D’un côté un déterminisme positiviste pseudo nuancé, de l’autre la théologie, la confrontation entre Atlan et Vergely ne permet pas de sortir de querelles d’écoles anciennes pour mieux repenser cette fameuse question de la liberté humaine.

"Sommes-nous libres ?" ; on ne peut pas dire que ce soit l’originalité de la question qui distingue cet ouvrage. Les éditions Salvator retransmettent dans ce texte les discours et arguments respectifs d’Henri Atlan, qui incarne ici la figure du scientifique, et de Bertrand Vergely, représentant quant à lui "un philosophe ouvert à la transcendance." (4eme de couverture) On peut donc noter d’emblée qu’autour de cette question de la liberté les mêmes arguments avec leurs représentants habituels sont réunis. Reste à savoir si derrière cette apparence de déjà vu, les deux auteurs apportent quelques arguments nouveaux sur la question.

"La libre nécessité : connaissance des déterminismes"

En bon scientifique Atlan commence par circonscrire son champ d’investigation. Il ne sera pas question ici d’aborder le problème de la liberté sous un angle politique. En effet selon lui, "la réponse est ici très simple : nous sommes libres si nous vivons dans un régime démocratique qui respecte les libertés individuelles, de penser, de circuler, d’échanger des biens et des opinions"   . Passons sur le fait que cette définition de la liberté politique puisse laisser songeur et venons-en alors aux choses sérieuses.

La liberté humaine n’a rien à voir non plus, telle qu’on l’envisage ici, avec la question du hasard et du déterminisme. En effet, soit il y a déterminisme et nous ne sommes pas libres, soit il y a hasard et ce que nous décidons ne dépend pas de notre volonté. Notons que le hasard n’est par ailleurs ici rien d’autre qu’une combinaison de causes non connues en fait mais connaissables en droit. "Sous l’effet des connaissances nouvelles, le champ du déterminisme s’élargit et les trous se rétrécissent. Aussi, défendre la thèse du libre-arbitre ressemble à une bataille d’arrière-garde."   En effet, "les neurosciences elles-mêmes" montreraient que "ce que nous sommes, ce que nous faisons, nos comportements conscients et inconscients sont déterminés alors que nous croyions en être la source en tant que sujets libres."   Si les neurosciences elles-mêmes le disent, soyez bien assurés, vous qui pensiez encore être libre, que c’est une illusion. Mais l’objet même des neurosciences, est-ce que c’est l’humain dans toutes ses manifestations, ou bien est-ce que c’est l’observation des réactions de l’organisme au sein son environnement ? Est-ce que c’est l’expérience consciente d’un sujet qui s’éprouve lui-même comme tel ou bien est-ce que ce sont les tracés de son activité cérébrale observables et mesurables grâce à un IRM ?

Atlan reprend ici l’un des arguments qu’il avait déjà développé ailleurs : "le sens d’être l’agent d’une action est un phénomène secondaire à l’exécution."   Le libre arbitre est une illusion qu’il qualifiera plus loin, de façon bien étonnante d’ailleurs, de "ruse de la nature".  

Grâce à des électrodes posées sur le crâne d’un sujet, on a en effet pu mesurer que la vitesse de réaction de l’organisme aux sollicitations du milieu était antérieure à la prise de conscience par ce sujet de sa propre réaction. Ainsi ce que l’on nommerait alors le libre-arbitre, ne pourrait être que le véto que le sujet peut poser à l’action que son corps a déjà entamé. Mais est-ce que ce n’est pas précisément cet écart, ce retard qui ménage une place à la liberté ? Cette possibilité d’aller contre vents et marée ou même de se dire oui à soi-même est-elle si négligeable ? Ce sentiment du sujet qui prend conscience de son expérience n’a-t-il donc aucun rôle aux yeux du penseur de l’auto-organisation ?

Mais ici Atlan va même plus loin car ce peu de place (on dirait plutôt l’essentielle) qu’il restait pour le sujet tient également de l’illusion. "Notre pensée, nos idées, sont conditionnées."   Bien sûr que notre environnement nous influence, que bien souvent nous vivons "extérieurement aux choses, extérieurement à nous-mêmes aussi"   , mais une telle affirmation aurait sans doute méritée un plus long développement. On ne peut en effet pas éliminer d’emblée la question de la liberté politique et ne pas en dire plus long sur cette question du conditionnement de l’homme par son Umwelt.

