Régis Genté dresse le portrait d’une Abkhazie orgueilleuse de son identité mais hantée par la crainte de sa propre disparition.  

Pour beaucoup, l’Abkhazie a surgi dans l’actualité début août 2008, lors du bref mais violent affrontement entre la Russie et la Géorgie. Cette région côtière, surnommée "la perle de la mer Noire", est surtout connue par les touristes de l’ex-Union soviétique pour son climat subtropical humide et très doux. Elle se situe également au pied de montagnes et de piémonts couvrant les trois quarts de son territoire. Surnommé "montagnes des langues" par les géographes arabes, le Caucase se trouve à la confluence des mondes turc, persan, asiatique, mongol, arabe, russe et européen, comme le note l’auteur. On pourrait également ajouter africain, puisqu’un certain nombre d’esclaves ont trouvé refuge sur les côtes en fuyant l’empire ottoman. Elle comprend enfin un soupçon d’hexagone à Soukhoumi, capitale régionale, avec la villa Aloisi construite par des officiers russes d’origine française.

Enquêtant sur l’identité abkhaze, l’ouvrage revient évidemment sur l’histoire de la région, ou plutôt sur les histoires, tant les interprétations diffèrent selon les interlocuteurs. Les débats historiographiques sont nombreux, entre Abkhazes et Géorgiens, mais aussi en sein des groupes eux-mêmes. Un certain nombre de faits historiques recueille cependant l’assentiment général. La région s’étend sur ce qui était connu pendant l’Antiquité sous le nom de Royaume de Colchide, déjà décrit par les géographes grecs et romains. Du Xe au XVIe siècle, la région a quitté le giron byzantin pour rejoindre le Royaume géorgien d’Occident. Celui-ci ne résiste toutefois pas à la poussée ottomane, et tombe dans l’escarcelle de la Sublime Porte pour y rester à partir du XVIe et ce jusqu’au XVIIIe siècle. C’est alors que le voisin du Nord entre en jeu, la Russie conquérant progressivement le Caucase, en dépit de résistances massives, comme la rébellion de 1866. Du fait de ces affrontements, une partie des Abkhazes turquisés (musulmans) part alors vers l’Empire ottoman. La situation locale évolue encore avec la chute de l’empire tsariste consécutive à la Première Guerre mondiale et la révolution d’Octobre, l’Abkhazie faisant alors partie de la république géorgienne indépendante (1918) avant de rentrer au sein de l’URSS en 1921. Cette période voit l’obtention par cette région d’un statut de république socialiste soviétique dans un premier temps, avant d’être intégrée à la Géorgie, tandis que le premier journal en langue nationale est publié en 1917. Le destin de l’Abkhazie n’est pas particulièrement choyé, en particulier du temps de Staline et Beria, avant de s’améliorer quelque peu par la suite. Les violences qui apparaissent après la chute de l’URSS ne peuvent se comprendre sans ce détour historique, qui montre une région disputée, un territoire dont les frontières ont fluctué et dont la composition de la population a varié.

L’ethnogénèse du peuple autochtone occupe une grande place dans les discussions des citoyens de la région présents dans le livre, experts comme quidams. Cette question est centrale dans les dialogues et les confidences mis en scène, puisque ce sont les droits du "premier arrivant" qui orientent les termes du débat. Les différences de perception de l’histoire sont abyssales : les Abkhazes prétendent être arrivés sur le territoire au XIIIe siècle avant J.C., alors que les Géorgiens ne datent l’arrivée de ces derniers que du XVIIe siècle ! Cette lutte symbolique se cristallise par exemple autour du champ lexical de la mer dans la langue abkhaze : selon l’amplitude de ce champ lexical, on pourrait avoir une idée de l’ancienneté de l’implantation de cette population sur les côtes de la mer Noire. Cette question fait donc l’objet d’un combat intellectuel féroce ; nombre de Géorgiens prétendent que ce champ lexical est inexistant, quand les linguistes abkhazes affirment le contraire. Côté abkhaze, on ne manque pas d’interroger sur le fait de savoir si les Mingrèliens sont aujourd’hui des Géorgiens à part entière ; les premiers font de la langue des seconds leur langue mère (les deux langues sont dites kartvéliennes). Pourtant, le mingrèlien est une langue inaccessible pour les Géorgiens, ce qui pousse les Abkhazes à les considérer comme fondamentalement différents. L’union volontaire avec la Russie est l’un des points de débat historiographique : théorie défendue en Russie, ses détracteurs lui opposent les nombreux soulèvements caucasiens.

Pour en revenir à sa situation actuelle, l’Abkhazie reste aujourd’hui l’un de ces conflits non-résolus de l’espace post-soviétique, à l’instar de l’Ossétie du Sud, de la Transnistrie ou du Haut-Karabagh – le terme de "gelés" paraissant être une simplification abusive, au vu des évolutions sur le terrain. Si le conflit n’est plus directement actif, il n’en est pas moins toujours très présent. En effet, toutes les familles ont eu un membre tué au cours des combats, et beaucoup conservent personnellement des séquelles de cette période. Les anciens combattants tiennent une place importante dans la société, même si nombreux sont ceux qui sont détruits par les souvenirs, ou la consommation d’alcool et de drogue. De plus, la question des réfugiés se pose assurément, puis qu’en 1993, près de 250 000 Géorgiens ont quitté le territoire abkhaze, même si pour le moment leur retour n’est pas envisageable.

