profil.

On comprend que la catégorie "fiction" désigne en fait les clips au sein desquels les prises de vues réelles occupent la part la plus importante de la représentation, mais même en admettant cela, le terme "fiction" peine à se justifier. Il est certes évident que certains clips pastichent explicitement le "grand frère" cinéma – et deviennent, de fait, soit de véritables "court-métrages" (sur le modèle historique du Thriller de Michael Jackson / John Landis réalisé en 1982), soit de "super-génériques" ou de "super-bande-annonces" qui fantasment des films qui n’existent pas (sur le modèle de Sabotage réalisé en 1993 par Spike Jonze pour les Beastie Boys, dont s’inspire aujourd’hui un clip comme Time to Run de Lord Huron / Arms Race ; on se souvient de l'aphorisme de Serge Daney : "Un clip est le faux résumé d'un grand film introuvable."). Mais la plupart du temps, comme l’avait déjà montré Andrew Goodwin (auteur en 1992 d’un livre de référence sur le clip, Dancing in the Distraction Factory), les modèles fictionnels traditionnels sont battus en brèche par le clip-vidéo, par sa "grammaire" spécifique, sa brièveté, son déferlement d’intensités visuelles, sa propension à concentrer les événements et les affects, ses stratégies de représentation de l’artiste musical, etc… Dès lors, si certains clips tendent bien vers le mode narratif (davantage sur le modèle de la fable ou du développement métaphorique que sur celui du récit aristotélicien, cependant) – comme d’autres tendent davantage vers le mode performatif (en se concentrant sur la prestation de l’artiste musical en situation d’interprétation), ou encore vers le mode conceptuel (en développant une situation singulière ou une idée esthétique précise sur l’ensemble du clip) –, cela demeure radicalement indépendant de la nature technique de leurs images (film, vidéo, animation, ou hybride).

 

Vies mutilées et hamburgers

Il reste que, quelle que soit la catégorie dans laquelle elles concourent, les cinquante vidéos de la compétition officielle composent un paysage musico-visuel contrasté, à la fois ludique et pessimiste. Sans être omniprésente, une aura de noirceur se dégage d’un bon nombre de vidéos projetées. Par exemple, le Once Upon a Time / The City of Lights de Comett / Romain Wagner offre une balade plombante au cœur d’une Métropolis moderne, dont les habitants zombifiés vivent leur journée au son répétitif des injonctions du système industriel de production ("Wake up", "Work", "Buy", "Sleep") et de ses messages publicitaires lumineux ("For a brighter day, plug your devices"). Dans ce contexte, l’injonction finale ("Dance !"), si elle perturbe légèrement le fonctionnement général de la Machine, maintient également les corps dans un registre gestuel standardisé et répétitif qui peut être lu, non comme une émancipation, mais au contraire comme un prolongement de leur aliénation.

On aborde ici un registre méta-critique que l’on retrouve fréquemment dans l’histoire du clip-vidéo – lequel, plus que n’importe quelle autre forme audiovisuelle, a tendance à se penser lui-même en tant que poste avancé d’une industrie culturelle aliénante et déshumanisante : voir pour s’en convaincre, et ce dès les années 1980, le Paranoimia d’Art of Noise / Matt Forest, ou le Money for Nothing de Dire Straits / Steve Barron. Parmi leurs dignes successeurs, on trouve en 2012 le Beatz d’Arthur S., réalisé par Swan Lenczner, qui compare la mise en spectacle de la musique à un divertissement pour zombies ; et, bien sûr, l’excellent clip Houdini de Foster the People, qui imagine les trois membres de ce groupe pop-rock animés artificiellement par une équipe de marionnettistes après leur mort accidentelle. Cette version sarcastique de l’adage "The show must go on" évoque en même temps toute la haine que l’industrie du clip a pu susciter, au cours de son histoire, auprès de certains musiciens de rock ; ces derniers souffraient d’être amenés, à des fins promotionnelles, à chanter en play-back tout en accomplissant, pour la caméra, des gestes formatés. Le plan final sur les cadavres des musiciens, au milieu d’une loge célébrant la "réussite" (essentiellement financière) du spectacle truqué, ne laisse pas beaucoup d’ambiguïtés sur la position des membres de Foster the People sur cet aspect de leur métier...

