* Ce texte constitue la troisième et dernière partie d'un grand entretien avec Gérard Noiriel.

Nonfiction.fr – Dans la mesure où le savoir en sciences sociales est toujours situé, vous avez exprimé à plusieurs reprises votre conviction que les progrès en matière de savoir historique sont suspendus à la capacité du monde savant à intégrer des personnes aux origines et aux parcours variés. Êtes-vous optimiste à cet égard ? 

Gérard Noiriel – Non, je ne suis pas optimiste. Je crois qu’aujourd’hui, des gens avec mon parcours ne pourraient plus se faire une place. Mon salut, c’est qu’il existait des écoles normales d’instituteurs qui permettaient aux enfants des milieux populaires de poursuivre leurs études après la troisième, et sans elles, il est clair que je ne l’aurais pas fait. Bien-sûr, il est désormais plus facile d’aller jusqu’au bac, mais pour faire quoi après ? Il y a certes la question financière : les parents et les étudiants se demandent aujourd’hui à quoi cela mène de faire des études d’histoire. Mais c’est aussi la question de la motivation, de la croyance en le fait que cela vaut le coup de s’investir dans ce genre de projet parce qu’on peut y arriver. J’ai enseigné pendant dix ans à l’ENS : 80% des élèves viennent de deux lycées situés à 500 mètres de l’école. Ce sont des étudiants qui ont beaucoup travaillé, qui ont beaucoup donné et il n’y a pas de raison que leur mérite et leur travail ne soient pas récompensés ; mais force est de constater que ce système est un obstacle à la diversité dans la profession. Il y a aussi d’autres problèmes comme le localisme du recrutement dans les facs de province. Bref, une multitude de problèmes se cumulent, empêchant que cette multiplicité soit respectée. Là aussi, il faudrait tout poser sur la table pour trouver des formes adéquates. Ce n’est pas évident, parce que ce n’est pas qu’une question matérielle. Je suis contre la discrimination positive et les quotas : si on m’avait donné une place parce que j’étais issu d’un milieu populaire, je n’en aurais jamais voulu. C’est très humiliant. Il faut que les gens arrivent à leur place par leur mérite, mais qu’on les mette en condition de le faire. C’est l’idée d’une école républicaine à laquelle je crois, mais qui n’existe pas – on le sait bien. Je reste convaincu que la diversité des points de vue sur l’histoire est liée à la diversité des expériences vécues, mais cela n’empêche pas que les apprentissages, eux, doivent être plus ou moins homogènes.

Peut-on poser le problème dans les termes d’une démocratisation du savoir ?

C’est le problème la démocratisation de l’accès aux institutions qui permettent d’entrer en compétition. La question est maintenant posée de savoir s’il faut toujours recruter les historiens avec l’agrégation, qui reste le concours nécessaire. C’est un concours un peu absurde, qui consiste à apprendre beaucoup de choses par cœur, et qui ne détecte pas les qualités ou les compétences scientifiques. Les autres pays fonctionnent par le biais de l’université et de la thèse, tandis que nous, nous suivons encore le parcours classes préparatoires-grandes écoles-agrégation-etc. En même temps, on peut critiquer les concours, mais encore faut-il les remplacer par des formes d’évaluation qui soient justes. Sinon, le bon côté des concours – l’anonymat, notamment, qui est quand même une certaine garantie d’égalité – risque d’être remplacé par les copinages, les réseaux, etc. Il n’y a pas de solution miracle, mais pour moi, il est évident qu’il faudrait prendre ce problème à bras le corps. Le problème, ce n’est donc pas la démocratisation de l’histoire, c’est la démocratisation de l’accès aux savoirs permettant ensuite de mener une carrière de chercheur.

Votre expérience associative à Longwy rappelle qu’une grande partie de l’histoire, en France, se fait en dehors des institutions de recherche légitimes (universités, écoles, CNRS) : quelle place cette histoire a-t-elle dans le champ de la connaissance ?

Je distingue effectivement l’histoire-mémoire et l’histoire-science. Cette distinction ne recoupe pas forcément les appartenances académiques. L’histoire-science se donne pour finalité de comprendre et d’expliquer le passé. L’histoire-mémoire, elle, se donne pour finalité de commémorer, de justifier, de dénoncer, de sauver de l’oubli, etc. Pour moi, il est très important de bien faire cette distinction, et ce qu’on appelle l’histoire aujourd’hui, à 90%, c’est de l’histoire-mémoire. Elle peut être pratiquée par des associations, mais aussi par la télévision ou par tout ce qui s’exprime sur le passé. 

