Un recueil rassemblant une série d'études consacrées à l'un des livres majeurs du père de la phénomenologie.

Lorsque, errant entre les rayonnages des bibliothèques universitaires et musardant autour des tables de présentation des libraires, le lecteur découvre de nouveaux livres consacrés à tel ou tel auteur majeur de l’histoire de la philosophie sur lequel l’on a pourtant déjà tellement écrit, lui revient irrésistiblement en mémoire le mot de Schiller au sujet de Kant et de ses interprètes : "Wenn die Könige baun, haben die Kärrner zu thun"   . Quand les rois construisent, les charretiers ont à faire. 

Sans doute aura-t-on raison de faire observer, en guise de réponse, que le propre d’un grand auteur est que justement il n’en a jamais fini de nous parler, que son œuvre recèle toujours des virtualités de sens en attente d’être accomplies, et que le travail d’interprétation effectué par chaque génération de lecteurs modifie l’horizon de compréhension des lecteurs de la génération suivante qui pourront, à leur tour, proposer leur propre interprétation, et ainsi de suite à l’infini. Ces remarques sont devenues des lieux communs de l’herméneutique contemporaine, et se lisaient déjà sous la plume de Lucien Febvre qui, au seuil de son Rabelais, écrivait que chaque époque se fabrique mentalement sa représentation du passé historique et de la pensée de ses grands hommes   Mais l’on remarque peut-être moins que si chaque génération ne lit pas exactement le même auteur, c’est aussi bien parce que, d’une génération à l’autre, ce ne sont pas exactement les mêmes livres du même auteur qui sont privilégiés. Il pourrait être intéressant d’écrire une histoire de la réception des systèmes philosophiques qui montrerait de quelle manière (et pour quelles raisons) l’attention se déplace d’un livre à l’autre, d’un pan doctrinal à un autre, d’une période de création à une autre. Quand les rois construisent, les charretiers ont une manière qui leur est propre de planifier le chantier et de concentrer leurs efforts. S’agissant des interprètes de la philosophie de Kant, auxquels cette remarque était destinée, il faudrait pouvoir montrer qu’ils n’ont cessé au fil des ans de déplacer le centre de gravité du criticisme, en le situant tantôt dans la première Critique, tantôt dans la seconde, tantôt dans la troisième, en bouleversant non seulement l’équilibre subtil qu’elles entretiennent les unes avec les autres, mais aussi l’équilibre propre à chaque Critique, dont le centre lui aussi se déplace.

Une enquête du même genre mériterait d’être menée au sujet de cette autre figure majeure de l’histoire de la philosophie moderne qu’est Edmund Husserl, le père de la phénoménologie. Diverses périodes pourraient être distinguées dans la réception de la philosophie husserlienne en France, auxquelles l’on pourrait faire correspondre l’ensemble des textes alors privilégiés. Pour ne considérer que les deux dernières décennies, il nous semble que le retour à Husserl que l’on a pu observer a conduit à une relecture approfondie des premiers travaux de percée publiés au début du XXe siècle (notamment les Recherches logiques) pour conduire par étapes progressives à un examen des travaux de conversion à l’idéalisme transcendantal des années 1910 (notamment les Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique) et aux travaux dans lesquels se produit, dans les environs des années 1920, ce que les commentateurs ont appelé le tournant génétique de la phénoménologie (notamment les Leçons sur la synthèse passive).

L’ouvrage collectif qui paraît aujourd’hui, sous la direction d’Antoine Grandjean et de Laurent Perreau, est entièrement consacré à l’étude du tome I des Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique (traditionnellement appelé Ideen I), que Husserl publie en 1913, lequel constitue le premier exposé systématique de la phénoménologie transcendantale, et la première publication d’importance de Husserl depuis les Recherches logiques (1900-1901). Avec les Méditations cartésiennes de 1929 et La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale de 1936, les Ideen I offriront l’une des rares voies d’accès dont les contemporains de Husserl disposeront pour accéder à l’œuvre d’un auteur qui, en somme, aura assez peu publié de son vivant.

Le projet des différents contributeurs de ce volume collectif est de concentrer leur attention sur certains thèmes majeurs de la philosophie qui se met alors en place dans les Ideen I, des ruptures qu’elle introduit par rapport au programme que Husserl s’était fixé au cours de la décennie précédente. Sont ainsi examinés tour à tour les moments stratégiques décisifs qui ont contribué à donner à la phénoménologie le nouveau visage sous les traits desquels elle apparaît, non pas en proposant un impossible commentaire suivi du livre, mais en commentant les passages qui se révèlent les plus pertinents pour donner à comprendre à la fois le sens précis des thèses défendues par Husserl aux différents niveaux de son texte, et leur degré d’éloignement par comparaison avec celles qu’il soutenait jusqu’alors.

L’ensemble des études recueillies vise ainsi à composer une introduction à la lecture des Ideen I et, au-delà, à la phénoménologie transcendantale en général. Les articles rassemblés – signés par quelques-uns des meilleurs connaisseurs actuels de la phénoménologie husserlienne – sont tous excellents et rédigés avec une grande clarté. S’il est peu probable que les lecteurs non avertis parviennent à en apprécier toute la valeur, celles et ceux que la lecture de Husserl accompagne depuis quelques années apprendront sans doute à mieux s’orienter dans un livre aussi dense que celui des Ideen I, tout en prenant note des perspectives contrastées qui peuvent être prises sur lui, et dont témoignent à leur façon les tensions résiduelles entre les différentes interprétations qui en sont proposées par les divers auteurs