Myriam Assinimov retrace le parcours de l’écrivain russe proche du régime dont la trajectoire fut bouleversée par la découverte de la Shoah.

Retracer la vie et le parcours intellectuel de Vassili Grossman, tel que l’a entrepris Myriam Anissimov à travers cette biographie, nous plonge dans une double histoire : celle de la nomenklatura soviétique dans sa période la plus dure, de l’entre-deux-guerres à la mort de Staline, et celle des juifs en URSS, vue à travers le prisme de la première. Grossman tenta une grande partie de sa vie de conjuguer ces deux identités incompatibles, celle de l’écrivain soviétique et celle de l’écrivain juif. En tant qu’intellectuel proche du régime, il passa la Seconde Guerre mondiale comme reporter et en vécut de très près tous les épisodes : il assista à la bataille de Stalingrad, qu’il ressentit comme le déploiement de l’héroïsme de son peuple et dont il fit le centre de son roman Vie et Destin. Mais il sera aussi parmi les premiers à prendre connaissance du génocide, par une découverte progressive qui fit corps avec son histoire personnelle : l’assassinat de sa mère, en 1941, avec tous les Juifs de Berditchev, fut l’élément déclencheur de la prise de conscience par Grossman de sa judéité. La seconde étape fut sa visite des camps, dans lesquels il fut l’un des premiers à rentrer, à Majdanek, puis de Treblinka, à l’automne 1944. Il écrivit un court texte, L’Enfer de Treblinka, qui sera distribué au tribunal de Nuremberg l’année suivante.

À partir de ces événements, qui firent de lui l’un des premiers témoins du génocide, la façon dont Grossman prit conscience et assuma peu à peu sa judéité, dans sa vie et dans son œuvre, constitue le fil rouge de la biographie de Myriam Anissimov comme elle constitua sans doute celui de son existence même. En effet, Grossman est non seulement, avec L’Enfer de Treblinka, “le premier à avoir décrit un camp d’extermination ou les chambres à gaz”   , mais avec Vie et Destin il donnera en quelque sorte le pendant romanesque, et autobiographique, à ce texte documentaire, en nourrissant sa fresque historique – équivalent moderne de Guerre et Paix – de la destinée de sa mère et de ses propres relations houleuses au régime.

Il sera en outre l’un des auteurs du Livre noir : en 1941, Staline donne son aval à la fondation d’un Comité antifasciste qui décidera de s’atteler, dès 1942, à la rédaction de ce livre pour dénoncer les crimes commis par les Allemands. Mais c’est au même moment que commence la politique antisémite de Staline, et le Livre noir sera finalement détruit par les autorités soviétiques et publié aux États-Unis en 1946, mais ne sera publié en russe que bien après la chute de l’URSS.

Parallèlement, l’œuvre romanesque de Grossman suit le même cheminement, mais de manière différée. Au moment de la conception du Livre noir, pendant la guerre, il entame la rédaction de son roman Pour une juste cause : il n’y est question ni de dénonciation du système stalinien ni d’antisémitisme, c’est pourquoi il put être publié. Au contraire, dans Vie et Destin, tout se passe comme si Grossman faisait de ses découvertes et de ses déboires avec le régime la matière même de son roman, qui se présente en apparence comme la suite du précédent. Le personnage de Vie et Destin, Strum, est mis en cause dans son travail de physicien à cause de sa manière de pensée et de sa judéité ; dans le cas de Grossman, c’est l’écriture même de ce roman qui va mettre en péril sa renommée et pour finir sa santé.

Le récit des péripéties qui ont précédé la publication du chef-d’œuvre de l’écrivain et qui se sont étendues sur un grand nombre d’années, fournit le morceau le plus rocambolesque de la biographie et nous fait pénétrer dans les arcanes du régime soviétique dans tout ce qu’il pouvait comporter de plus absurde. Cependant, Grossman, relativement à d’autres de ses pairs, a bénéficié d’une relative clémence de la part du pouvoir. Son livre fut “arrêté” – il sera publié après la mort de Grossman, à Lausanne, en 1980, après être passé illégalement à l’ouest – mais lui resta libre alors que d’autres avaient été exécutés pour bien moins. De même, à propos de son roman précédent, qui forme avec Vie et Destin un diptyque, il a finalement été publié “parce que Grossman, bien que juif, était un écrivain russe. S’il avait écrit en yiddish, son destin eût été scellé”   .

Myriam Anissimov montre bien durant toute son existence la subtile différence grâce à laquelle Grossman, bien que juif et revendiquant sa judéité, demeura un écrivain officiel et longtemps bien considéré par le régime : “Il y avait une nette différence entre les écrivains juifs qui écrivaient en russe et ceux qui écrivaient en yiddish. Il est vrai qu’en ce temps-là, même les premiers faisaient état de leur origine juive ; mais ils étaient loin de tout sentiment juif. Ils tenaient pour naturelle, au moins extérieurement, leur liaison avec la culture russe […]. Les écrivains yiddish, en revanche, semblaient des étrangers”   .

Après plusieurs biographies de personnalités telles que Romain Gary ou Primo Levi, ayant chacun entretenu un rapport à la judéité formé par des contextes spécifiques, l’auteur, à travers le parcours de Grossman, prolonge cette réflexion par un cas exemplaire, du fait de la puissance de son œuvre sur cette question complexifiée par les rapports du régime soviétique à cette dernière