Ce texte constitue la seconde partie d'un grand entretien avec Gérard Noiriel.

 

Nonfiction.fr – Du point de vue de la méthode, votre nom est indissociablement lié à celui de la sociohistoire. Pourriez-vous nous rappeler quels problèmes vous ont incité à développer cette nouvelle démarche, ce qui l’a nourri et quels en sont les principes directeurs ? 

Gérard Noiriel – La socio-histoire, c’est une aventure collective qui s’est nouée entre des gens de ma génération qui souvent avaient eu une jeunesse assez politisée, qui étaient marqués par un certain désenchantement et que la sociologie de Bourdieu avait également beaucoup influencés, sans nécessairement leur donner envie de devenir des soldats du bataillon bourdieusien.

Nous nous sommes beaucoup organisés autour du DEA de sciences sociales que le sociologue Jean-Claude Chamboredon a créé au début des années 1980. J’avais été recruté en 1986 comme répétiteur à l’ENS d’Ulm pour être son assistant et m’occuper de ce DEA (qui dépendait aussi de l’EHESS). C’était un endroit fantastique pour impulser des choses avec des étudiants, etc. Dans cette école, j’ai eu des moyens pour développer des projets et nouer des contacts qui m’ont permis de travailler progressivement avec des gens de différentes disciplines. Je pense à Christian Topalov en sociologie, à Michel Offerlé en sciences politiques, à Alban Bensa en anthropologie… C’était le noyau de départ. Nous nous retrouvions dans une volonté de promouvoir l’interdisciplinarité autour de l’axe directeur de l’historicité : nous avons donc travaillé ensemble et nous avons formé des étudiants d’une manière différente de la génération antérieure, qui comptait beaucoup de théoriciens mais peu de praticiens et à laquelle nous ne voulions pas ressembler. Nous n’avions pas envie de prolonger la guerre entre grands penseurs (Foucault, Deleuze, Derrida, Bourdieu, etc.) qu’on avait vécue en tant qu’étudiants.

Je crois que nos affinités venaient aussi du fait que nous voulions faire du travail collectif, concret, en associant des étudiants avec lesquels nous souhaitions nouer des relations plus égalitaires que celles que nous avions nous-mêmes connues. Nous voulions nous familiariser avec les échanges d’outils de façon à faire évoluer les choses véritablement par la pratique. Ce DEA de sciences sociales a été créé au moment de l’arrivée de la gauche au pouvoir. A l’époque, c’était un peu une vitrine de l’interdisciplinarité : des étudiants travaillaient sur des recherches empiriques, on faisait un stage de terrain en anthropologie, on échangeait entre nous. Tout cela s’est fait progressivement, puis nous avons réuni nos forces pour fonder la revue Genèses, et c’est comme ça que s’est élaborée au départ la socio-histoire.

Je crois que l’originalité de ce mouvement, c’est qu’il a produit des résultats avant d’avoir un nom. Le mot socio-histoire avait déjà été utilisé par d’autres, notamment Roger Chartier. Au bout d’un certain temps, il a semblé nécessaire de fixer les contours de ce domaine de recherches. Au début des années 1990, les choses se sont un peu formalisées et nous avons créé avec Michel Offerlé la collection Socio-histoires   , pour définir un territoire autour de cela.

Je dirais que la socio-histoire combine les apports les plus importants de l’histoire et de la sociologie. L’apport majeur de la discipline historique a été, au XIXe siècle, de lutter contre la réification des rapports sociaux en montrant leur historicité : rappeler que les objets qui nous entourent sont le produit de luttes, de rapports de force, de règlements arbitraires qui se sont solidifiés, chosifiés, naturalisés. Cette dimension critique de l’histoire, on a eu tendance à l’oublier, mais elle était très présente au début du XIXe siècle, lorsque sont apparus les premiers historiens universitaires. Dans notre revue Genèses, nous voulions réactiver cette dimension critique de l’histoire en la combinant avec ce qui constitue l’apport principal de la sociologie, à savoir la mise en évidence du lien social. Là aussi, il s’agit de lutter contre la réification du monde en rappelant qu’il est composé d’individus liés entre eux dans des rapports de solidarité et de domination. La combinaison des principes fondamentaux des deux disciplines délimite l’espace propre de la socio-histoire.