La critique au napalm de l’organisation du travail et de la vie quotidienne au sein des sociétés occidentales fait également l’objet du surprenant Dedans, réalisé par Vladimir Mavounia-Kouka pour Odezenne : la journée-type d’un quidam soumis aux mécanismes de l’économie de marché est l’occasion d'explorer un monde régi par une sorte de Marchandise suprême (une boîte triangulaire) qui symbolise toutes les autres – y compris les marchandises culturelles. Ce clip se place au niveau de l’individu et de sa "routine" pour proposer une impitoyable mise en perspective du cycle production-consommation, au rythme d’un refrain sans ambiguïtés ("Chie dedans, crève dedans, bouffe dedans, dors dedans, rêve dedans, bosse dedans, baise dedans, pleure dedans"), dont l’artiste musical a eu l’idée saisissante de confier l’ultime occurrence à un chœur d’enfants (comme dans le We don’t need no education de Pink Floyd !). Nulle consolation en vue dans ce petit diamant noir.

Ce n’est hélas pas le cas de Sur le fil, réalisé par Thomas Guerigen pour le groupe Debout Sur le Zinc, qui gâche sa percutante première partie – où l’uniformisation des existences à travers le cycle métro-boulot-dodo était exposée par un emploi convaincant du multi-écran – par un final en forme d’ouverture onirique, qui a l’inconvénient de ramener le "message" de la vidéo à une simple injonction à conserver sa petite part de liberté intérieure dans un monde oppressant. Injonction au sein de laquelle tout un chacun peut se reconnaître, et s’identifier ainsi à cet unique personnage un tant soi peu singulier, représenté en couleurs au milieu du troupeau grisâtre des rond-de-cuir. Cette invitation à l’autosatisfaction stérile (se croire marginal sans en payer le prix social) s’effectue au prix d’une illusion consolante, qui tempère de manière regrettable la charge sociale menée jusqu’alors – et permet ainsi à ce clip complaisant d’obtenir le "Prix" décerné par les internautes.

Illustré ailleurs par la fin du monde représentée avec des cartes de géographie (le graphiquement impressionnant Tribe de Piers Faccini), ou par une spectaculaire synthèse de toutes les raisons légitimes de passer à l’action révolutionnaire violente (le clip du Peuple de l’herbe, Parler le fracas s’achève par la fameuse citation d’Aimé Césaire : "Il faut constamment rappeler au chef qu’il n’est pas aussi chef qu’il le croit"), le pessimisme ambiant peine à être contrebalancé par les clips les plus explicitement légers ou comiques de la sélection, qui se révèlent souvent assez anodins (le clip vainqueur du "Grand Prix" cette année, The King or the Bird de Yellow Son / Jonathan Cohen, est une petite fable gentillette et bien de son temps sur la poursuite des rêves d’enfance à l’âge adulte, en même temps qu'un sympathique éloge du low-fi), voire pénibles (Jersey, réalisé par Rémi Cayuela pour les Naive New Beaters, navrante tentative de réactualisation hipster d’un sketch classique des Monty Pythons, obtient le "Prix du public" basé sur les votes des spectateurs présents).

Dans le registre humoristique, seul Raphaël Parmentier tire véritablement son épingle du jeu, en illustrant le morceau punk-rock The Best Burger (du groupe The Experimental Tropic Blues Band) par un irresponsable et frénétique collage d’images en mouvements. Le résultat : un pétaradant déferlement de matière (chair, viscères, fluides corporels, etc.) recomposant sans cesse les différentes couches de l’image. Cela constitue, au fond – se dit-on, un peu hébétés – la meilleure traduction audiovisuelle envisageable… du hamburger, aliment à couches suintantes superposées et symbole prosaïque du modèle nord-américain de consommation. Voici en tout cas un clip joyeux, barbare, dégénéré, et animé d’une authentique folie – celle-là même qui manquait aux autres clips à vocation comique présents dans la sélection.

À l’exception, peut-être, de l’inclassable Dead Bodies de Void Camp / NYSU, qui tire sans doute le meilleur parti possible d’un morceau de dance lourdingue, en optant pour une imagerie spectaculairement régressive. Ce clip peut paraître assez idiot au premier abord, mais son surprenant final en forme de montage accéléré introduit, in extremis, une ouverture vers un autre horizon musico-visuel, où le mélange abrupt des images (visages, mains, animaux empaillés, planches anatomiques, etc.) tend vers l’hallucination formelle. Dommage que cette opération formelle soit limitée aux ultimes secondes de la vidéo ; dommage également qu’on ne la retrouve pas plus à l’intérieur des clips contemporains, tant elle paraît prometteuse sur le plan esthétique.

