L’histoire de l’identité graphique de la célèbre compagnie aérienne allemande, des origines de l’aviation à l’ère d’Internet.

Créée au début du XXe siècle, la Lufthansa s’est vite affirmée comme l’une des plus importantes compagnies aériennes européennes, tutoyant les géantes américaines. Icône de l’évasion moderne – à turboréaction –, la firme n’a jamais cessé de défrayer la chronique : aujourd’hui parce qu’elle traverse, à l’instar du secteur de l’aviation en général, d’importantes perturbations ; hier parce que l’évolution de son identité visuelle n’était pas au goût de tous. Si le renouveau de son image de marque lui est souvent attribué, le graphiste Otl Aicher n’en fut pas pour autant l’unique instigateur…

Exhaustif, le manuel Lufthansa and Graphic Design. Visual History of an Airline revient précisément sur ces successives mutations, sur les différentes raisons les ayant motivées et les nombreux acteurs, plus ou moins connus, les ayant mises en œuvre. Cet ouvrage est le cinquième opus de la collection A5, fruit de la rencontre entre une prestigieuse structure éditoriale, Lars Müller Publishers, et une grande école de design, la Fachhochschule de Düsseldorf. Celles-ci se proposent ni plus ni moins de mettre au jour "les archives du design graphique", tant textuelles qu’iconographiques. On rêverait, notons-le au passage, de voir émerger en France un tel projet de collaboration !

Au commencement était l’avion

En 1918 est fondée la Deutsche Luft-Reederei. L’architecte et graphiste Otto Firle devient rapidement le directeur du département en charge de la presse et de la publicité. C’est lui qui donnera à la firme, devenant Lufthansa en 1926, son icône pour le siècle à venir, son unique logo : la grue en plein envol. L’image, selon Firle, véhiculait parfaitement deux aspects majeurs de l’aviation alors en cours de développement, encore très luxueuse et élitiste : sa dimension aérienne, éthérée, et sa dimension technologique.

À l’instar de ce secteur balbutiant, l’idée de "corporate identity" émerge à peine. Dès lors, sur les premiers imprimés de la Lufthansa, "la typographie de l’entreprise et le symbole de la grue présentent une large variété de formes". En témoigne le portfolio d’affiches issues de cette époque, placé au début de l’ouvrage.

Il en sera ainsi durant les deux décennies suivantes. La firme nationale, comme toute autre, y emploie divers peintres commerciaux et graphistes indépendants, tels Thomas Abeking ou Hans Rott. Ceux-ci signent des posters, des dépliants et des images publicitaires chargés de toute leur subjectivité. Dans les années 1950, mode du Streamline oblige, on épinglera même l’oiseau emblématique sur une grande forme parabolique. Transféré à grande échelle sur les Super Constellation, nouvelles acquisitions et grande fierté de la firme, un tel logo serait, pensait-on, d’autant plus expressif…

Aicher, homme de ménage


C’est un certain Hans G. Conrad, un des premiers étudiants diplômés de l’école d’Ulm, qui va donner ses véritables lettres de noblesse à l’identité de la Lufthansa. En 1962, consciente de ses errements en matière d’image de marque, désireuse de se doter d’une cohérence visuelle à un moment où le tourisme aérien justifie l’achat de nombreux Boeing 707, la firme va directement débaucher Conrad du département publicité de Braun. Celui-ci n’imposera qu’une seule condition : "Avoir totale carte blanche !"

Son premier réflexe consistera à s’entourer du célèbre graphiste Otl Aicher. Ami et ancien professeur, cofondateur et alors directeur de la Hoschule für Gestatlung, il est surtout responsable du groupe de développement E5 de l’école : une structure économique efficace qui "permettait aux étudiants, par le biais de commandes rémunératrices, d’acquérir une expérience pratique et de leur fournir des tuteurs". Démarche que Gropius avait tenté de mettre en place au Bauhaus, sans grands résultats, et qui ici, dans le contexte d’après-guerre, fonctionna beaucoup mieux.