La socio-histoire, ce n’est pas une théorie. Je me suis souvent référé à Wittgenstein pour reprendre la métaphore du jeu de cartes, ou du jeu de langage. Quand vous jouez aux cartes, il y a des règles relativement simples au départ. En socio-histoire, c’est pareil. C’est pour cela que j’ai publié un petit livre dans la collection Repères   en donnant dans une brève introduction les règles de base, et en montrant comment elles sont mises en œuvre dans des exemples empiriques. Les règles de départ sont peu nombreuses : l’historicité, la lutte contre la réification notamment dans le langage, l’importance à accorder aux relations entre individus, l’idée du rapport passé-présent, etc. Elles doivent devenir des réflexes, c’est-à-dire qu’il s’agit de les intérioriser. C’est ce que j’explique à mes étudiants, avant de les faire travailler autour de leurs propres recherches pour voir s’ils sont capables de jouer le jeu. Et c’est finalement à peu près tout : on ne prétend pas avoir une théorie qui ouvrirait toutes les serrures.

Au long de votre carrière, vous avez pris pour objets d’étude les ouvriers, l’immigration, le régime de Vichy et la genèse de l’Etat ; d’une autre manière, vous avez également réfléchi à la situation des intellectuels dans la République. Comment s’articulent ces thèmes ? La démarche socio-historique conduit-elle à identifier entre eux des liens auxquels d’autres démarches seraient moins sensibles ?

Vous évoquez à juste titre la différence de statut de mes divers travaux, car je distingue très nettement parmi mes publications mes recherches fondamentales de ce que j’appelle des essais. Ce que j’ai fait sur les intellectuels ou sur le théâtre, ce sont des essais ; ce ne sont donc pas des recherches de fond – puisque je m’appuie sur des recherches effectuées par d’autres – mais des prises de position dans le champ intellectuel, qui sont aussi pour moi des moments d’évolution dans mon travail. Ça peut être des relais, des repères, mais dans tous les cas, ce sont des interventions que je sens nécessaire de présenter au public à un moment donné, tout en explicitant clairement la nature de ces réflexions. Ce qui m’a gêné, chez Bourdieu, dans les dernières années de sa vie, c’est qu’il donne toujours l’impression que c’est le savant qui parle. Or manifestement, comme je l’ai montré dans Penser avec, penser contre, il y a des moments, notamment dans le recueil d’interventions publiées dans la collection Raisons d’Agir, où il intervient sur des problèmes (comme la politique économique de l’Union européenne) qu’il n’a jamais étudié lui-même. Il aurait dû préciser que ces prises de position n’étaient pas du même type que ses travaux scientifiques.

La méthode socio-historique, je l’ai principalement mise en œuvre dans mes travaux de fond. Et là, oui, les choses s’enchaînent. Si je suis passé d’un objet d’étude à un autre, c’est que pour moi ils s’articulaient de manière fondamentale. Quand j’ai travaillé sur les ouvriers pour ma thèse, j’étais encore dans l’histoire sociale plutôt que dans la socio-histoire ; puis je me suis rendu compte qu’en présentant les ouvriers avec nos grilles marxistes comme étant "le prolétariat", "la classe ouvrière", on passait à côté de divisions internes extrêmement fortes, notamment liées à l’immigration. Or qu’est-ce que l’immigration ? C’est un rapport à l’Etat, essentiellement. Mais il n’y avait aucun travail historique là-dessus quand j’ai commencé ma thèse (à la fin des années 1970). J’ai donc creusé ces questions. Cela m’a amené, toujours dans une perspective socio-historique, à montrer que les entités collectives – qu’on appelle les classes sociales, les syndicats, les partis, etc. – étaient des groupements entre des individus qui pouvaient aussi être liés entre eux par des relations directes ou indirectes – des organisations, le langage, etc. L’Etat, évidemment, joue en la matière un rôle majeur : la nation, pour moi, c’est un groupe social qui lie entre eux des individus qui ne se connaissent pas mais qui ont la même nationalité. C’est donc bien à partir de ce regard socio-historique que les thèmes sur lesquels j’ai travaillé se sont enchaînés pendant presque vingt-cinq ans.

