Comment chacun peut-il être libre intérieurement et conquérir ainsi son individualité dans le monde d’aujourd’hui où pèsent de multiples contraintes personnelles et institutionnelles ?

Est désarçonné celui qui tombe de cheval en arrière et peut mourir. Ainsi en a-t-il été du père de Georges Sand, d’Abélard, de Pétrarque, de Brantôme, de Montaigne ou encore de Roland, de La Palisse et de Lancelot. Est désarçonné celui qui se laisse tomber de haut. Dans Les Désarçonnés, le très politique septième tome de Dernier royaume, Quignard, voulant “méditer le caractère originaire de l’asocialité” oppose le désarçonnement, expérience solitaire de l’abandon et du renoncement volontaire, aux valeurs de la performance et de la vie en groupe à l’honneur dans notre société. Déplaçant les enjeux du discours de Foucault dans Il faut défendre la société   pour qui la société est régie par des relations de guerre, il analyse, par le biais de quelques souvenirs personnels, d’anecdotes, de faits historiques, d’exemples littéraires, les effets sur les individus et sur lui-même des pouvoirs et des hiérarchies propres à la société depuis la Seconde Guerre mondiale sous l’angle spécifique de la prédation qui trouve son accomplissement le plus visible dans la guerre.

Quignard prélève dans son histoire personnelle quelques faits mettant en évidence la violence des guerres et la nécessité de s’en protéger. Il rappelle l’emprise qu’ont eue, dans son enfance, les ruines consécutives au bombardement par les Anglais du port et de la ville du Havre en septembre 1944, à propos duquel il note : “Il resta plus de maisons et d’églises debout à Guernica, petite ville de Biscaye, en mai 1937, que dans le port du Havre, en 1944.” Il précise ensuite : “C’est sur cette rive que je suis né et que j’ai écrit. C’est dans cette ruine que j’ai cherché à revivre.” Il rappelle également la méfiance de sa famille, à la suite de la rafle du Vel d’Hiv, envers les institutions et les organismes d’État, la police, la RATP, la SNCF : “Cave canem. Caute. Méfie-toi. Prends garde au chien qui menace partout.” Plus intimement, il s’interroge sur son refus précoce de “manger, […] de parler, […] de répondre à la question, […] de [se] soumettre à l’ordre ou plutôt à l’intimation de l’ordre”. En bref de porter, comme le cheval, un animal domestiqué dont il admire la beauté, le “bât de la honte”.

S’il rappelle tous ces souvenirs qui l’ont marqué, c’est parce qu’ils l’ont destiné à écrire. Les Désarçonnés, une méditation sur “les restes extrêmes de la vie que menaient les hommes qui ont été déportés dans les camps de la seconde guerre”, sont pour lui-même l’activité nécessaire pour “survivre” et le moyen de se retourner : “Le mordu mord. Le tué tue.” C’est la “loi du talion”. Il devient ainsi un peu plus soi-même, un individu, c’est-à-dire celui qui se dés-assujettit, parce que la langue qui “mange les images comme les corps arrachent avec les dents et les chairs est elle-même à sa source prédatrice. C’est dans le volume l’un des enjeux de son discours. Quignard note également que c’est l’une des fonctions de toute narration de guerre dont le but est d’inscrire dans un temps historique, voire de muer en légende, victoires ou catastrophes. Tous ces exemples personnels sont donc des modalités possibles de la mise à l’écart de soi de toutes les formes d’asservissement à l’œuvre dans la société que sont, selon l’écrivain, toutes les institutions (la justice, l’armée, le pouvoir politique, la fonction publique, l’éducation).

Semblable au cerf, le “désarçonnement en personne”, toujours libre, une “insoumission”. Quignard prend ici un parti radical qu’il étaie à la lecture de l’histoire humaine sous l’angle des relations de proie à prédateur. Il rappelle que les trois étapes du développement de l’humanité – la prédation animale, la chasse, la guerre – ont en partage la violence et le goût de la curée. C’est, au demeurant, pourquoi l’homme du XXIe siècle est, à l’égal de son ancêtre préhistorique, un charognard. Quignard explique l’appartenance zoologique de chacun à partir d’une donnée biologique. Comme tous les animaux, l’homme a faim “toutes les six heures”. Cette nécessité de manger implique “l’expérience humaine fondamentale : la peur d’être mangé” à la source de la “sacralisation de la violence”, qui détermine les relations humaines. C’est pourquoi la guerre qui légalise le plaisir de tuer, est la “fête humaine par excellence”. Pour exemples, l’écrivain cite un mot du général Westermann qui, après avoir écrasé les Vendéens, a claironné sa joie d’avoir écrasé femmes, enfants et hommes. De même, la bombe Little Boy, au nom à l’ironie grinçante, a “été lancée sur les populations civiles d’Hiroshima afin d’annoncer la bonne nouvelle de l’humanisme restauré sur terre”. Ce sont aujourd’hui encore ces spectacles d’horreur et de guerre, expression de la prédation originaire, qui fascinent les hommes agglutinés devant leurs écrans.

