Comment la parole étouffée de la Shoah s’est-elle affranchie des contours du témoignage pour endosser les parures de la fiction ?

Comment écrire l’anéantissement, la chambre à gaz, la sélection à l’arrivée à Auschwitz ? Pourquoi faire passer la mémoire du génocide dans le domaine de la fiction, de l’imagination, de l’invention ? Est-ce seulement possible ? L’Histoire vécue peut-elle être contenue dans l’histoire à raconter ? Alexandre Prstojevic, maître de conférences au CRAL et à l’Inalco, retrace de manière concise mais précise et référencée le cheminement de la parole des survivants des camps, et de leurs descendants.

Bien sûr, il y a les figures les plus connues, dont les œuvres respectives sont devenues des classiques de la littérature contemporaine, avec un universalisme qui les éloigne des références à la Shoah : Primo Levi et Si c’est un homme, Elie Wiesel et La Nuit. Mais, nous dit Prstojevic, même ces incontournables portent en eux un accomplissement, une révélation, une innovation littéraire puisqu’ils rompent, et pas seulement de manière formelle, avec les témoignages de survivants qui fleurissent à la libération des camps, ces récits bruts et sans filtre qui racontent tout mais n’auront que peu de postérité, désamorcés par l’impréparation du grand public à entendre la parole de ceux qui reviennent de l’invraisemblable.

Entre diction et fiction
La littérature de la Shoah repose sur l’irruption du psychisme qui vient tordre les chronologies et la valeur éthique du survivant. Elle s’appuie sur la modernité esthétique, et doit autant à l’histoire juive qu’au stream of consciousness de Virginia Woolf, à la verve de James Joyce et aux monologues intérieurs proustiens. En réalité, le passage de la littérature de diction (selon l’expression de Gérard Genette, “littérature qui s’impose essentiellement par ses caractéristiques formelles”) à la littérature de fiction (“littérature qui s’impose par le caractère imaginaire de ses objets”) s’opère lorsque deux événements commencent à converger : d’une part, l’arrivée sur la scène littéraire de la génération d’“enfants cachés” de la Shoah et, d’autre part, “l’énergie cinétique propre à l’histoire littéraire qu’est la recherche de nouveaux modèles d’écriture”   . En ce sens, Georges Perec est tout à la fois l’enfant d’Auschwitz et du Nouveau Roman, le frère d’Elie Wiesel et de Claude Simon.

Un autre élément est important aux yeux de Prstojevic : il s’agit du séisme aux multiples impacts que représenta le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961, largement relaté à l’époque par Hannah Arendt. Comme il le souligne, “à Jérusalem, l’issue du procès ne faisant pas de doute, c’est un autre enjeu qui s’imposa : celui d’humaniser les faits, c’est-à-dire de narrativiser l’Histoire”   . En introduisant, de façon discutée, les concepts de “banalité du mal”, en donnant à voir aux yeux du monde ce qu’est un criminel génocidaire (dans ce cas, un fonctionnaire médiocre), le procès Eichmann révèle la Shoah à la vie intellectuelle occidentale. Il participe de façon inattendue à la mise en lumière de témoignages passés inaperçus dans l’immédiat après-guerre.

Ainsi, La Nuit d’Elie Wiesel avait été rédigé en yiddish en 1947 et publié une première fois à Buenos Aires, avant d’attirer l’attention de François Mauriac qui accompagnera une seconde publication à Paris dix ans plus tard. C’est également à la fin des années 1950 qu’Edouard Axelrad (L’Arche ensevelie) et André Schwarz-Bart (Le Dernier des Justes) font entrer au forceps la culture juive dans la littérature française, en remportant l’adhésion des critiques, et même, dans le cas du second, les lauriers du prix Goncourt.