Bien sûr Atlan défend une conception nuancée du déterminisme génétique. Il prend d’ailleurs bien soin de rappeler son attachement à la critique de l’eugénisme. Mais il ne prend pas en compte la différence entre les niveaux de réalité qu’il considère. La neurobiologie est une chose, l’expérience vécue du sujet en est une autre et tout laisse penser qu’elle joue aussi son rôle dans l’auto-organisation du sujet   . La seule possibilité qu’il laisse ici à l’homme en s’inspirant ouvertement d’une lecture de Spinoza, c’est de pouvoir progresser dans la connaissance des causes qui déterminent nos actions. Etre libre dans une telle perspective, c’est seulement ne pas être dupe du fait qu’on ne l’est pas.

La liberté comme une force de la volonté

Une telle approche du problème de la liberté humaine ne pouvait pas laisser de marbre notre « philosophe ouvert à la transcendance » qui intitule en retour son intervention : "Il faut libérer la liberté !"

Afin de sortir de l’alternative classique au sujet de la liberté humaine, Bertrand Vergely propose une troisième formule : "On est libre, parce qu’on se libère !"   Jusque là pourtant pas de grande différence avec Henri Atlan pour qui l’homme peut se libérer de l’illusion de la liberté par la raison, la connaissance des causes. Ce qui, en réalité, va distinguer nos deux auteurs c’est le plan ontologique auquel ils adossent leur argumentation. Selon Atlan la réalité est une et indivisible même si l’on peut l’envisager sous différents points de vue et distinguer ainsi des modes d’être différents. Pour Vergely la réalité recèle une sorte de face cachée qui l’anime de l’intérieur. Ainsi la liberté n’est pas "un statut que l’on s’octroie mais un souffle que l’on fait vivre."   Et ce souffle de la liberté peut s’exprimer par le biais de trois manifestations différentes. Il peut être une "voix intérieure" : "quelque chose en nous veut que nous soyons libres."   Ce souffle peut aussi correspondre à l’inspiration, notamment dans le domaine artistique. Enfin il est l’Esprit au sens chrétien du terme.

Le discours de Vergely se place donc d’emblée sur un plan théologique. Nul besoin ici de circonscrire en surface un champ de recherche, il faut bien plutôt se tourner vers l’intériorité pour retrouver le fil de la liberté. Il s’agit d’opposer une liberté de surface qui concernerait la vie quotidienne et pratique des hommes et une liberté profonde inscrite au cœur de chacun. C’est cette opposition qui structure toute son intervention et notamment sa critique de la pensée libérale. En soi l’homme est libre, entendez parce que Dieu l’a ainsi créé, mais en fait il ne l’est pas parce qu’il a l’orgueil de tout soumettre au préalable à sa volonté propre. Si l’homme n’est pas libre c’est parce que le soi passe avant le tout. Ce schéma n’est évidemment pas sans rappeler la critique que Pascal fait du moi dans son apologie de la religion chrétienne Les Pensées, ou encore, dans une certaine mesure, la pensée dialectique de Hegel qui fonde l’espoir d’une libération de l’humanité sur l’avènement du christianisme.

Etre libre pour Vergely, ce n’est pas décider de faire ce que l’on veut, "c’est faire ce que la volonté veut."   , c’est laisser s’exprimer à travers soi le souffle de la Vie entendue comme manifestation de la transcendance divine. Mais, dira-t-on, si c’est le souffle divin qui gouverne l’action dans quelle mesure l’homme est-il encore libre ? Ne devient-il pas le jouet d’une force qui le dépasse ?

Sur ce point Vergely développe alors deux arguments, là encore très proches du discours pascalien. Il s’agit de choisir entre un déterminisme positiviste qui mène au désespoir et au nihilisme et un déterminisme moral et métaphysique qui mène au salut.

