Un ouvrage collectif un peu trop naïvement ambitieux et qui tourne parfois à la cacophonie. 

L’ouvrage collectif dirigé par Agnès Graceffa présente chronologiquement, du XV° siècle à nos jours, une grande diversité de contributions, consacrées aux peintres et sculpteurs, aux acteurs, aux instrumentistes de musique, aux chorégraphes, aux écrivains, aux cinéastes, aux illustrateurs, aux auteurs de théâtre, aux photographes. A cette variété des époques, des activités, des statuts (créateur ou interprète, professionnel ou amateur) s’ajoute un certain flou dans les problématiques, apparemment unifiées sous le titre "vivre de son art" mais qui traitent parfois non pas de la rémunération de l’activité artistique mais de la légitimation de ces activités, de leur artification, ou encore du statut des femmes.

C’est dire que la pluralité des approches tourne vite à la cacophonie, et laisse perplexe, in fine, quant à la possibilité même de traiter de façon univoque la question des revenus tirés d’activités aux statuts aussi hétérogènes. La seule façon, probablement, de tirer un fil commun aurait été de s’intéresser aux raisons mêmes pour lesquelles, contrairement à d’autres activités, il ne va pas de soi de "vivre de son art". Mais il aurait fallu s’intéresser pour cela non tant aux statuts effectifs qu’aux représentations de l’activité artistique, et notamment à ce "régime vocationnel", devenu dominant depuis le milieu du XIX° siècle, qui enjoint aux artistes de travailler pour pouvoir créer, et non pas de créer pour gagner leur vie – d’où le phénomène, récurrent à l’époque moderne, de la pluriactivité, malheureusement guère évoqué dans l’ouvrage. Voilà qui aurait permis de mettre en perspective la pertinence même de la problématique en question – "vivre de son art" -, puisque, autant elle est devenue centrale à partir de l’époque romantique, autant elle n’avait guère de sens du temps où l’art s’exerçait comme un artisanat ou comme une profession, ou encore comme un passe-temps dans les milieux privilégiés. Bref, la problématique même qui a été choisie pour composer cet ensemble hétéroclite relève, pour une grande part, d’un anachronisme   .

Ce n’est pas le seul défaut de cet ouvrage un peu trop naïvement ambitieux. Quoique les articles soient presque tous issus de travaux universitaires, les références y sont souvent hasardeuses, voire carrément absentes, avec des manques criants dans les bibliographies, qui font parfois régresser la réflexion d’une ou deux générations en arrière par rapport aux acquis de l’histoire sociale et de la sociologie de l’art. Ainsi, aucun distinction n’est faite entre les deux sens du "professionnalisme" (en tant que s’opposant à l’amateurisme, ou en tant qu’occupation assimilée aux professions libérales), de sorte que l’évolution du statut d’artiste peintre est présentée comme un passage de l’artisan à l’artiste, alors que le moment de la professionnalisation (au second sens du terme) est fondamental pour comprendre l’histoire du statut d’artiste, comme l’ont démontré des travaux qui sont soit ignorés des auteurs, soit non compris. De même, certains articles ne sont pas exempts de postures militantes, quelque peu incongrues dans ce contexte, qui amènent par exemple à dénier toute validité à l’opposition professionnel/amateur dans le métier d’acteur, juste après en avoir soigneusement exposé les nombreuses et importantes différences. Les approches centrées sur la différence des sexes n’échappent pas aux poncifs de ce type de productions, toujours ambiguës entre dénonciation militante et descriptions peu contextualisées, faisant des "femmes" une catégorie homogène en dépit des différences chronologiques et hiérarchiques. Et les enquêtes sociologiques, ou prétendues telles, qui servent de support à certains articles sont parfois d’un amateurisme tragique, avec des échantillons ridiculement faibles ou constitués sans aucun souci de représentativité.

Restent toutefois quelques informations intéressantes à glaner : par exemple sur l’histoire, peu connue, du statut d’instrumentiste populaire   ; sur les contrats entre George Sand et ses éditeurs   ; sur le statut de chorégraphe   ; sur l’extrême diversité des statuts de photographe   ; ou encore sur l’histoire juridique et syndicale du statut des intermittents du spectacle   – même si l’on peut regretter, dans ce dernier cas, que pas grand-chose ne soit dit de la différence, pourtant fondamentale, entre artistes et techniciens à l’intérieur de ce statut.
Et surtout, l’article final, signé du juriste Jérôme Giusti, remarquablement clair et intéressant, est un modèle de décomposition analytique. La comparaison entre les différents statuts (essentiellement celui d’auteur et celui d’interprète) s’y justifie pleinement du fait qu’elle est basée non pas sur la présomption de leur similitude mais, au contraire, sur leur différenciation précise, l’opposition entre droit de propriété et salariat étant finement déclinée dans tous ses aspects, depuis le droit du travail jusqu’aux représentations communes. Et les mises en cause de la propriété littéraire et artistique par les avancées technologiques liées au numérique y sont analysées avec une profondeur et une clarté qui font qu’on sort de cet article – enfin – avec le sentiment d’avoir vraiment appris et compris quelque chose d’important. C’est dire qu’il justifie à lui seul l’existence de ce livre