Le lien entre tous ces objets procède aussi de ma volonté de faire de l’histoire "par en bas". Prenons par exemple la question de la nationalité : un historien de l’immigration comme Patrick Weil a pour sa part centré ses travaux sur l’évolution des définitions juridiques ou politiques de la nationalité   . Mon approche consiste plutôt à demander ce qu’elle change dans la vie des gens. Je me suis rendu compte qu’avant la fin du XIXe siècle, la nationalité n’avait pratiquement aucune importance pour les ouvriers et les paysans, jusqu’à ce qu’elle leur tombe dessus et qu’ils aient à la justifier. Jusqu’à ce moment-là, leur "nous", c’est le village ou le quartier où ils habitent. Bref, j’ai fait un travail sur les papiers d’identité pour montrer comment la vie des gens du commun avait changé suite à la pénétration de l’Etat. On est tellement dedans aujourd’hui que ça nous paraît naturel, mais tout cela est le produit d’une histoire, qui justifie donc d’aborder la question de l’état civil dans une perspective de socio-histoire de l’Etat.



Votre terrain d’étude est donc l’époque contemporaine, à laquelle vous avez consacré un ouvrage didactique à l’usage des étudiants   . Pensez-vous que les enjeux de ce terrain – les luttes sociales, les transformations de la société – aient favorisé l’émergence de la socio-histoire ? Cette démarche vous semble-t-elle transposable à l’étude d’autres périodes moins documentées et à première vue traversées par d’autres lignes de partage ?

Il est évident qu’il y a un lien entre la socio-histoire et le regard qu’on peut porter sur le monde. De même que l’histoire sociale était liée au socialisme, la socio-histoire est liée aux mutations du champ politique à partir des années 70. L’histoire "par en bas", la déconstruction des grandes entités collectives, émergent à l’évidence de ce contexte. Aujourd’hui encore on retrouve ces lignes de faille  entre différents domaines de la recherche historique. Mais malgré tout, il est aussi clair que les questionnements conservent une véritable autonomie par rapport au politique : on n’est au service d’aucun parti. Je pense donc que l’articulation entre le politique et ce que nous faisons en tant que chercheurs est très perceptible ; mais ces recherches découlent aussi de la préoccupation plus spécifiquement socio-historienne, qui est non pas tant de voir les choses par en bas que de voir comment s’articulent le bas et le haut. Je ne pense pas, comme on le croyait dans les années 70, que tout vienne d’en bas. Mais je suis convaincu que ce que font les gens modestes a des effets sur les gens d’en haut. C’est cela que j’essaye de mettre en valeur : il y a une interaction entre les deux, même s’il est difficile de la faire ressortir.

Cette démarche peut-elle être transposée à d’autres périodes ? Oui, incontestablement. La socio-histoire n’a pas vocation à être uniquement celle de la période contemporaine. Quand on dit que toute histoire s’écrit au présent, c’est parce qu’on ne peut travailler qu’avec des sources présentes aujourd’hui ; mais on peut tout-à-fait imaginer par exemple une socio-histoire du Moyen Age. Une partie des travaux de Nicolas Offenstadt sont de cette facture-là. Dans la mesure où la socio-histoire s’interroge aussi beaucoup sur le rapport passé-présent, elle porte son attention sur le passé qui pesait sur le présent des gens du Moyen Age. Avoir cette dimension-là en tête quand on travaille sur ces siècles, je pense que ce n’est pas inutile. Cela peut aussi consister à déconstruire de grandes entités collectives comme l’Etat, l’Eglise, etc. pour retrouver les relations entre personnes. Je pense que cela est tout-à-fait faisable dans l’étude de chaque période. Même lorsqu’il y a moins de sources, de matériau, la perspective socio-historique, qui n’est qu’un regard sur le passé, peut fonctionner.

Faire l’histoire de l’immigration n’a pas été sans obstacle : comment expliquer l’illégitimité et la légitimation scientifique de certains problèmes? Dans ce domaine, votre travail a-t-il été impacté par la législation sur les statistiques ethniques ?