Concernant les associations, je tiens à dire que j’ai toujours travaillé dans ce cadre. Pendant dix ans, quand j’étais professeur dans le secondaire, j’ai fait de la recherche dans des associations, et j’ai continué ensuite. J’ai toujours eu besoin d’avoir un pied en dehors du monde académique pour travailler d’une manière associative. Donc je ne vais pas dénoncer l’histoire-mémoire. Mais j’en mesure aussi les limites. C’est elle qui permet de rester vivant, de rester en contact avec le vécu et les préoccupations des populations. Et en même temps, je pense que pour féconder cette histoire-mémoire, il faut qu’elle reste en lien avec l’histoire-science. C’est le travail que je fais dans le cadre de ce qu’on appelle "l’éducation populaire", avec des gens qui veulent faire l’histoire de leur communauté. Je les accompagne aussi pour leur donner des outils critiques, pour inscrire leur histoire particulière dans une perspective plus universelle. 

J’ai écris à plusieurs reprises qu’en histoire contemporaine, tous les nouveaux objets d’études ont été au départ développés par des associations mémorielles : l’histoire ouvrière a d’abord été faite par les syndicats, l’histoire des femmes a d’abord été faite par des militantes féministes, l’histoire de la Shoah, par des enfants de victimes, et pour l’histoire de l’immigration, ce sont des associations qui s’y sont intéressées au départ. C’est dans la société civile que s’élaborent des nouveaux objets : ensuite les universitaires s’en emparent et ils peuvent dire des choses qui pourront enrichir la mémoire. Mais il ne faut pas la couper du savoir universitaire. Il y a une complémentarité, en partie conflictuelle, entre les deux, mais les deux sont nécessaires. Cela étant dit, il faut défendre fermement l’histoire professionnelle, parce qu’elle risque toujours d’être marginalisée par l’histoire-mémoire. 



Dans Les fils maudits de la République   , vous revenez sur la distinction progressive des rôles du savant et du politique théorisée par M. Weber. A cet égard, en même temps que vous n’économisez pas votre engagement dans la cité, vous soulignez régulièrement l’importance de mesurer cet engagement et de se déprendre de la tentation de trop juger, que M. Bloch identifiait déjà chez de nombreux historiens et considérait comme un droit usurpé. Comment concilier les rôles du chercheur et du militant ?  

Marc Bloch parlait effectivement de la "manie du jugement"… Il y a de très nombreuses manières de concevoir son métier d’historien et personne ne doit le régenter. Pour ma part, je n’étais à l’aise que dans l’articulation des deux niveaux. La question de savoir "à quoi ça sert" m’a hanté depuis le départ, mais j’ai des collègues qui ne se la posent pas. Moi, je ne peux pas ne pas me la poser : si je travaille pour écrire des articles qui vont être lus par dix personnes sur la planète, cela me pose question. Et en même temps, je ne veux pas être utilisé par des organisations politiques. Donc je me fais un peu la mouche du coche, et je suis toujours dans une certaine mesure en décalage par rapport aux milieux dans lesquels je suis. Dans le monde académique, j’essaye de défendre l’idée qu’il existe un autre monde en dehors ; et quand je suis avec des militants, j’essaye de pointer la complexité de notre histoire. J’ai évolué aussi parce que j’étais en discussion avec des gens qui n’étaient pas historiens et qui pouvaient me poser des questions sur des choses auxquelles je n’avais pas pensé. Je crois beaucoup à ce savoir du public et à ses effets dans les interrogations des historiens. 

On est toujours sur le fil du rasoir. Dans le livre dont vous parlez, j’ai essayé de "théoriser" cette posture dans laquelle je me reconnais, qui est celle de l’intellectuel spécifique. J’ai caractérisé trois postures intellectuelles : l’intellectuel révolutionnaire – ou intellectuel critique –, l’intellectuel de gouvernement et l’intellectuel spécifique. L’intellectuel spécifique, c’est celui qui se mêle au public sans chercher à régenter l’opinion des citoyens, mais qui leur donne des outils pour mieux penser leur propre situation. Cela aboutit souvent – je pense à mon cas au sujet de l’immigration – à dénoncer les "faux problèmes". Quand vous dites aux gens qu’ils posent de "faux problèmes", cela provoque des résistances. Cette posture de l’intellectuel spécifique, qui était déjà celle de Bourdieu, n’est pas  facile à tenir. Mais c’est celle qui me convient le mieux, parce qu’elle échappe aux impasses de l’expertise. Je n’ai jamais pu non plus me placer uniquement dans la critique : beaucoup de mes collègues, dont je suis proche par ailleurs, ont leur blog ou des chroniques dans Libération ou sur Médiapart, dans lesquels ils passent au crible l’actualité pour dénoncer le monde politique. Moi, j’ai besoin d’être dans le concret, dans l’action.

