Thibaut Gress mène une interprétation très proche des textes cartésiens, d’une probité totale, sans pour autant effacer la singularité et surtout l’audace intellectuelle qui caractérisent un grand commentaire.

L’histoire du commentaire cartésien est imposante : se succèdent autant de lectures de Descartes, respectant plus ou moins la lettre du texte et l’esprit du génie philosophique, tâchant de démêler les énigmes que tout bon philosophe laisse derrière lui, attendant un lecteur patient et de taille, sinon égale, suffisante. Thibaut Gress s’essaie à cet exercice en publiant Descartes et la précarité du monde (CNRS Éditions, 2012), après avoir écrit un premier ouvrage d’introduction à la pensée cartésienne, Apprendre à philosopher avec Descartes. La méthode est une lecture immanente des textes cartésiens, y revenant sans cesse par maintes citations, afin de comprendre la lettre exacte de l’œuvre, celle-ci n’étant pas prétexte à gloses plus ou moins philosophiques. Pour autant, une lecture historique et externe est également menée pour saisir l’esprit du cartésianisme, inscrit dans son temps et dans une postérité ; en effet l’auteur est spécialiste de la philosophie et de l’époque renaissantes, ce qui lui permet de résister à la lecture aujourd’hui dominante : lire Descartes comme poursuivant la philosophie médiévale afin de valider la lecture que Heidegger fait de ce dernier, le condamnant à manquer le sens de l’être et ce que c’est que d’être un sujet pensant. Cette érudition sert un propos qui parie sur le bon sens de Descartes, sa cohérence et ses propres doutes face à ses conclusions ; on n’y verra donc pas un Descartes au dualisme intenable ou ne jouant au doute radical que pour mieux asseoir la vérité. Cette lecture originale d’un des plus grands philosophes français reste d’un accès facile ; on peut lire l’ouvrage pour accompagner une première lecture du corpus cartésien, pour approfondir un cours d’étudiant et on peut le lire en spécialiste, appréciant alors toute l’originalité de l’interprétation.

L’expérience de la précarité

Si Descartes a tant inspiré, c’est certainement par cette entreprise radicale qui consiste à douter de tout. Celui-ci invite à une expérience philosophique : ne plus croire tout ce que l’on tenait pour vrai, mener l’expérience d’un doute radical sur toutes nos croyances. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’agir en fonction de ce doute, mais de méditer et de s’essayer à douter de ce qui parfois seulement nous semble douteux : douter de l’expérience sensible, c'est-à-dire du réel que mes sens me donnent et qui parfois perd de sa fière assurance quand l’illusion d’optique ou le rêve me révèlent la duperie possible ; douter des idées mêmes, de la structure intelligible de la réalité, et ce jusqu’à mettre en doute la réalité de la reine des sciences : la mathématique. Car la mathématique, malgré l’évidence de ses démonstrations et sa simplicité, ne dit rien de son rapport à la réalité et de la réalité de ses objets. Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est la distinction fort probante de Th. Gress entre la finalité et la justification du doute. Comme la tradition le répète, Descartes propose de douter radicalement afin de fonder les sciences sur le sol ferme de principes premiers assurés : le doute sert à déceler ce dont je n’arrive pas à douter et s’atteste alors comme première vérité. Mais l’auteur nous propose de penser une expérience afin de justifier ce doute : l’expérience de la précarité du monde, cette expérience métaphysique de la fragilité de nos repères mondains pour donner un sens plein et assuré à la réalité. Cette expérience originelle du philosophe est donc d’ordre métaphysique ; cela veut dire qu’on y interroge ce qui excède le monde et notre rapport au réel.

Si Descartes doute, nous dit Th. Gress, c’est parce qu’il sent la précarité de du monde, non pas la précarité de la simple possibilité de la vérité, mais une précarité ontologique plus vertigineuse : si la seule réalité palpable et attestable est celle de nos représentations, si nos sens et notre esprit sont les vecteurs nécessaires de tout monde, si nous sommes relation à l’être et relation précaire, alors le monde existe-t-il seulement en dehors de l’esprit ? La question est radicale, car le doute est compris comme expérience ontologique pouvant jusqu’à suspendre l’existence du monde, et non simple doute méthodique à la recherche d’une vérité première et exagérant son doute sans y adhérer pleinement, par simple visée scientifique. Pour autant, bien entendu, ce geste métaphysique de Descartes vise l’établissement des sciences et cherche donc ce qui résistera à ce doute, ce qui passera le test et dont la réalité s’imposera sans que l’on puisse en douter ; la lecture de Th. Gress complète l’interprétation classique par une intuition métaphysique qui permet d’accompagner Descartes dans ses méditations et de refaire le chemin avec lui, comme il le souhaitait.

