Une biographie saisissante de Giacomo Leopardi.

Avec Silvia, te souvient-il ? Rolando Damiani signe une biographie savante du poète Giacomo Leopardi (1798-1837). L’auteur a souhaité que son texte se lise comme un roman, n’ajoutant ni note ni lexique, de sorte que la vie narrée se compose de citations non référencées pour la plupart et toutes entretissées dans la trame du récit comme les dires d’une correspondance. On la suit avec tous ses personnages et intrigues qui foisonnent. C’est la petite vie d’un homme épris de grandeur, louant la puissance du sentiment et l’intensité de l’émotion.

Damiani s’est déjà intéressé aux textes léopardiens qu’il a édités ; il n’en est pas à son premier ouvrage sur Leopardi. Ce dernier est la traduction française de All’apparir del vero. Vita di Giacomo Leopardi, paru à Milan chez Mondadori en 1992 et réédité en 1998. Dense et riche, ce livre est destiné au public français pour lequel l’écrivain italien demeure quasiment un inconnu. Cette biographie comble donc un manque, donnant à lire l’œuvre avec la vie sous les yeux et faisant apparaître la vérité de l’une par la mise en lumière de l’autre. En attendant de l’entreprendre, une phrase laconique claque à l’oreille du lecteur qui s’avise d’entrée de ce qui est écrit au dos du livre : “[…] j’éclate de rage et d’ennui chaque jour”.

La vie de Leopardi se saisit dans son cours non par une succession de grands chapitres numérotés mais par une longue série de points – cinquante-sept – dont les titres thématisent et résument les moments qui s’écoulent depuis l’origine familiale jusqu’à la mort loin d’une famille quittée tardivement. Car tout débute et s’ensuit avec le père, le comte de Monaldo Leopardi, que sa marginalité mène à se retirer dans son palais où une bibliothèque attend sa primogéniture : c’est là que “naissait intellectuellement Giacomo Leopardi”   .

À Recanati, une “petite ville de la Marche pontificale”   , située sur les Appenins, naît ainsi deux fois et pour son malheur le fils aîné d’une famille de trois frères et d’une sœur ; est souligné le “lien quasi viscéral et psychologiquement malsain”   avec la figure paternelle, est évoquée la figure maternelle de la dévotion dont la sévérité oblige à une ascèse incarnée en l’étude. De fait, le “prisonnier de Recanati”   était un homme souffrant, à la santé extrêmement fragile et précaire. Toute sa vie, il souffrit d’abord dans sa chair. Il pâtit d’une semi-cécité, à quoi s’ajoutèrent une difformité physique sous la forme d’une bosse survenue à l’adolescence et des troubles intestinaux chroniques. Leopardi souffrit ensuite de ne pouvoir subvenir à ses besoins financiers, nourrissant sans répit l’injonction paternelle ; c’est ce qui fait dire à son biographe qu’il vécut dans sa “prison imposée et choisie”   . Incessants, les échanges passionnels entre père et fils fonctionnent en jeu de miroirs. Ainsi rendent-ils du poète converti à la philosophie l’image d’un homme dépendant et extrêmement seul. Telle est la vie d’une solitude exacerbée, devenue incapacité humaine de vivre qu’on reconnaît dans l’œuvre de celui qui a chanté la vie solitaire.

Tôt, Leopardi se lançait dans l’érudition. Il composa (dissertations, discours, dialogues) à partir de l’âge de quatorze ans. Celui que sa famille destinait à la restauration de la religion commençait également par étudier les langues (grec, hébreu, espagnol, français, anglais) jusqu’à devenir un philologue patenté que le travail finit par mettre en conflit avec un tel destin : “On le voit quasi combattre avec l’ombre de sa future identité et traiter en ennemi son moi caché”   . Heureusement, celui qui se voulait un spécialiste de l’Antiquité eut la présence d’esprit d’écrire au prosateur Pietro Giordani qui l’accompagna tout au long de ses travaux et correspondit jusqu’à la fin avec lui ; l’homme, un polémiste à succès qui représentait la culture libérale, se substituait à la culture paternelle et l’encourageait dans son désir de se faire connaître, alors que Leopardi désespérait de se voir reconnu en Italie. Entre-temps, l’éditeur Antonio Fortunato Stella lui offrait un maigre emploi par quoi son talent était mis à contribution. Damiani commente : “Le métier de traducteur, affiné depuis son adolescence, était une sorte de bouée de sauvetage et un moyen de se distraire”   . Sa vision matérialiste de l’univers, elle, reflète un pessimisme radical que son génie poétique exprime par un culte des sentiments où la nature reçoit une place prépondérante même s’il semble que ce soit partout, y compris à la ville, que Leopardi entretient un “tête-à-tête obsessionnel avec lui-même”   .

