Un volume qui recueille une quizaine d'études examinant le problème du changement climatique du point de vue de l'éthique environnementale.

Tout paraîtra bien étrange, au regard d’un lecteur peu averti de la façon dont les problèmes écologiques sont posés dans les pays anglo-américains, dans le titre du volume que dirigent Allen Thompson et Jeremy Bendik-Keymer, et que publient ces jours-ci les MIT Press : Adaptation éthique au changement climatique – pour ne rien dire du sous-titre, qui rend de prime abord encore plus inintelligible le propos : Les vertus humaines du futur.

Qu’est-ce que le changement climatique a à voir avec la moralité ? Y a-t-il un sens, de manière générale, à situer sur le terrain de la moralité les problèmes écologiques que nous rencontrons ? Cette façon de poser les problèmes est pour le moins curieuse, dira-t-on, car la crise environnementale ne se présente pas à nous à la façon d’un problème moral dont il conviendrait d’apprendre à mesurer les enjeux, mais sous la forme beaucoup plus technique d'une perturbation qui défie les possibilités de reconstitution des stocks naturels et de restauration de ses équilibres. En outre, quel sens y a-t-il à parler d’une adaptation au changement climatique ? Faut-il entendre par là qu’à défaut de pouvoir lutter contre les causes d’un tel changement en limitant, par exemple, les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, il nous resterait à  nous adapter tant bien que mal à ses effets, au nom d’on ne sait quelle sagesse de résignation dont on ne voit pas bien ce qui pourrait la justifier politiquement et encore moins moralement ? Quant à l’allusion, dans le sous-titre du livre, à l’éthique des vertus d’origine aristotélicienne, n’est-ce pas faire un bien mauvais usage de la philosophie que de la mêler à de telles affaires ? Comme le disait Gunther Anders : "On ne peut se contenter aujourd’hui d’interpréter l’Ethique à Nicomaque alors qu’on accumule les ogives nucléaires".

Répondons à ces objections de principe en commençant par préciser ce qu’il convient d’entendre par le terme d’adaptation. La lutte contre le changement climatique comporte deux volets : l’atténuation, qui vise l’ensemble des mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et l’adaptation, qui vise à faire face aux impacts du changement climatique. Le terme d’adaptation a fait son apparition, dans les discussions internationales, lors du sommet climatique de Copenhague en 2009 et a été repris aux cours des négociations qui se sont déroulées à Cancun en 2010. Les parties prenantes des discussions semblent s’être au moins entendues sur un point : à savoir, sur le fait que les efforts internationaux, visant à prévenir l’accroissement de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère terrestre par la détermination de plafonds d’émission de ces gaz, ont été à ce jour, sinon franchement inefficaces, en tout cas insuffisants. En l’absence de tout consensus sur la façon d’étendre et d’élargir le protocole de Kyoto après 2012 (correspondant à la fin de la période d’observance des engagements qui y ont été pris), un accord s’est alors formé sur l’opportunité de mettre en place un plan d’adaptation visant à préparer les populations à vivre (et à vivre aussi bien que possible) au sein d’un environnement dégradé. Les pays riches et industrialisés étant largement responsables de l’augmentation des gaz à effet de serre depuis le début de l’ère industrielle, c’est sur ces derniers qu’il a semblé légitime de faire reposer la charge d’aider les pays du Sud à s’adapter aux désordres climatiques, à leurs dégâts et aux hypothèques qu’ils posent sur le développement, en finançant notamment le transfert de technologies.   

Mais n’est-ce pas mal poser le problème de l’adaptation que de le poser exclusivement en termes de coûts financiers et de transfert technologique, c’est-à-dire dans les termes de la poursuite d’une activité économique dont le développement est censé assurer le bien-être de tous ? Si la question de l’adaptation est comprise comme la question de savoir comment optimaliser le développement de l’activité économique en dépit des effets du changement climatique, alors les efforts d’adaptation ne sont rien d’autre que des efforts à court-terme de limitation des impacts du réchauffement climatique. L’adaptation n’est alors qu’un processus complémentaire de l’atténuation, et ne constitue pas une véritable alternative.        