"Posons que tout est réductible à la raison et, dans ce cadre, envisageons la transcendance comme une idéologie voire une aliénation mentale et sociale. On est rassurés. La maîtrise totale du monde et de l’homme est à nouveau possible."   L’argument de Vergely vise ici directement la raison scientifique et l’idée d’un déterminisme absolu de la nature et de l’homme qu’a défendu Atlan. Pour le philosophe, une telle vision de la réalité mènerait tout droit au nihilisme et à l’individualisme, au despotisme sous toutes ses formes. Il s’inspire ici non plus de Pascal mais de Léo Strauss qui, rappelons-le, s’il défendait une telle analyse et qu’il voyait dans cette perte de valeurs et de repères universels l’une des raisons principales de l’avènement des totalitarismes du XXème siècle, n’en appelait pas pour autant à l’évangélisme.  

A l’inverse suivre le souffle intérieur serait accéder à un déterminisme venu d’ailleurs qui inspire la joie. "On se délivre de la soumission en obéissant."   La raison n’est pas abandonnée car l’homme doit décider par lui-même de se soumettre à la Volonté. Il y aura donc bien raison mais dans les simples limites de la religion (contrairement à ce que Kant, philosophe des Lumières cité dans ce texte, revendiquait). Ici il ne s’agit plus de se libérer de l’illusion de la liberté par la connaissance de la nature. La liberté ne revient pas à l’homme, elle caractérise le mode d’être d’une transcendance que chacun peut toutefois s’efforcer de faire vivre en lui-même.

"Peu importe que l'on dise tout est mécanisme ou tout est volonté : dans les deux cas tout est confondu."  

Le lecteur de cet ouvrage devra garder à l’esprit le fait que les positions défendues ici sont loin de faire le tour des débats actuels concernant cette question de la liberté humaine. Dommage qu’une fois de plus ce problème mobilise des arguments très classiques qui aboutissent comme toujours au choix entre science et croyance (même si chacun arrange son discours pour le nuancer). Atlan a beau se revendiquer de la philosophie de Spinoza son argumentaire reste très empirique. L’homme n’est pas libre parce que les neurosciences ont pu prouver que le sens d’être l’agent d’une action est postérieur à l’entame de cette action. De même quand Vergely critique les dérives du libéralisme et la logique du tout est permis, il enfonce une porte ouverte mais la foi est-elle la seule réponse à apporter au problème ?

Le problème des deux partis pris ici c’est qu’ils abordent une question pratique de façon trop théorique et abstraite. Le vice du discours d’Atlan c’est qu’il part d’une définition fallacieuse du libre arbitre. Il évoque en effet un "libre-arbitre qui permettrait de choisir librement entre plusieurs voies possibles, c’est-à-dire sans que le choix ne soit lui-même l’effet d’un enchaînement de causes."   Or toutes les conceptions de la liberté n’impliquent pas une telle absence de causes à l’origine d’un acte libre. Reste qu’elles envisagent autrement que comme un point de détail le moment où le sujet prend conscience de son expérience. Peu importe que l’organisme ou même la psyché ait entamé le mouvement, pris la décision, reste toujours cet intervalle infime où le sujet prend conscience de lui-même, de ce que cela lui fait, de ce qu’il pense de ce qu’il est en train de faire. C’est là le point d’irréductibilité que ne comble pas le raisonnement. L’expérience vécue, le ressenti du sujet vient raisonner en permanence sur son histoire et modifier son caractère. Le sujet n’est pas une entité obscure, transcendante, c’est la tournure psychique immanente et sans cesse remodelée des événements qui nous heurtent et qui donnent à notre vie sa tonalité.

Comme le disait Camus, s’il est vrai que "pour tous les jours d’une vie sans éclat le temps nous porte. Un moment vient toujours où il faut le porter."   Autrement dit, si bien souvent on se laisse porter par les événements et le monde ambiant, la prise de conscience en continue qui caractérise l’homme laisse à chacun le soin, sur le fil de sa propre expérience, de choisir de dire non ou bien au contraire de se sentir en conformité avec lui-même. Si nous n’étions pas libres en ce sens, nous ne ferions pas l’expérience du regret. A travers le regret l’homme sait qu’il aurait pu agir autrement, qu’il y a eu un moment où quelque chose dépendait de lui et qui ne se laissait ramener ni à son histoire ni au contexte dans lequel il s’est pourtant décidé. La liberté n’est pas quelque chose qui se prouve c’est un sentiment qui s’assume