Ce dont mon esprit ne peut douter : "je pense, donc je suis" et "je pense, donc Dieu est"

Si le monde est ontologiquement précaire, l’entreprise de douter révèle ce qui transcende le mondain et l’esprit lui-même, et contraint d’accepter l’ego et Dieu comme objets démontrés véritablement et dont l’être n’est pas contaminé par la précarité ontologique d’objets que l’on peut suspendre.

Quand Descartes écrit dans le Discours de la méthode "je pense, donc je suis", c’est le sujet comme condition de possibilité nécessaire de la pensée qui est posé. S’il y a l’expérience du doute général et donc de la pensée en tant qu’elle est doute, alors nécessairement il faut qu’il y ait de l’être qui doute et pense ; cet être, c’est l’ego. Descartes, après avoir douté de l’existence du monde et de la véracité de ses idées elles-mêmes, ne peut poursuivre son doute sur ce qui a permis de douter : son être en tant qu’il pense. Ce raisonnement sera amendé dans les Méditations métaphysiques, car les structures de l’esprit elles-mêmes seront remises en doute, l’implication de la pensée à l’être pouvant être une erreur. C’est pour Th. Gress toute la portée du Malin Génie, cette entité que Descartes semble sortir de son chapeau afin de nous convaincre définitivement de douter, car in fine nous pourrions être entre les mains d’un être maléfique qui nous tromperait sans cesse : illusion totale, erreur définitive, voilà l’action possible de ce Malin génie sur nous qui introduit le soupçon quant à nos propres structures de pensée paraissant pourtant les plus assurées. La fonction de cet être d’une puissance totale est certes de permettre la généralité du doute, mais surtout de le rendre ontologique : ce Dieu maléfique, ce Malin Génie qui peut tous nous tromper, aussi extravagante cette hypothèse semble-t-elle au lecteur, est nécessaire pour montrer l’emprisonnement de l’esprit dans ses propres structures, c’est-à-dire l’incertitude originaire qui est la nôtre de toucher autre chose que les productions de notre esprit, qu’elles soient perceptions ou idées. Ainsi dans les Méditations métaphysiques, le nerf de la preuve est ontologique : pour être trompé par le Malin Génie, encore faut-il que je sois. Ce n’est pas ma pensée qui prouve l’ego et plus tard Dieu, c’est la nécessité ontologique que, s’il y a doute radical car tromperie radicale, il y a trompé, c'est-à-dire un être trompé, un être qui existe. Cet ego qui existe et qui se donne à la pensée avec une force que cette dernière n’a pas, la force de l’évidence ontologique et de la contrainte indubitable ― je suis forcé de penser quelque chose, je ne peux penser autrement ― se donne donc dans sa puissance de pensée, dégagé de la matière, donc du corps aussi.

D’ici naît la grande distinction de Th. Gress entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de l’être ― entre la ratio cognoscendi et la ratio essendi – qu’il reprend à Guéroult en la systématisant. En l’ego et en Dieu, l’être rejoint la connaissance ; nous connaissons avec certitude l’être au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire l’être dont la réalité ontologique est démontrée par la contrainte exercée sur mon esprit. Retenons bien cette distinction de Th. Gress, car elle va permettre de lire Descartes dans toute sa subtilité et selon deux ordres distincts ; l’auteur comprend pleinement Descartes comme conscient d’une réalité qui n’est que pour l’esprit, que selon la structure de la pensée, ce qui permettra de ne pas faire de ce grand esprit qu’est Descartes un grand naïf à ses heures, ainsi que la postérité feint de le croire peinant à le comprendre, ici sur la causa sui, là sur la distinction du corps et de l’esprit. Nous y reviendrons, l’originalité radicale de Th. Gress tient dans cette lecture à deux niveaux qui rend l’intelligence du texte cartésienne et se prouve à cette aune aussi.

