Déplacer le point de vue sur les échanges entre cinéma et littérature.

Actualité d’Eisenstein et archéologie du cinéma

Fruit d’un colloque   qui s’est tenu en décembre 2010 à l’Ecole Normale Supérieure et à l’Institut National d’Histoire de l’Art, Cinématismes. La Littérature au prisme du cinéma est un ouvrage collectif qui délaisse les habituelles études d’adaptations pour repenser l’histoire du lien entre cinéma et littérature. Comme le montre une partie des textes, fondée sur les notions d’"estrangement", de défamiliarisation, il s’agit de déplacer le point de vue sur les rapports entre les deux arts, en affrontant les paradoxes d’une lecture de textes littéraires "au prisme du cinéma".

Cette recherche est placée sous la figure tutélaire d'Eisenstein, dont un recueil d’articles a été récemment réédité    : pour le théoricien et réalisateur russe, l’idée du cinématisme consiste à utiliser le cinéma pour réinterpréter des représentations ou discours qui lui sont antérieurs. En se basant sur ce principe, Eisenstein a décelé chez certains auteurs, comme Dickens, des formes annonciatrices du cinéma, dans la mesure où l'écrivain anglais avait recours à des techniques narratives développées ensuite par le septième art, qu’il s’agisse de l’échelle des plans ou du montage   . Comme le souligne Jacqueline Nacache dans son introduction, l’idée est aussi "visionnaire" qu’elle est peu scientifique, en raison de sa "lecture téléologique et anachronique de l’histoire"   . Elle est néanmoins productive et c’est ce que l’ouvrage s’emploie à montrer en l’envisageant sous différents angles. Il articule ainsi la notion proposée par Eisenstein à la réflexion sur le pré-cinéma, non seulement au sens strict de l’histoire de l’invention des techniques et dispositifs optiques qui ont précédé la naissance du septième art, mais surtout au sens de la construction de formes esthétiques qui seront ensuite considérées comme "ontologiquement" cinématographiques. 

Dans la lignée de travaux sur Eisenstein ou de la lecture de Stendhal par Laurent Jullier et Guillaume Soulez   , tous deux contributeurs dans le présent recueil, l’ouvrage s’inscrit dans des interrogations très contemporaines sur le rôle du cinéma comme modèle de structuration de la pensée pour l’envisager comme "catégorie critique", ici à propos de la littérature   . Le sujet anime aussi bien les études cinématographiques que littéraires, puisqu’il vient d’être repris dans un séminaire sur les anachronies proposé par l’équipe de Fabula.org   , qui s’attache aux difficultés méthodologiques liées à l’analogie cinématographique à propos d’arts antérieurs.

 

Structuration de l’imaginaire

 Se focalisant sur une notion complexe, Cinématismes… est un ouvrage copieux qui laisse parfois percevoir des divergences d’opinions, inévitables dans le cadre d’une réflexion collective. Toutefois l’ensemble est traversé de lignes de force très nettes. Reprenant les théories d’Eisenstein avant d’étendre leur propos au-delà de la question des avant-gardes cinématographiques, les auteurs montrent la façon dont une grille de lecture "cinématique" permet l’analyse de textes littéraires, tout en proposant de nouveaux outils rhétoriques pour analyser la construction d’images à l’écrit. Au fil des chapitres se dessine un corpus d’auteurs qui va de Virgile et Shakespeare à Proust et Joyce, en passant essentiellement par le roman réaliste et naturaliste du XIXe. Le cinéma est ainsi compris comme un nouveau "topos" littéraire permettant ensuite de porter un nouvel éclairage sur des œuvres qui lui sont contemporaines, comme celles de Michel Leiris, Nabokov ou Claude Simon, abordées dans la dernière partie du livre.