Dans ce contexte, la présence de la Russie y est vue comme une assurance contre toute tentative géorgienne de reprise en main par la force du territoire. Elle remonte, nous l’avons dit, au XIXe siècle ; outre de nombreux soldats, l’administration impériale russe a apporté des infrastructures comme le jardin botanique de Soukhoum-Kale, créé en 1840, dans le but d’implanter dans la région eucalyptus, thé ou agrumes. Toutefois, si le « grand frère russe » n’est aujourd’hui pas contesté ouvertement, son étreinte est parfois mal perçue par les populations locales. La Russie est bien sûr un moyen de se protéger des autorités géorgiennes, mais les risques d’une « absorption » de la république apparaissent chaque jour. Cela s’explique par "la peur profonde qui habite ces gens de voir le peuple abkhaze disparaître"   . Près de 80% des citoyens ont un passeport russe, tandis que 70% du budget est versé par Moscou. Les élections de 2004 voient ainsi le candidat soutenu par le Kremlin, Raul Khadjimba, se faire battre par Sergueï Bagpach, dont le discours est pétri de nationalisme.

Dans ce cas, l’échec du candidat du Kremlin n’est s’explique pas tant par un rejet des positions russes que par la force du clientélisme local et la corruption de la classe politique. Le président concentre un certain nombre de pouvoirs, ce qui lui permet de distribuer les rentes à différents soutiens en fonction de solidarités claniques. La période de transition a d’ailleurs favorisé l’expansion d’une activité criminelle fondée sur les petits trafics et la contrebande. La réhabilitation des infrastructures, administrations et services publics après 2008 par les investisseurs russes ne s’est pas accompagnée d’une lutte déterminée contre la corruption ; ce phénomène a pu au contraire s’aggraver.

Comme on peut le voir dans son besoin de reconnaissance, la société abkhaze s’avère de fait tiraillée entre ses traditions et les changements sociaux marquant la période post-soviétique. L’Apsoura, code de comportement et d’honneur, reste une contrainte sociale forte pour les habitants   , tandis que l’Eglise s’avère une institution très respectée. Dans le même temps, le matérialisme et le consumérisme s’expriment nettement à travers la Pakazoukha ("apparence") et a toute son importance vis-à-vis de ses congénères, détenir une grosse cylindrée étant par exemple un gage supérieur de réussite.

La question nationale, importante, ne se réduit pas aux questions immédiates de relations avec les voisins géorgiens et russes, et parfois caucasiens. La cinquième ligne du passeport soviétique, qui faisait apparaître la nationalité (catégorie différente de la citoyenneté), reste présente dans toutes les têtes, puisque les Abkhazes entendent renforcer leur présence relative parmi la population régionale. Les résultats de cette politique sont visibles dans les recensements, puisque l’on est passé de 18% d’Abkhazes en Abkhazie en 1989 à 43 ou 44% aujourd’hui. Cette augmentation s’explique par une série de départs, des Géorgiens bien sûr, assimilés à la politique nationaliste du Président Gamsakhourdia, mais également des Russes, Grecs ou Arméniens. A titre d’exemple, si les Grecs pontiques représentaient environ 15% de la population de la ville de Soukhoumi au début du XXe siècle, et plusieurs Eglises étaient sous juridiction de l’Orthodoxie grecque, ils sont beaucoup moins présents aujourd’hui. Dans le même temps, les Abkhazes ont tenté de favoriser le retour des diasporas d’Europe et de Turquie, comme les Mohatjir ("réfugié" en arabe), qui avaient fuit vers l’Anatolie au cours des années 1860-1870 ; certains étaient d’ailleurs déjà revenus pendant les combats de 1992.

Au terme de l’ouvrage, on comprend que l’incertitude reste forte sur le devenir de l’Etat. L’auteur, dressant le portrait de l’Abkhazie par touches successives, a su trouver un équilibre entre la nécessité d’informer le lecteur et le besoin d’illustrer son propos par des dialogues. Le rêve d’indépendance est "beaucoup plus sincère que ne le disent souvent les Géorgiens, beaucoup plus illusoires que ne l’admettent en public les Abkhazes"   . Régis Genté rejoint ici le constat de Leon Colm pour nous signifier la difficulté d’exister pour cette improbable Abkhazie   . Reste à voir si la nouvelle donne politique après les élections législ d’octobre 2012 pourra réellement changer quoi que ce soit à l’actuelle situation…

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
- La recension de l'ouvrage de Xavier Follebouckt, Les conflits gelés dans l'espace post-soviétique, par Philippe Perchoc