Dans un ouvrage riche et stimulant, le sociologue Jules Naudet se penche sur l'ascension sociale comme expérience de vie.

Faire partie du gratin, être la crème de la crème ou sur le dessus du panier... qui n'a pas rêvé de compter parmi les personnes occupant le premier rang dans une société de par leur formation, leur culture, leur excellence et le regard porté par les autres sur elles ? Faire partie de ce groupe d'exception est généralement vu comme un privilège. La dernière publication du sociologue Jules Naudet, Entrer dans l'élite. Parcours de réussite en France, aux Etats-Unis et en Inde (PUF, 2012) apporte des informations qui devraient nuancer cette croyance commune assez idyllique.

Fondé sur une solide revue de la littérature relative aux inégalités sociales tout autant que sur une méthodologie aguerrie en matière de comparatisme et de croisement des données qualitatives et quantitatives, ce riche ouvrage a pour point de départ la volonté de s'inscrire et de dépasser deux visions sociologiques sur la réussite sociale. La première, dans la lignée d'Emile Durkheim et de Pitirim Sorokin, insiste sur l'anomie induite par un changement social rapide. Il est même question de troubles identitaires et mentaux. La seconde, incarnée par Peter Blau, met davantage en avant la capacité d'adaptation des individus à leur nouveau groupe d'appartenance. On parlera alors d'acculturation, voire de "surconformité" et, par voie de conséquence, on soulignera plus les bénéfices de la mobilité sociale ascendante que ses coûts.

L'auteur souhaite dépasser ce clivage qui rend finalement peu compte de la réalité de cette expérience singulière pour les rares qui la vivent. Il préfère partir de ce que les deux approches précédemment évoquées ont en commun pour ensuite mener son enquête. Or ce qui les rapproche, c'est le constat d'une tension entre milieu d'origine et milieu d'arrivée chez l'individu promu. Dans un cas, celle-ci va être indépassable car les dissonances cognitives, affectives et sociales seront trop importantes, d'où la lourdeur des coûts. Dans l'autre, la forte valorisation de la réussite parviendra à effacer le sentiment de culpabilité et l'individu pourra jouir semble-t-il plus sereinement de son nouveau statut. Jules Naudet, lui-même ancien de Sciences Po et de l'Inalco -autant dire assez bien placé pour évoquer ce thème-, trouve que l'attention n'est pas assez portée sur l'individu et, justement, le discours qu'il produit pour gérer cette tension, véritable constante de tous les parcours observés. Il s'appuie pour cela sur Paul Ricoeur qui, dans Soi-même comme un autre (1990), développa l'idée du discours comme lieu ou se déploie "l'identité narrative", laquelle va permettre à la personne en ascension sociale de donner sens à tous les bouleversements qu'elle a connus et à accéder à un sentiment de cohérence d'elle-même. Quand la mobilité produit de l'instabilité et de la discontinuité, le récit de la mobilité produit stabilité et continuité"   , ce qui est d'ailleurs l'apanage de tout discours, surtout en période de crise...

L'auteur s'est donc attaché à récolter nombre de récits de vie dans trois pays réputés pour être des sociétés soit fermées, soit ouvertes. Outre des conclusions battant en brèche les clichés relatifs à ces pays   , ce qui interroge sur l'American Dream et la méritocratie républicaine comme vecteurs d'intégration   , le chercheur parvient à une conclusion générale sur la question du poids des variables nationales. Il propose ainsi un nouveau paradigme, celui d'"idéologie instituée" pour rendre compte de la variabilité des discours produits par les acteurs afin de diminuer la tension liée à leur forte réussite.