Les réflexions sont plus stimulantes quand elles pointent les difficultés et contradictions associées à la notion de cinématisme que lorsqu’elles s’attachent strictement à prouver la nature cinématographique de telle ou telle œuvre littéraire. Ainsi, l’ouvrage défait d’autant plus d’idées reçues que les textes sont prudents avec leur objet et savent relativiser la place du cinéma : on découvre alors comment les cinéastes ou théoriciens du cinéma, à commencer par Eisenstein, ont tendance à voir des "cinématismes" partout dans des textes littéraires  pour légitimer leur propre pensée ou démarche. Esquissant une histoire du regard et de la réception, ce recueil poursuit également deux objectifs : montrer les complexités d’une culture visuelle qui garde son autonomie par rapport au cinéma et proposer une relecture contemporaine de certaines œuvres classiques. Bref, il s’agit de construire une histoire de l’imaginaire à travers le cinéma, sans que celui-ci n’occupe nécessairement tout l’espace.

Cela ne va pas sans quelques limites parfois : des traditionnels repérages d’images textuelles où le cinéma ne semble finalement qu’une métaphore pratique, sans que l’on sache en quoi il permet une véritable réinterprétation des textes ; des analyses qui tendent à revenir à la problématique de l’adaptation et aux origines littéraires du cinéma sans jouer le jeu du renversement de perspective ; et si certains montrent bien en quoi des motifs abordés par la littérature trouvent un épanouissement particulier au cinéma, d’autres en revanche considèrent certains thèmes comme cinématographiques, sans s’interroger sur la façon dont le cinéma a su populariser des récits archétypaux préexistants, au point que l’imaginaire collectif les lui associe désormais.

Ces écueils soulignent à la fois la difficulté et la richesse du sujet. Cinématismes... sait affronter avec exigence un thème qui pourrait, comme celui de l’adaptation, se réduire ailleurs à des considérations très générales. Et l’analogie cinématographique, effectivement entrée dans le langage courant, dans la façon aussi d’envisager des formes de récits et représentations au risque de l’anachronisme, demande effectivement à être pensée précisément.

 

Une autre histoire de la cinéphilie et des champs disciplinaires

Cinématismes... ébauche une véritable histoire des idées qui pose sous un jour nouveau une question fondamentale pour l’étude du cinéma, en particulier en France : celle d’un positionnement par rapport à la cinéphilie. Plusieurs contributeurs insistent sur la façon dont la légitimation du cinéma comme art s’est cristallisée dans ces débats sur le cinématisme et sur la définition du cinéma, avant même la célèbre question de Bazin, "Qu’est-ce que le cinéma ?". L’ouvrage invite ainsi à ne pas considérer comme seule période fondatrice la décennie 1950 avec l’émergence des positions des critiques des Cahiers du cinéma et de la future Nouvelle Vague. Il montre l’importance des réflexions des années 1920, moment des avant-gardes en France comme en Russie, où le cinéma, encore muet, faisait l’objet de toutes les formes de fascinations et de rejets de la part des intellectuels. Cinématismes... contribue donc à l’histoire du complexe processus de légitimation du cinéma, en remettant en question la conception essentialiste et ontologique du cinéma sur laquelle se sont fondés les débats, principalement français et russes.

L’ouvrage révèle également la sensibilité constante des cinéastes, écrivains ou théoriciens à l’écart entre culture savante et culture populaire, déjà manifeste dans le champ littéraire et exacerbé par l’apparition du cinéma. Derrière les "cinématismes" se cache aussi la question de la démocratisation de corpus littéraires par l’intermédiaire du cinéma. La démarche de l’ouvrage est véritablement transdisciplinaire car elle réunit des spécialistes de littérature comme de cinéma qui dans d’autres contextes se disputeraient peut-être les compétences sur cet objet commun. Elle est au cœur de la réflexion sur les programmes scolaires visant à utiliser le cinéma dans le cadre d’autres enseignements disciplinaires. Elle s’inscrit dès lors dans les enjeux actuels de la pédagogie et de la réflexion en sciences humaines, nécessaire dans un moment d’évolution institutionnelle qui soulève des interrogations sur les spécificités des champs disciplinaires.