Au début de votre carrière, vous avez animé une émission d’histoire à la radio   et plus tard vous avez participé à des documentaires pour la télévision   . Plus récemment, vous avez été membre du conseil scientifique de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, vous tenez un blog et vous vous êtes lancé dans l’expérimentation très originale du "théâtre historien". De votre deuxième pièce est d’ailleurs sorti un livre, Chocolat, clown nègre   , qui témoigne d’un profond renouvellement de votre manière d’écrire l’histoire. En même temps, vous ne cachez pas votre méfiance vis-à-vis des médias de masse et des formes de leur recours aux "experts" : quels sont selon vous les grands enjeux de la communication de l’histoire ? En fonction de ces enjeux, quels canaux vous semble-t-elle pouvoir emprunter ? 

La définition classique du métier d’historien, c’est enseignant-chercheur. Il y a donc une finalité pédagogique dans ce métier qui consiste à transmettre des connaissances à des étudiants ou, à travers la filière scolaire, à des élèves. Ça, c’est fondamental et il faut le défendre car nous savons que c’est par ce biais que notre savoir spécialisé peut se diffuser. Mais je mets quand même en garde les pouvoirs publics contre une division du travail, une segmentation des lieux. On a aujourd’hui le milieu artistique avec les Artistes qui font dans la création, les Chercheurs qui font leur recherche, et puis le milieu des enseignants et de l’éducation populaire du secteur associatif. Or entre ces différents milieux, le fossé est de plus en plus grand, ce qui fait que le savoir ne circule plus de l’un à l’autre. Le pouvoir politique a satisfait des clientèles en tenant des discours pour les savants, d’autres pour les artistes et d’autres encore sur l’éducation civique, adressés à un troisième public, or je crois qu’en faisant cela, on va dans le mur. L’enjeu majeur, c’est de rétablir des passerelles. 

Pendant la grande époque de la définition de la culture publique – du temps de Jean Vilar au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – on a voulu penser la culture comme un lien social, comme un lieu de rassemblement et de communication entre les différents milieux. Cet objectif m’a toujours préoccupé, et c’est pour cela que j’ai mis un pied dans le monde associatif ; mais c’est un trépied qu’il faudrait ! Il me manquait un pied dans le monde artistique, puisque après avoir créé avec d’autres personnes dans les années 80 une association pour un musée de l’immigration, il nous a fallu attendre vingt ans pour que le pouvoir – non pas la gauche, que ça n’intéressait pas, mais Jacques Chirac avec Jacques Toubon – décide de créer cette institution. Puis c’est en prenant part au conseil scientifique de préfiguration de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration que j’ai commencé à travailler avec Martine Derrier   , qui avait un bureau de théâtre et qui aujourd’hui travaille avec moi dans l’association DAJA   . Le but était  de faire le lien entre le spectacle vivant et la recherche historique. Progressivement, on a abouti à des projets artistiques, parce que j’avais aussi compris depuis un certain temps que la transmission de la connaissance pouvait prendre des formes qui ne sont pas celles qu’on utilise dans le champ scientifique. 

En relisant Brecht – j’explique cela dans mon livre sur le théâtre   – j’ai réalisé qu’il existait des moyens artistiques pour rendre compte de l’intelligibilité du monde, pour créer des brèches et faire front commun dans de nouvelles alliances. Je ne me fais pas d’illusions : on n’a pas vocation à devenir majoritaires ; mais nous sommes aujourd’hui dans une situation de fractionnement tellement grave qu’il faut pouvoir résister et présenter un front relativement uni face aux entreprises commerciales, médiatiques ou politiques contradictoires avec les conceptions que nous défendons de la création, de la recherche et de la connaissance. Je suis absolument convaincu que cette résistance passe par de nouvelles alliances, qui ont aussi pour effet d’ouvrir nos horizons. Lorsqu’on imagine des projets comme ceux qu’on essaye de développer avec l’association DAJA, on se pose des questions sur les formes nouvelles à inventer pour transmettre les connaissances. Mais il a aussi une dimension sociale. Lorsque vous faites des expériences, vous associez des gens qui ne travaillaient pas ensemble, et qui accèdent ainsi à des réalités qui leur échappaient. 

Quand j’ai découvert l’histoire du clown Chocolat, j’ai proposé à notre association DAJA de monter un petit projet,  pour lequel nous avons obtenu une aide du Conseil régional dans le cadre d’une sensibilisation à la question des discriminations. C’est ainsi que nous avons mis sur pied la conférence théâtrale sur le clown Chocolat. On a présenté ce spectacle une soixantaine de fois dans toute la France, dans des centres socioculturels, des salles des fêtes, etc. Pendant plus de deux ans,  plusieurs fois par mois, j’ai accompagné le musicien, le comédien et le régisseur, ce qui m’a permis d’accumuler une expérience importante en matière d’éducation populaire. Là encore, ce n’est pas en théoricien que je parle. J’ai vu concrètement comment fonctionnait le monde culturel, et les difficultés qu’ont les associations aujourd’hui pour monter ce genre de projet. J’ai pu voir combien les incompréhensions entre les uns et les autres sont difficiles à surmonter et à mettre sur la place publique, parce qu’il y a trop d’intérêts en jeu.