On le suit avec son Zibaldone, ce journal intellectuel où ses pensées se dessinent et où sa vie se poursuit en œuvrant. Le thème des illusions qu’il défend, celui de la supériorité de la sensibilité contre la raison, disent un homme tourmenté dans la civilisation moderne à laquelle il aime opposer les Anciens : “Il affinait son esthétique, patiemment, comme une arme meurtrière”   . Cet ermite déclarait dans une lettre du 3 novembre 1825 : “‘Je suis […] un sépulcre ambulant qui porte un mort en mon sein’”   . Finalement, les adieux à Recanati se firent au cours de 1830 quand commença l’aventure avec l’ami fidèle Antonio Ranieri, un homme de lettres napolitain à la réputation médiocre avec lequel il vécut. Tel était le “besoin psychologique d’un frère ‘allié et auxiliaire’ dans la guerre de la vie”   . Cette amitié très forte, qui unit alors le poète vieilli à un jeune homme en quête d’avenir, l’entraînait de Rome à Naples où Leopardi finit ses jours. En fin de compte, il reste l’image d’un homme éloigné de tout : “Loin de Recanati, Leopardi donne à toute son existence le sens d’une présence étrangère, aussi bien dans sa ville natale que dans le monde”   . À trente-neuf ans, il s’éteignait d’un hydrothorax au beau milieu du choléra après “avoir invoqué et attendu la mort pendant toute son existence”   .

R. Damiani ne livre pas une biographie complaisante : “La nouveauté d’une existence normale, adaptée à un jeune homme de son rang social, étourdit Leopardi qui, au lieu de trouver détente et distraction dans la futilité mondaine, la condamne avec l’intransigeance apprise à la maison”   . C’est principalement le poète qu’il salue en ouvrant le volet d’une vie où la femme est omniprésente comme inspiratrice et comme vain objet de convoitise. Ainsi celui qui se reconvertit à la poésie et se plonge dans le passé pour exprimer un enthousiasme lyrique inspire-t-il le titre de son ouvrage. La canzone À Silvia témoigne de l’“effusion des sentiments et de la mémoire”   ; c’est le texte italien, suivi de sa traduction française, qui donne le mieux à entendre l’“interrogation sans doute la plus poignante de la poésie italienne”   :

Silvia, rimembri ancora
Quel tempo della tua vita mortale,
Quando beltà splendea
Negli occhi tuoi ridenti e fuggitivi,
Et tu, lieta e pensosa, il limitare
Di gioventù salivi ?


Silvia, te souvient-il encore
Du temps de cette vie mortelle,
Quand la beauté brillait
Dans tes yeux fugitifs et riants,
Et que, pensive et gaie, tu gravissais
Le seuil de la jeunesse ?


Toute sa vie, Leopardi poétisa autour d’un archétype mythologique. L’image d’une jeune femme emportée à la fleur de l’âge émane de sa plume : “‘Je compris que l’amour pouvait faire de moi un héros, capable de tout et même de me donner la mort’”   . “Silvia” est le nom qui fixe dans l’imagination un idéal féminin, l’amante idéale autant que la femme introuvable. Les fantasmes léopardiens subliment des rencontres évanescentes et inabouties, dans l’exaltation d’une passion platonique par quoi les Élégies et les Chants trouvent à ennoblir le cœur. Dans cette biographie, Damiani nomme les différentes figures féminines qui marquent le cheminement du poète et montre que sa vision de l’amour porte rêves et espoirs déçus en même temps qu’elle magnifie un objet devenu inatteignable : “Pour Leopardi, le corps féminin était un continent inconnu”   .

Le livre de Rolando Damiani induit une lecture fluide mais aussi difficile de la vie de Giacomo Leopardi, même si un index des noms permet de retrouver de nombreuses figures qui comptent dans l’écriture de cette vie. Cette dernière n’est d’ailleurs pas sans une dimension dramaturgique. C’est toutefois la complexité psychologique de son héros qui en est le centre : quelqu’un qui ne cesse de travailler et qui s’ennuie à mourir, quelqu’un qui a toujours des idées et qui traîne des projets non aboutis, quelqu’un qui se débat entre les contraires. Ainsi les tensions sont-elles mises en avant : “Jusqu’à son dernier soupir, Leopardi vivra le paradoxe d’une poésie et d’une perception esthétique en contradiction avec le monisme négatif de son système matérialiste”   . C’est sans doute avec les femmes que s’exprime le mieux cette tension qui vaut aussi comme appel, celui d’un grand poète dont la philosophie de l’amour rejoint sa “propre philosophie ‘vraie et désespérée’”   . R. Damiani raconte une vie d’affres depuis l’enfer familial jusqu’à la mort survenue finalement dans une autre famille, sans que le poète et philosophe ait pu voir l’édition de ses Œuvres complètes. Cette biographie de Leopardi est saisissante