Ma thèse de troisième cycle est une thèse d’histoire ouvrière, mais entre la soutenance et la publication du livre que j’en ai tiré en 1984   , une évolution s’est produite qui est aussi liée à des questions politiques. Au début des années 80, l’immigration est devenue un enjeu politique majeur. J’étais à l’époque professeur dans un collège de Lorraine, pris dans la lutte des ouvriers de la sidérurgie. C’est ce qui m’a incité à faire leur histoire. A l’époque, on me disait qu’on ne pouvait pas faire carrière avec une thèse sur l’histoire de l’immigration, ce qui de toute façon n’était pas mon souci principal. Puis les choses ont évolué, aussi un peu par hasard : j’ai eu ce poste à l’ENS, dans une institution prestigieuse, ce qui a changé la vision qu’on pouvait avoir de mon travail. J’ai même eu des critiques dans lesquelles on disait que Normale Sup’ s’était emparée de l’immigration… Et puis j’ai publié ce livre dans la collection "Points" du Seuil   , ce qui a également contribué à faire connaître mes travaux. Dans tout cela, donc, un certain nombre d’éléments de hasard ont joué puisqu’au départ, je n’avais aucun atout ou aucun soutien particulier.

En même temps, il y a eu une prise de conscience de la part de la génération d’avant moi – je pense à Pierre Milza, Michelle Perrot, Yves Lequin… – qu’avec la montée du Front National et de l’extrême droite, la question de l’immigration n’était pas uniquement un enjeu sociologique mais aussi un enjeu historique, puisque l’extrême droite n’arrêtait pas de nous dire qu’il s’agissait de quelque-chose de nouveau. Pierre Milza était professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris. A peu près en même temps que moi, il y avait Nancy Green (devenue ma collègue à l’EHESS) qui faisait sa thèse sur les travailleurs immigrés juifs du Marais. Il y a donc eu une convergence d’éléments qui ont donné de la légitimité à cet objet.

Quand mon livre Le creuset français   a été publié en 1988, j’ai bien vu que les choses avaient changé : j’ai failli avoir un prix, j’ai été sollicité par des réalisateurs pour faire des documentaires... On voyait bien que l’objet devenait légitime d’un point de vue historique, mais ce n’était pas pour des raisons internes au champ scientifique : c’est plutôt parce que le milieu avait évolué sous le poids des conditions extérieures. A l’ENS puis à l’EHESS, dans le cadre de mes séminaires, j’ai eu l’occasion de former des gens qui sont devenus des collègues et qui constituent la nouvelle génération d’historiens de l’immigration : c’est devenu un domaine très dynamique. La création de la Cité de l’immigration compte aussi parmi les éléments qui lui ont donné de la légitimité. 

Pour ce qui concerne la question sur l’usage des statistiques ethniques, elle m’a souvent été posée, mais je m’en suis toujours tenu à distance, comme des deux camps qu’elle oppose : ceux qui pensent qu’il faut fabriquer ces statistiques ethniques au motif de mesurer précisément les discriminations, et ceux qui sont contre parce qu’ils pensent que ça ne ferait que les accentuer. Personnellement, je pense qu’il faudrait poser la question plus largement, parce que tout cela ne concerne pas uniquement les statistiques : cela concerne aussi le langage. Qu’est-ce qu’on veut dire quand on parle de "minorités visibles" ou de choses de ce genre ? Je pense qu’il n’y a jamais eu de débat de fond global sur ces questions-là, ni sur le point qui me préoccupe le plus : celui du passage du privé au public. Accéder à la parole publique est un privilège. Aujourd’hui, avec  la multiplication des sondages, on fait comme si tout le monde avait accès à la parole publique. Mais ce n’est pas vrai. Ce sont des intermédiaires qui fabriquent les questionnements, et… les réponses. J’ai beaucoup étudié dans mon travail l’histoire de l’espace public, le passage du privé au public. Le débat sur les statistiques ethniques est trop restrictif. C’est pour cela que j’ai refusé de signer les pétitions allant dans un sens comme dans un autre. Ma conviction d’homme privé penche néanmoins plutôt du côté de ceux qui refusent ces statistiques, et je suis assez mobilisé aujourd’hui contre les groupes qui "surfent" sur l’identitaire, parce que je trouve que les classes populaires ont tout à y perdre. Mais il faut parfois savoir garder le silence


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