Sa proposition est intéressante car elle relativise le poids des cultures de chaque pays comme ressource dans laquelle chaque individu puise pour expliquer ce qui lui est arrivé, pour mettre en lumière d'autres viviers de référents culturels : "(…) il n'existe pas une façon de raconter sa réussite propre à chaque pays. Par contre, il existe des homologies fortes entre les interviews réalisées auprès de personnes résidant dans un même pays, travaillant dans un même secteur d'activité, appartenant à la même minorité, à la même caste ou à la même fraction de classe, et ces homolgies nous amènent à distinguer différents niveaux d'analyse. (…). L'"idéologie instituée" renvoie au degré de congruence des idéologies, au sens de Clifford Geertz, au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d'origine, du quartier et éventuellement de la caste ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Plus l'idéologie dominante au niveau de l'un de ces segments sociaux est également dominante aux autres niveaux, plus il est facile pour l'individu en mobilité de déployer un récit insistant sur l'idée d'une permanence à soi-même"   .

Et oui, car l'enjeu est bien de convaincre, de se convaincre soi-même, que l'on n'a pas changé alors que tout atteste du contraire. Avec l'inconfort de ne jamais tout à fait appartenir à son nouveau groupe et d'avoir le sentiment d'avoir trahi son groupe d'origine. A cet égard, et pour sortir de considérations strictement sociologiques, ce livre entre en forte résonance avec la littérature. Les récits de vie ne manquent ainsi pas de rappeler des épisodes inconfortables mais cocasses liés à l'absence de maitrise des "bons codes". Or on sait que ce type de décalage est aux fondements du comique. Les lettres fourmillent par ailleurs de personnages -songez à Gatsby ou à Bel-Ami- incarnant la réussite. D'autres, comme celles de Paul Nizan et d'Annie Ernaux   traitent de la trahison de classe.

Le caractère performatif du discours et sa vertu cathartique complètent l'intérêt littéraire que l'on peut trouver à cette somme assez impressionnante. Il n'est toutefois pas le dernier. On peut en effet aussi l'envisager sous un angle plus psychologique et se poser alors la question de ce qu'est, au fond, la réussite. Les témoignages sont en effet assez effarants de souffrance et d'une forme de détresse dont on aimerait savoir ce que les professionnels de la psychologie, voire de la psychiatrie, penseraient. Ainsi, des notions fortes de "moi clivé" ou de "double absence"   -ce qui interpelle beaucoup quant au rapport entretenu avec le réel, surtout s'il s'agit de décideurs- reviennent souvent. Du même coup, on touche profondément à l'humain et on délaisse la fonction-masque. Comment, en effet, ne pas être intrigué par des propos aussi inattendus que : "Mon système de valeurs aujourd'hui, c'est celui que me proposait mon école. J'y ai adhéré et j'y ai excellé. Objectivement, j'ai réussi, mais subjectivement non. Je n'ai rien écrit d'autre que de la prose administrative"   . Ou encore : "Aujourd'hui ce qui me caractérise c'est mon côté marginal. Je ne suis ni dans un camp ni dans l'autre. Je ne suis nulle part si ce n'est dans mon travail. Même si je le regrette un peu aujourd'hui. J'ai l'impression d'avoir loupé des choses... Même si en fait je referais la même chose si c'était à refaire !"   . Ou enfin, à propos de la "honte du père", le récit de cet anthropologue-sociologue sur des relations plus que tendues avec son ascendant : "Donc impossibilité de reconnaître ce savoir parce que ça menaçait son autorité, ça remettait en cause son expérience et là-dedans il n'avait pas de place. Il n'avait pas de place. Donc très tôt, dès 16 ans, ça a été très conflictuel. (…) on s'est même envoyé des trucs dans la figure. Des objets. Non, c'était un mur. Un mur d'incommunicabilité pendant quelques années"   .

Quoique très dense et forcément très conceptuel, cet ouvrage mérite donc au final d'être lu en chaussant différentes lunettes virtuelles propres aux sciences sociales (sociologie, littérature, psychologie). Reste en le refermant une question à laquelle on aimerait bien une réponse car elle doit d'ores et déjà exister : qu'en est-il des expériences de mobilité sociale descendante qui, dans le contexte actuel, semblent promises à un bel et triste avenir ?