Vous évoquiez votre livre Histoire, théâtre et politique : c’est donc cette position d’observateur participant qui vous a permis en retour, sous la forme de cette analyse,  d’apporter quelque-chose aux professionnels du théâtre et de l’éducation populaire – qui vous apportaient eux-mêmes leurs compétences et leur regard…  

Oui, je suis convaincu que cela peut fonctionner dans les deux sens. Mais je crois aussi que ça ne peut intéresser que des gens un peu marginaux dans leur milieu. C’est quand on n’y est pas complètement à l’aise qu’on est à l’écoute des autres milieux : si vous êtes roi dans votre domaine, vous fermez vos oreilles. Dans le milieu artistique, il y a des gens insatisfaits qui vont se mettre dans une situation d’apprentissage, comme je l’ai fait à leur égard en entrant dans leur milieu. Cela fonctionne dans les deux sens, de manière très variable selon les personnes. 

Quand on est historien et qu’on veut publier un livre, surtout si on a déjà publié avant et qu’on a un éditeur, il suffit presque de prendre un stylo et d’écrire. Mais dans le théâtre, il faut des moyens, parce que les artistes ont besoin de vivre et parce que proposer un spectacle exige d’avoir des éléments matériels souvent coûteux. Pourtant je suis certain que le travail associant des artistes et des chercheurs en sciences sociales offre des potentialités d’innovation sur le plan du spectacle vivant. Le nombre de gens intéressés à le faire dans le monde artistique est faible. Il faut dire que les artistes n’ont pas intérêt à s’engager dans cette voie ; au contraire : c’est presque contre-productif pour leur réputation, leur carrière. De même, c’est contre-productif pour un jeune universitaire d’aller travailler avec un théâtre. Et il est extrêmement difficile de faire travailler ensemble des gens de milieux différents quand personne n’y a intérêt. C’est là qu’une politique culturelle conséquente devrait fournir des aides. 

Certains canaux de diffusion de la connaissance historique vous semblent-ils à l’inverse difficilement empruntables, ou en existe-t-il que vous ne souhaitez plus emprunter ?

Je ne suis pas un dénonciateur tout azimut des médias. Lorsque vous visez une audience très large, vous avez des contraintes particulières. Les universitaires n’ont pas besoin de s’interroger sur leur public parce qu’ils sont payés par l’Etat. Mais quand vous vivez de ce que vous vendez – livres, programmes radio, chaîne télévisée, etc. – cela impose des contraintes particulières. Je pense que dans toute manière de faire, il y a des choses bonnes et des choses critiquables. 

Mon pari, c’est de montrer qu’on peut développer des projets culturels sérieux du point de vue du fond mais attirant dans leur forme. Ma critique du Musée de l’histoire de France venait du fait que l’ancien ministre prétendait que le savoir des historiens était a priori trop difficile à diffuser. C’est totalement faux. On peut tout-à-fait faire passer dans un langage accessible, en jouant aussi sur la dimension esthétique, artistique, des processus qui au fond sont compliqués. 

D’où ma critique des livres dénonçant le storytelling, qui me semblent présenter une vision purement intellectuelle des choses. Je crois que le storytelling est une nécessité pour tous ceux qui veulent communiquer avec un large public. La question, c’est de savoir quel est le contenu, quel est le fond des histoires qu’on nous raconte. A ce sujet, je m’appuie notamment sur l’ouvrage de Jacques Bouveresse dont nous parlions tout à l’heure, La connaissance de l’écrivain   . Lui qui a toujours défendu très fermement l’autonomie de la science montre comment la connaissance du sens commun s’acquiert par des procédés qui relèvent de la littérature. On ne peut donc pas reprocher aux journalistes d’utiliser ces techniques littéraires, sinon il faut supprimer leur métier. Evidemment, il y a des distinctions à faire : quand on écrit comme vous pour des publics un peu spécialisés, ce problème-là ne se pose pas vraiment ; mais il se pose à ceux qui veulent toucher un public populaire. Dans le milieu universitaire, nous sommes entourés de collègues qui postulent que le monde entier est composé d’intellectuels, de gens comme eux. Mais ce n’est pas vrai. Ce n’est pas forcément renoncer à ses exigences que de trouver des formes adéquates pour transmettre au plus grand nombre un savoir de manière accessible 

 

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