Une brise révolutionnaire soufflerait-elle dans les salles de spectacle de l’hexagone ? Tandis que sort sur grand écran Le Capital de Costa-Gavras, le théâtre Montmartre-Galabru vient de décider de maintenir à l’affiche pour quelques semaines supplémentaires D’un retournement l’autre – Comédie sérieuse sur la crise financière – En quatre actes, et en alexandrins de Frédéric Lordon. Derrière ce titre célinien étendu à la façon Ancien Régime, la petite scène montmartroise propose la représentation exclusive par la troupe ADA-Théâtre d’un texte publié l’an passé par le plus spinoziste des économistes français, qui revêtait alors la perruque poudrée d’un Beaumarchais du XXIe siècle dénonçant les formes nouvelles de la tyrannie   .

Le premier retournement, que décrit l’essentiel de la pièce, est celui en fonction duquel, en 2010, le monde de la finance aux abois parvint finalement à soumettre à ses exigences l’action des pouvoirs publics. Quelques mois après les débuts de la crise des subprimes, sans exiger de gage et au moyen d’un formidable chèque en blanc, les gouvernements décidèrent de redresser un système financier au bord du précipice qui, très bientôt, remercia les Etats en leur facturant le coût de sa propre inconséquence. L’autre retournement est quant à lui le sujet d’une promesse terrifiante et salutaire, d’une prophétie portée par le grondement des peuples annonçant le déchaînement de la fureur révolutionnaire et la mise à bas d’un système organisant la prédation des richesses collectives au profit d’une élite avide, égoïste et coupée du reste de la société envers laquelle elle n’a que mépris.

Malicieusement adapté pour la scène par Judith Bernard, le texte dont se délectent et nous régalent les acteurs n’est pas seulement hilarant. En plus d’un certain nombre d’éléments déjà centraux dans l’analyse que Frédéric Lordon faisait de la crise de la bulle internet   , il donne à voir d’autres traits plus crument mis en évidence par celle que nous traversons aujourd’hui. Dès le début des années 2000, l’économiste constatait la déconnexion de l’économie financière et de l’économie réelle, l’obsession strictement pécuniaire et l’aveuglement généralisé de ses multiples acteurs, ou encore les mystifications du discours moralisateur et de la désignation de boucs-émissaires permettant de justifier devant la société civile l’absence de toute régulation ou de réformes structurelles. Une courte décennie plus tard, portée par les personnages du sire-président et de ses serviles conseillers, apparaît en outre et en pleine lumière l’incurie de la classe politique, réduite à l’impuissance par les égos qui en constituent le tout.

Comme l’historien Gérard Noiriel s’est employé récemment à tester les potentialités du spectacle vivant à porter sous des formes nouvelles le message des intellectuels   , l’expérience orchestrée par Frédéric Lordon et Judith Bernard affirme à son tour la capacité des idées à emprunter le chemin des arts de la scène pour mieux dissiper ces brumes enchanteresses. Une façon brute de renouer avec les grandes ambitions émancipatrices du Théâtre National Populaire. La leçon est passée : ainsi, au bout d’une heure, le public sort pour un temps joyeux et frondeur

* D’un retournement l’autre – Comédie sérieuse sur la crise financière – En quatre actes, et en alexandrins. Auteur : Frédéric Lordon. Adaptation et mise en scène : Judith Bernard. Au théâtre Montmartre-Galabru, jusqu’au 30 janvier 2013.
 

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