L’esprit est aussi contraint en connaissant l’être de Dieu à en reconnaître l’existence. En effet, Dieu se définit comme un être infini, éternel, immuable, indépendant et tout-puissant ; or si je suis capable de cette idée, je ne suis pourtant pas un être infini, il faut donc une cause capable de cette idée, proportionnée à son apparition, une cause donc elle-même infinie. La preuve n’est pas d’une naïveté qu’on lui prête trop naïvement: j’ai une idée et j’en déduis de l’être. Thibaut Gress a le mérite de ne pas faire mine de penser que Descartes croyait qu’on puisse déduire l’existence de la pensée et que Kant répondait à cela dans sa critique. C’est en termes de condition de possibilité d’une idée que raisonne Descartes : j’ai une idée en moi, or selon les principes de causalité et de proportion de la cause à l’effet, Descartes régresse à la condition ontologique de cette idée. C’est une réalité ― Dieu ― qui contraint l’esprit à penser ainsi. On ne déduit pas l’être de la pensée, on montre le conditionnement de la pensée par l’être. L’idéalisme est remis sur ses pieds dans cette interprétation lumineuse et profonde, où l’on rappelle que philosopher selon Descartes, c’est méditer la pensée, le fait même de penser comme réalité avérée, seule réalité dont je puis attester sans l’ombre du doute, et qui à la fois me piège dans les filets de la représentation et à la fois me délivre la réalité ontologique la plus ultime, cause de certaines de mes idées.

Descartes montre donc qu’il y a un niveau d’évidence dans l’ego et Dieu qu’il n’y a nulle part ailleurs. On peut reconnaître chez Descartes la démarche apagogique kantienne qui remonte de la nécessité à son conditionnement. Ce dialogue permanent, ici avec Alquié, là avec Kant, en bref avec tous les grands commentateurs de Descartes, permet une interprétation originale et un philosopher libre.

Pour en finir avec la lecture heideggérienne de la substance cartésienne

Alors que Heidegger faisait de la substance le lieu par excellence de l’ontologie cartésienne, Th. Gress cherche au contraire à montrer que la substance, parce qu’elle n’est jamais qu’une façon de se représenter le monde, c’est-à-dire une structure de l’esprit, ne saurait cerner le sens de l’être, exception faite du cas de Dieu.

C’est pourquoi Th. Gress consacre un entracte aux interprétations heideggérienne et heideggérianisantes, afin d’en sonder l’erreur inaugurale de l’indistinction entre l’être et la représentation, que reconduit la croyance d’un investissement ontologique de la substance. Mais au-delà de cette question heideggérienne, la lecture proposée permet de rendre à Descartes la cohérence et la profondeur de son questionnement, et rend justice à l’acuité cartésienne quant à sa thématisation de la distinction de l’âme et du corps ou encore de la causa sui.

Un des enjeux du livre de Thibaut Gress est de redonner son envergure métaphysique et sa portée quant à la conception du sujet pensant, à l’œuvre de Descartes ; c’est aussi de revenir à une méthode de lecture des textes : l’esprit de la recherche universitaire n’est pas de chercher derrière les textes de quoi nourrir la surface d’une pensée gourmande de slogans philosophiques, mais bien de lire le texte et d’en restituer le sens plein afin de poursuivre l’œuvre philosophique, à l’endroit même où la pensée fut réellement féconde.

Distinguer l’ordre de la connaissance et l’ordre de l’être, voilà un geste cartésien qui intéresse toujours le débat philosophique et qui est fructueux sur certains problèmes. Sur le problème de la distinction du corps et de l’esprit, c’est par la pensée que l’on peut distinguer le corps et l’esprit comme deux substances, ce n’est pas pour autant une distinction effective dans l’être. Ce problème que Descartes pose autour de la nature de l’esprit et du corps, mais aussi de leur union, ne pouvait être vraisemblablement résolu par Descartes par la déduction de leur distinction réelle à partir de la seule pensée que nous pouvons penser l’âme sans le corps et le corps sans l’âme. La distinction entre l’ordre de nos représentations et l’ordre de ce qui réellement est permet ici de sortir de l’impasse et de lire Descartes avec un principe de bienveillance et de cohérence : de la pensée, je peux déduire de la pensée, à savoir que selon mon esprit, je peux penser deux substances distinctes (concept de substance que Th. Gress analyse patiemment dans l’œuvre cartésienne, afin de montrer qu’il n’intervient que dans l’ordre de l’esprit, à la notable exception de la substance divine). Mais ce que l’esprit conçoit ne se mesure pas à l’être, en aucun cas l’esprit ne peut poser dans l’être son propre raisonnement. Gageons effectivement avec Th. Gress que Descartes le savait… La conclusion de notre auteur va loin, puisqu’il faut penser Descartes comme un penseur de la possibilité (pour notre esprit et pour Dieu) du dualisme, mais pas de son effectivité.