 

L’indépendance à l’œuvre : Stress (Justice / Romain Gavras) et sa descendance

S’il fallait, en prenant appui sur les œuvres en compétition cette année, caractériser la production clipée indépendante, on commencerait par noter la généralisation du "retrait de l’image" consenti par les artistes musicaux : la plupart d’entre eux ont tout simplement renoncé à apparaître à l’écran en situation de "performance" (c’est-à-dire d’interprétation en play-back de leur musique). Cette posture anti-star est particulièrement bénéfique au domaine du clip, dans la mesure où, retirant une ligne conséquente du "cahier des charges" promotionnel, elle laisse une plus grande liberté aux réalisateurs dans la conception des vidéos.

Le festival Protoclip n’a donc pas grand-chose à voir avec les MTV Video Music Awards. Ici, pas (ou très peu) de ces grossistes de la variété internationale qui trustent d’ordinaire le plateau de la chaîne câblée américaine, tout en plaçant leurs clips en heavy rotation sur son antenne. On trouve en revanche (et ce n’est pas toujours beaucoup mieux au niveau musical) pas mal de ces hypes passagères jouant une electro-pop guillerette, inoffensive et dénuée de la moindre invention, calibrée pour les bars à brunch et les compilations des magazines "tendance". Si tous les morceaux musicaux mis en image dans cette édition ne prêtent pas le flanc à cette observation, on ne peut échapper au constat que le monde du clip est aussi largement dépendant du paysage musical qui lui fournit son matériau de départ. Et il faut bien le reconnaître, nous ne vivons pas les années les plus excitantes de l’histoire des musiques populaires…

En fait, au sein de cette programmation "indépendante", seul le très efficace duo entre Jay-Z et Kanye West, No Church in the Wild, fait figure d’intrus, en donnant lieu à un clip emphatique réalisé par le déjà bien connu Romain Gavras. Ce dernier, à qui l’on doit notamment le fulgurant Stress pour Justice (réalisé en 2008, et peut-être un des objets audiovisuels les plus incandescents de ces dernières années, toutes catégories confondues), reste malheureusement sur la lignée "rébellion chic-et-trash" de son laborieux clip-métaphore pour M.I.A., Born Free (2010). Perdues la radicalité, la sauvagerie, la rage absurde et le vertige autoréflexif de Stress (qui en faisaient un bloc d’énergie et de violence aussi saisissant qu’émouvant) ; place à l’insurrection luxueuse et aux émeutes surproduites, au sein desquelles l’usage quasi-exclusif du ralenti esthétisant confine au cliché, et où la musique et l’image ne semblent plus communiquer que par un simple rapport d’illustration (à l’inverse, Stress inventait de très belles solutions pour les associer). On y chercherait en vain la trace de la complexité et de la dérision présentes dans le Out of Control des Chemical Brothers (1999). Dans No Church in the Wild comme dans Born Free, on sent que Gavras a du budget, des effets pyrotechniques en magasin, et l’intention (sans doute louable) de viser à la fable universelle ; mais en gonflant ainsi ses stratégies de représentation, il n’aboutit hélas qu’à des objets aussi lourds dans leurs métaphores (l’extermination des roux dans Born Free, les émeutiers sous les statues allégoriques de No Church…) que dans leurs styles respectifs.

S’il fallait trouver, dans la sélection Protoclip 2012, un successeur au fabuleux Stress, il pourrait s’agir de Time to Dance, réalisé par Daniel Wolfe pour le groupe The Shoes (avec l’acteur Jake Gyllenhaal) : même façon de prendre appui sur un morceau électro gras et intense (rythmique martelée, spectre compressé) pour plonger dans les bas-fonds d’une ville à la suite d’un personnage aux pulsions destructrices. Dans ce trip sanglant, à mi-chemin entre American Psycho et le fameux Smack My Bitch Up réalisé par Jonas Akerlund pour Prodigy (mais sans la caméra subjective), tout est un peu moins bien que dans Stress : le morceau de The Shoes a un côté crétin et pulsatif qui le rapproche davantage des hymnes adolescents de Digitalism que de la symphonie dissonante de Justice, la mise en scène est dans l’ensemble plus classique (malgré quelques beaux inserts), et le clip est tout simplement trop long (9 minutes) au regard de son "concept", qui s’épuise en route. Mais l’effet produit nous rappelle un peu, toutes proportions gardées, celui que l’on avait pu ressentir il y a quatre ans devant la vidéo intransigeante de Gavras : celui d’une descente brutale, sans justification, sans recul ni morale, dans un univers de violence urbaine vrillé par une musique stridente et répétitive ; cela constitue une vraie expérience, et au-delà de la controverse suscitée par le travail de Daniel Wolfe (sans doute à dessein, certes, mais le clip restant une forme promotionnelle pour la musique, il serait paradoxal de reprocher à un réalisateur de vouloir attirer l’attention sur son "produit"), c’est déjà cela à mettre au crédit de Time to Dance.