Comment être libre au regard de ce fonds prédateur de la société et aussi de chacun ? Si Quignard a pris précocement pour lui-même le parti d’écrire, qu’en est-il pour chacun de nous ? Quignard propose une réponse singulière à toutes les formes de l’assujettissement social : “Il faut engager une vie secrète où survivre. Ce sont les mots de La Boétie avant qu’il meure.” Il faut s’écarter de la société pour vivre à soi. Il faut savoir lâcher prise, apprendre à tomber, accepter la chute (la dépression, la maladie, par exemple), savoir se perdre, voire toucher le fond pour mieux renaître. Bref, il faut accepter de se désarçonner ou d’être désarçonné. Pour cela, il faut pratiquer l’“ascèse solitaire” comme l’ont pratiquée autrefois les moines orientaux, les ermites, tous les “reclus” volontaires, les “apolis (c’est-à-dire ‘sans cité’)”, mais aussi les chamanes dès l’aube de notre histoire, les mystiques ou encore à présent les “lettrés”. Tous ont été ou sont encore des désarçonnés.

Il faut vivre à la marge comme, nous dit Quignard, l’a fait Rousseau ou comme le font aujourd’hui encore quelques peintres comme Rustin et Skira. Quignard, quant à lui, s’attache à vivre comme le sanglier, son emblème, à l’écart de la meute. Il érige en valeur ses errances recherchées, voulues dans Paris et sa banlieue à la recherche de souvenirs du temps passé. Il se plaît à marcher sans but comme Claire, le personnage principal des Solidarités mystérieuses   . Il erre tel Lancelot ou Pétrarque, “Ulysse naufragé”, perpétuel errant ayant échappé tout enfant à la mort par noyade alors que le cheval qui le portait l’avait désarçonné et jeté à l’eau. Il aime la vie libre qu’il mène depuis qu’il a, il y a une bonne vingtaine d’années, démissionné de toutes ses fonctions.

Plus concrètement, et pour chacun de nous comme pour lui-même, l’écrivain suggère trois moyens de se délester un peu des contraintes psychiques, sociales, familiales et personnelles pour être en soi plus libre. Le premier est la psychanalyse qui permet de dénouer l’étreinte de ses rêves, de ses cauchemars, de ses fantasmes et de ses expériences et de se dés-assujettir du jugement de la meute et de celui de ses parents pour devenir un individu au sein du groupe social.
Le deuxième est la lecture. Quignard revient sur des idées précédemment développées dans d’autres volumes. Chacun peut lire parce que “lire dételle”, du fait du double pouvoir   de la lecture. Lire, c’est d’une part s’abandonner à ce qui fascine, c’est-à-dire, en quelque sorte, se désarçonner volontairement. C’est d’autre part, un retour de prédation dans la mesure où, pour le lecteur comme les chiens chassant, lire “c’est faire sortir. Faire surgir. Faire jaillir”, pour finalement prélever des fragments, des citations et donner sens à ce qui est lu.

Le troisième moyen est de “déchirer un peu le tissu” de la langue en créant, parce que “créer est le seul bon terrain qui soit au monde”. Quignard écrit parce que l’écriture est, pour lui, une forme de renaissance continue semblable à celle vécue par Pétrarque “désarçonné à Bolsena”, par Montaigne perdant son sang et pensant mourir après sa fameuse chute de cheval ou par Rousseau renversé par un chien fou à Ménilmontant. C’est une expérience proche qui a conduit l’écrivain, perdant son sang sur son lit d’hôpital alors qu’il pensait mourir, à entrer dans son Dernier Royaume en écrivant Vie secrète qui en est le centre.

Dans Les Désarçonnés, Quignard précise sa pensée, réaffirme des positions prises dans Dernier Royaume notamment. Le ton de son discours, qui se radicalise ici, est ferme, voire parfois polémique, mais l’écrivain n’est ni un anarchiste ni un chef de parti. Seulement, il s’élève contre la tyrannie de tout système politique, celle, par exemple, des régimes nazi et communiste et affirme avec force son refus de la dépendance sociale et la nécessaire liberté politique, personnelle et religieuse qu’il revient à chacun de défendre sans cesse. Il affirme à la suite de Foucault qu’il cite dans Il faut défendre la société : “Il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que le rapport de soi à soi.” La seule société dont il rêve, en fait, depuis des années est celle d’une assemblée de Solitaires, celle que forment les lecteurs ou les lettrés par exemple, vivant à l’écart.

Pour le lecteur des Désarçonnés, il me semble que l’écart le plus manifeste est celui de sa pensée que traduit la composition même du volume. En effet, la singularité de chacun des cent deux chapitres désarçonne parfois par l’entrelacs imprévisible de quelques scènes rêvées, de faits historiques, de données anthropologiques, de références philosophiques et littéraires, de fragments de méditation et d’études, de souvenirs intimes, de déclarations incisives et de lectures. Cependant, le lecteur ne peut qu’être touché par la charge d’émotion et l’intensité de certains passages, tels celui, vers la fin du volume, de son Credo très personnel. Il y suggère des solutions possibles dont chacun peut se saisir pour aménager ses peurs, ses angoisses, pour alléger le poids des contraintes sociales, familiales et personnelles : “Je crois que si on ne peut être libre, on peut s’éloigner de la famille, gagner la périphérie du groupe, amoindrir la servitude, la rendre moins volontaire.” L’essentiel pour chacun n’est-il pas, en effet, de mener une “vie vive”   . en brisant la chaîne sans fin des répétitions, des relations qui assujettissent, pour laisser sourdre en soi le “torrent inépanché” du Jadis qui “contient la potentia de tous les possibles” ? Quant à Quignard, l’ultime finalité de sa vie à l’écart est de “regagner un peu de silence”