Auteur d'un retentissant Traité de l'efficacité, François Jullien, sinologue et passeur-philosophe, propose avec L'Ecart et l'Entre une étude approfondie du concept d'altérité en s'appuyant sur les vides entre la pensée occidentale et la pensée chinoise.

“Je pense entre la Chine et l'Europe [...] j'ouvre-promeus-produis de l'entre entre ces pensées”   . Voilà comment François Jullien, philosophe à part dans le paysage intellectuel français, présente la mission qu'il se donne. Sinologue confirmé, il se distingue par ses études ambitieuses, voire contestées, sur les relations entre les pensées occidentale et chinoise. Titulaire depuis peu de la Chaire sur l'altérité, il propose à la lecture sa première leçon dans un ouvrage sobrement intitulé L'Ecart et l'Entre. Cet opuscule s'avère être une introduction idéale à son oeuvre, et notamment à la lecture de son Traité de l'efficacité. L'objectif de ce petit livre est d'aborder l'altérité, principalement entre deux pensées majeures : la pensée européenne et la pensée chinoise. Et le thème choisi n'est pas pris au hasard : aujourd'hui “la notion d'altérité se trouve menacée”   . Or, cette notion est vue comme essentielle par le philosophe. Sans elle, il n'y a pas de tension créatrice. C'est “la catégorie promotrice tant de l'humain que de la pensée”   affirme-t-il. Dès lors, pour étudier cette altérité, qui mieux qu'un philosophe européen ayant rejoint la Chine pour tenter de l'apprivoiser ?

En effet, François Jullien a reçu une formation classique comme helléniste à la rue d'Ulm avant d'apprendre le chinois et rejoindre l'Asie. La pensée chinoise est donc vue et décrite par le philosophe comme le tout autre. Et, à la manière d'un Levi-Strauss, il incite à quitter son confort conceptuel pour se laisser aspirer par ce tout autre, non pas afin d'abandonner sa culture, mais, paradoxalement, pour la retrouver et véritablement se l'approprier. Selon lui, “fréquenter la pensée chinoise rend plus sensible, par ricochet, aux tensions internes de la culture européenne”   .

Suivre les dynamiques culturelles

Les cultures ne sont pas vues par le philosophe comme des identités figées qui n'évoluent pas et se subissent, avant de tomber en déshérence, car “une culture qui ne se transformerait plus serait une culture morte”   . Bien au contraire, ce sont des dynamiques qu'il faut comparer pour pouvoir les saisir. Et ce n'est pas sur les différents que l'on doit s'appuyer pour arriver à cette fin. Au terme “différence”, François Jullien préfère celui d'“écart”. Si la différence suppose une identité culturelle figée, l'écart met en tension des dynamiques culturelles. L'un sous-entend le statisme, l'autre le mouvement et la production. Autrement dit, “cette pensée de l'écart nous sort tant de l'universalisme facile que du relativisme paresseux”   . L'écart permet la réflexion, au sens propre comme figuré, entre les deux cultures en les mettant face à face sans les opposer, ni les enfermer dans un carcan inatteignable. Cet écart entre les cultures ne peut se concevoir sans un “entre”, c'est-à-dire un vide laissé entre deux pensées dans lequel il ne faut pas avoir peur de sombrer. L'entre peut effrayer car il suppose le vertige de l'inconnu et de l'impalpable. Comme François Jullien l'explique, “le propre de l'entre, c'est justement de ne rien avoir en propre”   . Pourtant, c'est la clef de l'étude comparée de deux cultures diamétralement opposées. C'est justement parce qu'il n'a pas de forme, ni de qualités propres, que cet entre n'a pas été étudié dans la pensée occidentale, à l'image des Grecs anciens qui préférèrent établir la métaphysique plutôt que de se confronter au vide. Il n'y a guère qu'un Socrate qui peut se targuer d'avoir été en dehors de toute pensée ; il en est d'ailleurs mort. Ni Platon, ni Aristote n'ont pensé ce vide, préférant l'éluder. Et toute la philosophie occidentale a suivi ce mouvement en ne s'intéressant pas à l'entre. C'est la raison pour laquelle François Jullien ne propose pas une énième explication de l'altérité, mais plutôt une refondation de l'assise de la pensée philosophique sans son postulat occidental originel, ni par le recours à la métaphysique.

 La figure intermédiaire de l'atopos

Cest donc au travers des concepts d'écart et d'entre que François Jullien propose l'objectif ambitieux de “relancer la philosophie”   . Pour pouvoir arriver à cette fin, il lui faut se placer en intermédiaire, d'où l'émergence d'un troisième concept, celui d' “atopie”. En effet, ni l'utopie, ni l'hétérotopie d'un Foucault ne peuvent permettre d'analyser ou de comparer les dynamiques culturelles. Pour François Jullien, seule l'atopie incarnée par l “atopos”, le penseur qui n'appartient à aucune pensée, peut permettre de sortir de l'enfermement de sa culture et étudier l'altérité. Le sinologue se place du côté d'un Socrate en portant les cultures “à se découvrir, à se sonder réciproquement et à déployer en “dia-loguant” leurs ressources”   . Les intermédiaires premiers entre les cultures sont par conséquent les traducteurs. Un traducteur a le devoir de ne pas faire du mot à mot, mais plutôt de souligner l'écart entre les langues au travers de sa traduction pour mieux en faire apparaître les ressors les plus profonds, chaque langue étant associée une pensée. Il faut ainsi des passeurs entre les langues et entre les cultures qui créent une tension et soulignent l'écart entre les dynamiques, sans pourtant les enfermer et les dégrader.

Les ressources des pensées

Les ressources des pensées ne sont pas les mêmes et il faut tirer partie de cette distinction. Chaque culture a ses atouts, sauf qu'elle ne peut se contempler elle-même. D'après François Jullien, “la familiarité n'est pas la connaissance”   , une culture ne peut pas se regarder toute seule, il lui faut un autre. Pour l'Europe, cet autre est bel et bien la Chine. Ainsi, le philosophe s'appuie sur une pensée chinoise fonctionnant par polarité pour étudier le concept d'altérité et appréhender l'écart entre cette pensée orientale et la pensée occidentale qui est elle repose sur la causalité. C'est la raison pour laquelle “passer par la Chine [pour] tenter d'élaborer une prise oblique, stratégique, prenant la pensée européenne à revers, sur notre impensé”   . Les ressources de la pensée chinoise deviennent alors essentielles pour analyser une pensée européenne incomplète. Au point de céder à la tentation de l'Orient ? François Jullien assure qu'il ne “s'installe ni d'un côté ni de l'autre, mais [qu'il] opère dans l'entre-deux”   afin d'ouvrir de l'écart entre les deux pensées et de faire survenir l'altérité. En somme, l'ouvrage de François Jullien plus qu'une réflexion sur l'altérité s'avère être un éloge de la pensée aventureuse, de la prise de risque intellectuelle, de la curiosité, à l'image de l'émerveillement des épistoliers de Malraux dans La tentation de l'Occident. L'Ecart et l'entre est simplement la proposition d'un choix entre “vie originale et vie banale”