Témoigner, raconter, inventer
On sent chez Prstojevic une affection particulière pour un auteur, Piotr Rawicz, francophone d’origine polonaise, bohème et fantasque, qui aimait à briser tabous et idoles, et renvoyait dos à dos la victimisation et l’anéantissement. Son roman, Le Sang du ciel, paru en 1961 et écrit en français, ne s’inscrit plus dans la lignée du témoignage, il affirme la liberté de la fiction, se donne l’obligation d’inventer pour raconter, d’innover pour honorer. Rawicz revendiquait ainsi une certaine licence poétique : “Je suis devenu allergique à l’emploi au premier degré de certains substantifs tels ‘criminel’, ‘bourreau’, ‘victime’, ‘tortionnaire’, ‘folie’. […] À la limite, le martyre des Juifs sous Hitler […] est ridiculisé par le conformisme stylistique, par les flots de la déclamation et de la théâtralité bon marché”   . Pour dire la Shoah, il faut accepter que la vérité ne coïncide pas totalement avec la vérité de l’historien, ni avec celle des autres survivants. Il faut, nous dit Rawicz, accepter sa littérarité, et sa singularité.

Danilo Kiš, autre grande figure explorée dans l’essai, est un héritier de la révolution de Rawicz, il est comme lui “à la recherche d’un nouveau régime verbal qui permet de passer du témoignage à la fiction. Cela suppose un changement du mode qui est désormais marqué par un mélange de haute poétique et d’ironie, mélange qui aboutit finalement à une multiplication des voix narratives permettant de rendre compte de la fureur de l’époque”   . Le romancier serbe, héritier de Bruno Schulz et de Proust, est marqué par la disparition du père, qui hante tous les morceaux épars du Sablier, grand roman sur la nostalgie et l’identité. Comme Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance, Kiš ne peut présenter un récit documentaire à la première personne (il n’a pas connu la déportation) mais veut trouver de l’ordre dans le désordre, faire entendre sa voix dans la cacophonie génocidaire grâce à une innovation stylistique unique, mélange d’énumérations, de collages et d’ironie. Les deux hommes font partie de la “génération intermédiaire”, qui survit au XXe siècle grâce à son imagination littéraire.

Qui témoigne pour le témoin ?
L’un des grands mérites du livre de Prstojevic est également de remettre en lumière le grand Winfried Georg Sebald, auteur catholique allemand disparu en 2001, qui dans Les Émigrants, Les Anneaux de Saturne ou Austerlitz fit coïncider récit de vie et récits de voyage, fiction et documentaires, micro-récit et amplitude narrative. En tenant à écrire “à partir de la version socialement intériorisée de l’Histoire nationale, un récit en contrepoint du passé commun”   , Sebald réintroduit le doute et le soupçon, redonnant du relief et des chemins tortueux à la vérité historique, plaçant ainsi sa littérature et sa poésie aux antipodes du témoignage légitime. Mais, nous dit Prstojevic, “la disparition de Sebald marque la fin d’une littérature. Celle qui, dans la cacophonie multiculturelle, résistait encore à la logique du postmodernisme triomphant”   .

Les tacles contre les “romans de seconde zone”   que sont HHhH de Laurent Binet et Démon de Thierry Hesse, ou encore sa méfiance à l’égard du Jan Karski de Yannick Haenel prouvent son aversion contre “les ventriloques de papier taillés selon les besoins du moment”   . En interprétant le présent à l’aune du passé, ils font le chemin de Primo Levi et de Rawicz à rebours, nous avertit Prstojevic. On peut lui objecter que tout peut être matériau littéraire, que ses réticences font écho à celles gardiens jaloux de la mémoire de l’après-guerre. Mais dans ce cas, pour reprendre Paul Celan “qui témoigne pour le témoin ?”.

Pour tous les auteurs mis en lumière par Prstojevic, l’écriture fut non seulement la preuve que le passé avait existé mais aussi l’assurance que le futur arriverait envers et contre tout, malgré le camp, le ghetto, la quasi-disparition, l’oubli. C’est peut-être ainsi que La Nuit d’Elie Wiesel doit résonner : “Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto / Du fond du miroir, un cadavre me contemplait / Son regard dans mes yeux ne me quitte plus”