 

Le ralenti systématique, un cliché-image récurrent

D’autant plus que cette vidéo est, dans la compétition officielle, une de celles qui tranchent (si j’ose dire) le mieux avec le cliché-image récurrent du clip quasi-intégralement monté au ralenti, dont la programmation Protoclip 2012 a montré qu’il avait encore les faveurs de nombreux réalisateurs. Utilisé de façon excessive et, la plupart du temps, sans viser d’autre but que celui de la petite stase permettant l’extension d’une action très courte sur quelques minutes (contrairement à l’usage beaucoup plus plastique et approfondi qu’a pu en faire le cinéma, depuis Entracte de René Clair jusqu’à Matrix en passant par Sauve qui peut (la vie) de Godard, les films d’Epstein, de Peckinpah, de Wong Kar-Wai, etc.), le ralenti systématique n’expose jamais autant ses limites que lorsqu’on le retrouve dans plusieurs clips successifs programmés les uns à la suite des autres – comme ce fut parfois le cas dans la séance officielle Protoclip.

Ce ralenti normatif, calé sur la vitesse moyenne des replays sportifs, ne fait que reproduire ce que notre regard est déjà pleinement habitué à voir (il n’a pas, comme dans les films des cinéastes cités ci-dessus, la faculté d’entraîner notre œil dans un au-delà de la perception courante, de nous amener à voir différemment les matières, les corps, les mouvements). Dès lors, on peut raisonnablement émettre l’hypothèse que ce cliché-image sera, à l’avenir, ce qui datera les clips des années 2000 aussi sûrement et aussi cruellement que les "têtes parlantes", les éclairages bleutés et les fondus au noir nous rendent aujourd’hui désuets de nombreux clips tournés au cours des années 1980 et 1990. Il fait déjà des premiers clips de la sélection (Pitfalls of Modern Man de Whomadewho / William Stahl, et le Run Boy Run de Yoann Lemoine alias Woodkid) un véritable tunnel : en alourdissant tragiquement une satire du monde de l’entreprise et du culte de la réussite individuelle qui aurait peut-être pu, sans cela, être réjouissante (Pitfalls of Modern Man) ; et en lestant de certains "tics" pompeux (le visage de l’enfant qui se tend dans l’effort, comme dans une pub Pedigree Pal) le symbolisme onirique d’une course-poursuite (celle de Run Boy Run) qui contenait pourtant quelques saisissantes idées visuelles – comme ces créatures végétales surgissant de terre derrière l’enfant et l’accompagnant dans sa course. Un peu plus loin dans la sélection, on retrouve le même problème avec le Radioactivity réalisé par Jean-Paul Freney, qui noie ses jolies images de mutations techno-corporelles à la Cronenberg sous une succession de séquences d’action au ralenti, pour un résultat très artificiel qui, en plus, opère en totale contradiction avec le morceau musical (insupportable, par ailleurs) de Kyasma.

Le problème du ralenti systématique ne consiste pas seulement dans son effet de lyrisme rapide, ou dans son esthétisme de pacotille : il a aussi pour effet malheureux de rompre en grande partie la synergie du rapport musique-image, si importante pour la réussite d’un clip-vidéo. L’image systématiquement ralentie se situe, pour notre corps percevant, dans une sphère éthérée et luxueuse qui n’entretient plus avec la musique – surtout lorsque cette dernière reste de son côté assez convenue dans sa structure rythmique – cette relation quasi-organique qui fait la spécificité de l’expérience esthétique du clip. L’image et la musique semblent dès lors progresser, du point de vue de leurs constructions formelles respectives, de façon parallèle, presque contrapunctique. Cela pourrait éventuellement aboutir à de nouvelles solutions musico-visuelles (on se souvient notamment des beaux clips de Spike Jonze pour Wax, California, en 1995, et de Jon Kane & Warren Fischer pour Fischerspooner, Emerge, en 2002). Mais le tic visuel du ralenti reste malheureusement, dans la plupart des clips usant du procédé, à l’état d’une imagerie sans impact plastique, dont la composition et les mouvements propres vont à contre-courant de ceux de la musique, en créant chez l’audio-spectateur exigeant, au mieux l’indifférence, au pire une crise improductive de ses rythmes internes.