De la même manière, cette distinction de Th. Gress permet de penser le problème de Dieu comme causa sui : c’est l’esprit connaissant qui, subissant ses structures, doit penser un Dieu selon l’économie causale, ce qui n’implique pas que l’être réel de Dieu soit tel. Celui-ci fait alors l’objet d’une analyse menée à partir de l’hénologie de Plotin et de Ficin, qui permet de le penser sous l’angle de la puissance et c’est cet ens ut potentia que Gress identifie comme la seconde ontologie cartésienne. Comme chez Plotin, le Dieu cartésien se présente comme une puissance dont la surabondance est telle que tout ce qui est s’y origine sans que l’esprit n’en puisse cerner toute l’extension. C’est pourquoi si la puissance de Dieu le fait être a se, l’esprit n’en peut toutefois concevoir qu’une approche causale déterminé par ses propres structures.

C’est à l’aune de la distinction capitale donc, entre ce que je peux connaître par la structure de mon esprit et ce qui est en dehors de mon esprit, que l’interprétation de l’auteur pourra défaire les confusions heideggériennes sur l’analyse du cogito, où ce dernier confond les deux registres cartésiens et s’interdit alors toute lecture fidèle de Descartes. Thibaut Gress en profite pour relever les glissements heideggériens, autrement dit le manque de démonstrativité et d’argumentativité de cette philosophie   . On peut lire ce passage, à la fois comme une recherche de ce que dit le texte cartésien par-delà ce qu’on lui fait dire ― soit qu’une philosophie veuille caricaturer la position cartésienne pour mieux lui répondre ; soit que proposant une vision de l’histoire de la pensée, il faille faire rentrer Descartes dans la structure a priori de ladite histoire ―, et à la fois comme un chapitre intitulé "entracte" où l’exaspération face à un certain philosopher peut s’argumenter. Pour autant, l’auteur relève aussi la créativité des commentateurs, où l’on voit au contraire que le travail de recherche historique en philosophie peut être porteur d’une pensée profonde et accompagne avec bonheur la lecture des textes eux-mêmes. Quel temps gagné qu’un bon commentaire et quels sauts dans la pensée peut-il permettre de faire. La précarité du monde en fait incontestablement partie.

Nous disions "distinction capitale" entre ce que ma pensée me présente comme étant, selon ses structures et ses limites, et ce qui est véritablement, c'est-à-dire entre la ratio cognoscendi et la ratio essendi. Capitale, car cette distinction va permettre de résoudre moult problèmes de la pensée en général, mais aussi des problèmes internes à a philosophie cartésienne. Capitale, d’abord, parce qu’elle montre le génie visionnaire cartésien détectant déjà que notre pensée nous limite et emprisonne nos recherches dans un ordre représentationnel, qui ne peut toucher l’être que du bout des doigts sans pouvoir l’embrasser pleinement et le comprendre absolument. Notre esprit nous contraint ― Thibaut Gress relève toutes les occurrences de ce type de verbe et de ce qui marque l’ordre de la pensée, dans le texte cartésien ― et l’être le dépasse.

Le livre peut donc se lire à plusieurs niveaux, élève ou professeur de philosophie, honnête homme ou chercheur, même s’il poursuit la tradition du grand commentaire cartésien. Il permettra de donner à sa compréhension de l’œuvre cartésienne la profondeur de l’expérience métaphysique qui initie tout philosopher, en révélant la précarité des savoirs et donc du monde, et clôt ce philosopher en ouvrant sur un mystère plein, que Descartes contraint à penser comme la puissance infinie de Dieu. Où l’on voit qu’introduire à la philosophie ou penser l’aspect existentiel de la philosophie, son lien au réel entendu comme quotidien et individuel, n’implique pas de philosopher au rabais; il peut y avoir une philosophie qui touche à l’essentiel de l’expérience humaine sans renoncer à l’enthousiasme inquiet de celui qui questionne l’être même et y découvre peut-être la seule nécessité de l’être : sa condition dans l’être de Dieu. Car ce que révèle Th. Gress, c’est la double ontologie chez Descartes : celui-ci distingue dans l’être ce qui est précaire, c’est-à-dire le réel, et ce qui est capable de démontrer son propre être, l’ego et Dieu ; mais se distingue aussi au sein de l’être capable de se démontrer, l’être capable de création, autrement dit l’être puissant condition de tout ce qui est, et qui révèle cette fois-ci à l’ego sa finitude et sa dépendance essentielle quant à sa position dans l’existence. Deux ontologies pour dire cette expérience d’un sujet qui atteignant ses limites en se heurtant aux structures de son esprit, ne pouvant se soutenir dans l’être par sa seule puissance, est pourtant le lieu où l’ens ut potentia, ce que l’on appelle Dieu, se révèle