A l’encontre de cette conception de l’adaptation, Allen Thompson et Jeremy Bendik-Keymer s’efforcent d’en faire valoir une tout autre  - une conception qu’ils disent humaniste de l’adaptation, en vertu de laquelle il s’agirait, non pas de tenter de limiter les impacts du changement climatique sur ce que nous sommes devenus et sur les conditions de vie qui sont désormais les nôtres, mais de modifier l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et la façon dont nous nous comportons en vue de prendre place au sein du nouveau contexte global en réalisant la forme d’excellence humaine qui lui correspond. Les conditions globales actuelles (ainsi que celles que laissent présager un avenir proche) ne nous confrontent pas seulement au défi de prévenir les effets dommageables d’une dégradation environnementale, mais encore et plus fondamentalement au défi d’ajuster la conception que nous nous faisons de nous-mêmes, nos idéaux, notre compréhension de la responsabilité, des attitudes traditionnellement qualifiées comme étant vertueuses ou vicieuses, de la structure et de la portée de nos institutions, en vue de prendre en compte les réalités et les exigences du monde nouveau dans lequel nous nous trouvons.

L’adaptation de l’humanité au changement climatique implique donc (1) de modifier la conception que nous nous faisons de nous-mêmes, (2) de modifier la façon dont nous concevons les actions vertueuses et vicieuses, en vue (3) de répondre au mieux aux conditions écologiques actuelles et à venir, en y incluant le réchauffement climatique et les autres dégradations environnementales.

De la détermination de cette problématique procède la division en quatre parties du volume que dirigent Allen Thompson et Jeremy Bendik-Keymer.

La question de savoir qui nous sommes n’est nulle autre que celle du caractère moral de la personne et celle des conditions institutionnelles de l’accomplissement des vertus humaines. C’est cette question qui est abordée dans la troisième et dans la quatrième parties de ce volume, intitulées respectivement "Ajuster la caractère au changement environnemental" et "Réorganiser les institutions pour permettre l’accomplissement des vertus humaines".

La question de savoir comment nous pouvons agir vertueusement est réinterprétée dans les termes modernes de la problématique élaborée par Amartya Sen et Martha Nussbaum des capabilités. C’est elle qui est au centre de la deuxième partie intitulée "Intégrer la préoccupation écologique comme composante de la vertu de la justice".

La question de savoir comment nous pouvons le mieux nous adapter aux conditions écologiques actuelles et à venir soulève des enjeux d’ordre pragmatique, que discutent les théoriciens de la restauration écologique dans la première partie intitulée "Adapter la restauration au changement climatique".

L’objectif d’ensemble que poursuit le volume est d’inviter à comprendre l’épanouissement humain selon des modalités renouvelées. Plutôt que d’œuvrer à adapter nos infrastructures et nos économies en vue d’atténuer les impacts du changement climatique, ne devrions-nous pas plutôt travailler à réajuster notre pratique de la restauration écologique, à redéfinir la place de l’écologie dans notre conception de la justice, à repenser la forme et la substance d’un certain nombre de vertus et de vices traditionnels, à réagencer l’organisation de certaines de nos institutions, en vue de rendre possible la réalisation de la forme d’excellence qui correspond à l’humanité collectivement exposée aux effets du changement climatique ? 

C’est dans le cadre de cette problématique originale que se développent les analyses des seize essais réunis dans ce volume, lequel, comme le dit Holmes Rolston en quatrième de couverture, offre probablement la meilleure anthologie actuellement disponible sur cette question, du fait de la présence, parmi les divers contributeurs, des théoriciens les plus brillants de l’éthique environnementale contemporaine : Ned Hettinger, Ronald Sandler, Eric Higgs, Andrew Light, Dale Jamieson et Bryan Norton