À travers l’exemple de cette intervention à la Lufthansa, l’ouvrage de Lars Müller nous permet de replonger dans l’ambiance singulière de cette école allemande et de nous remémorer ses méthodes si "scientifiques". Ainsi, en juillet 1962, Aicher s’entoure de deux étudiants, le graphiste Tomas Gonda et le designer produit Hans Nick Roericht, et les rémunère pour mener à bien le "Projet 1400". Il s’agit d’harmoniser tous les imprimés de la compagnie aérienne par le biais de tracés régulateurs invariants, d’inventer des normes, de constituer des chartes graphiques et colorées. En bref, Aicher tend à standardiser l’ensemble des manifestations visuelles de la firme : des courriers internes aux billets de vol en passant par l’habillage des avions posés sur les tarmacs du monde entier, sans oublier les menus distribués aux passagers, les étiquettes accrochées aux bagages, les publicités, etc.

Livrée en octobre 1962, cette longue étude se nourrit de l’analyse de l’identité visuelle des pionniers américains comme Pan Am Airlines mais convoque également de grands exemples de l’histoire du graphisme en général. Elle mentionne ainsi les recherches menées chez IBM, Underwood ou encore Olivetti.

Rarement donnés à lire, ces documents de travail sont en partie repris dans les "pages jaunes" placées au centre de l’ouvrage. Tout à fait passionnante, cette section spéciale nous donne la délicieuse impression d’avoir l’opportunité de parcourir un inaccessible dossier d’archives.

Du turboréacteur à l’ordinateur

L’identité dessinée par Aicher et son équipe s’affirme aujourd’hui comme un incontournable de l’histoire du design graphique. Toutefois, au moment de sa livraison en 1967, elle provoqua un immense tollé. Qui aura osé enfermer la grue nationale dans cet exigu cercle noir ? Die Zeit relayera un certain nombre de courriers et d’articles envenimés, dont un signé par Hans Domizlaff en personne, publicitaire allemand célèbre pour le travail qu’il effectua dans les années 1920. (Pour se donner une idée, qu’on s’imagine Robert Massin ou Pierre Faucheux s’insurgeant, dans les pages du Monde, contre le nouveau logo de Louvre dessiné en 1989 !) Souvent, l’histoire visuelle de la Lufthansa s’arrête là, nos connaissances se limitant ainsi à l’âge d’or de la firme.

En honnêtes historiens et archivistes du temps présent, les auteurs de cet ouvrage vont bien plus loin. À la fin des années 1970, à l’ère du Boeing 747, la compagnie cherche à renouveler son image et consulte à nouveau Aicher. Jugé trop abstrait, le rapport qu’il rend en mars 1980 sera largement ignoré. Le designer ulmien se définissant habituellement comme un "collaborateur scientifique neutre" est définitivement mis en marge de la Lufthansa. Et les tendances mouvantes et irisées du marketing contemporain de brouiller progressivement le travail d’harmonisation précédemment échafaudé. La firme est finalement privatisée en 1980 et son image laissée aux mains de grandes agences de communication d’abord suisses (Zintzmeyer & Lux) puis américaines (Luxon Carra).

"Après Aicher, le déluge", oserait-on presque annoncer. D’aucuns diraient même "le déclin". Mais nos auteurs ne sont pas aussi catégoriques et prennent le temps d’étudier en profondeur ces mutations plus récentes. Ils passent au crible le premier manuel de DMO (Design Management Online) de la firme, questionnent les dernières stratégies web de la compagnie aérienne et interviewent son actuelle design team. Impartiaux, les auteurs invitent même, dans un dernier temps, de grands noms du design à se prononcer quant à cette singulière histoire visuelle. On ne peut conclure sans noter qu’un détail vient assombrir le tableau. Les légendes des images et même certains textes de Lufthansa and Graphic Design. Visual History of an Airline sont imprimés dans un corps si petit que leur lecture en devient souvent extrêmement difficile. Il n’est pas certain qu’Otl Aicher aurait validé une telle maquette !

 

Critique écrite en partenariat avec la revue Strabic.fr