Heureusement, d’autres clips utilisant eux aussi avec insistance le ralenti visuel s’en sortent mieux, notamment ceux qui explorent ce procédé pour ses puissances formelles (une petite esthétique de la destruction naît ainsi dans le Devil Fool réalisé par Pablo Maestres pour Be Brave Benjamin), ainsi que ceux qui synchronisent le ralenti avec un morceau musical à la production lourde et traînante (l’étrange Chris Benoit d’Insane Clown Posse / The Deka Brothers, qui s'inspire de l’histoire tragique d’un catcheur canadien du même nom, et surtout Remember des Raveyards, réalisé par Charles De Meyer, qui élabore des solutions musico-visuelles très dynamiques en associant le ralenti vidéo à la rythmique à la fois pesante et élastique du dub-step) ; ces clips proposent, en outre, un principe d’alternance fructueux avec les images prises à vitesse normale de défilement.

 

Du rapport musique-image

En tant que forme, le clip-vidéo constitue avant tout un principe spécifique d’association entre la musique et l’image où, au prix d’un renversement peu courant de notre hiérarchie sensorielle spontanée (qui, en contexte audiovisuel courant, privilégie la vision, et relègue le plus souvent l’écoute à un rôle subalterne d’accompagnement), c’est la musique qui est la "source du mouvement des images". Ce qu’on attend du clip, c’est (surtout) qu’il élabore pour nous de nouvelles expériences esthétiques en fonction de cette spécificité musico-visuelle ; c’est qu’il inscrive dans le rapport entre musique et image de nouveaux affects, de nouvelles sensations et significations. C’est justement le cas du racé Down the Road (C2C / Thomas Tyman) qui prend pour prétexte un élément fondateur de la culture clip (la ballade urbaine en skate-board) pour délivrer une convaincante orchestration d’effets numériques synchronisés sur la musique : la futilité de l’argument de départ est ici le support d’une recomposition digitale, à la fois ludique et sensitive, de l’expérience de la ville.

Cette exigence musico-visuelle se retrouve sur U got me d’Rzatz, fable sombre sur la fin de l’enfance pour laquelle les réalisateurs (Pablo Coppere et Hervé Audouy) installent, toutes les quatre mesures, de beaux jump-cuts visuels sur les doubles croches syncopées de la gosse caisse. Cette exigence, on la retrouve encore : dans le Variations sur Marilou de Bashung (repris de Gainsbourg), hymne à la masturbation féminine pour lequel le réalisateur Maxime Bruneel compose une imagerie malicieuse, dont les motifs éthérés et symboliques fonctionnent parfaitement avec l’orchestration indolente du morceau musical ; dans l’hommage coloré au pionnier de l’animation Emile Cohl que réalise Mickael Coquelet pour le Tout paraît raccord de Lézard Martien, en offrant aux dynamiques du morceau musical de belles résonances à l’image ; et, sous une forme certes plus "facile" ou évidente, à l’intérieur des deux clips performatifs délivrés par Shaka Ponk (I’m Picky et Let’s Bang), dont l’enrobage numérique sert surtout à exalter la puissance que le groupe prétend déployer sur scène.

Cette exigence musico-visuelle se trouve, enfin, au cœur du plus beau clip de la compétition, Get Free, réalisé par SoMe pour Major Lazer. Le vidéaste prend ici appui sur le rythme lent et chaloupé, les basses creusés et le spectre sonore épuré du morceau musical d’origine (un dancehall planant et mélancolique) pour composer une véritable "symphonie de gestes" (quels raccords de mouvements !), filmés à la volée dans les bas-fonds jamaïcains. En plus d’une vision extrêmement neuve et réaliste de l’île et de ses habitants (aucun cliché ou occidentalisme ici, on n’est ni dans l’approche touristique, ni dans l’approche humanitaire), le clip parvient à faire passer, avec un impact sensoriel inédit, le poids de la nuit tropicale, son humidité, ses instantanés festifs, ses blocs de vie collectifs. On le voit (et on l’entend en même temps) : la force du clip, ici, c’est justement de ne pas avoir à raconter d’histoire structurée, ni à "documenter" (au sens traditionnel du terme) ce qu’il montre ; sa force réside, au contraire, dans sa capacité à composer une suite musicale et visuelle, une succession d’espaces et de corps, de rythmes et d’atmosphères, qui au fond nous en dit beaucoup plus que n’importe quelle "fiction" sur les données sensibles de l’existence dans cet endroit précis du monde. Récompensé par le "Coup de cœur" du jury, Get Free sauve in extremis un palmarès décevant – qui aurait, sans lui, donné une bien pauvre idée de ce que furent la diversité et l’intérêt du festival Protoclip, édition 2012

 

* Antoine Gaudin mène actuellement une recherche sur le clip-vidéo, en tant que chercheur associé au Labex ICCA (Industries culturelles et création artistique).