À travers ce remarquable ouvrage encyclopédique, le romantisme est traité dans toute son ampleur et jusque dans ses derniers remparts thématiques.

Œuvre remarquablement ample et documentée, malgré la modestie de ses rédacteurs   , Le Dictionnaire du romantisme, sous la direction d’Alain Vaillant, représente à la fois une encyclopédie, une interprétation contextuelle et une réflexion générale ayant pour objet la délimitation précise de cette notion le plus souvent polysémique. Loin d’être un collage d’articles disparates, cet ouvrage réussit une concertation appréciable de la multitude des regards posés sur le romantisme, en tant que terme recouvrant une multitude de phénomènes régionaux et chronologiques semblables et connexes. Sa visée déclarée est de le faire sortir de son ancien carcan terminologique, longuement maintenu par les vieilles méthodes scolaires   , afin de lui donner sa véritable place dans l’évolution des idées et des mœurs de l’humanité : celle d’une première forme de mondialisation menant directement à notre société de consommation.

L’ouvrage est conçu en trois parties, débutant par une “Introduction générale” sous-intitulée “Pour une histoire globale du romantisme”, étude synthétique, autonome, ayant sa propre structure interne minutieusement détaillée par domaines thématiques pertinents, suivie des 649 notices alphabétiques constituant le travail lexicologique proprement dit, et conclue par une annexe contenant une ample bibliographie soigneusement dressée, une liste des articles répertoriés par domaine et, finalement, celle des auteurs.

L’“Avant-propos” contient une série de spécifications importantes pour une navigation efficace dans la matière forcément prolifique de l’ouvrage. Les entrées du dictionnaire couvrent un nombre impressionnant de quatre espaces culturels (Europe, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Orient), trois vastes ensembles thématiques (histoire politico-culturelle, beaux-arts, musique) et dix secteurs géographiques. Par souci de cohérence interne, la répartition des responsabilités auctoriales suit fidèlement cette arborescence, assurant à l’ouvrage un croisement de perspectives nécessaire à son approche encyclopédique. Le double système de renvois caractérisant la majorité des notices assure leur circularité, renforçant leur place dans la construction théorique d’ensemble. Si un nom propre fait lui-même l’objet d’une entrée, il est dûment signalé par un astérisque. La volonté déclarée des auteurs étant de répertorier toutes les figures représentatives des divers romantismes, un nombre impressionnant de notions, réalités, thèmes significatifs et motifs, des plus abstraits aux plus concrets, y trouvent leur place   .

Une autre preuve de l’excellent travail de systématisation mené par les auteurs ressort à la considération d’un certain nombre d’entrées apparemment disjointes   , mais qui, à la lecture, et grâce au système des renvois mentionné, trouvent aisément leurs rapports avec les autres éléments de l’échafaudage lexicologique. En matière de dénominations étrangères, privilégiant l’authenticité, ils optent pour les graphies originales, prenant soin de les accompagner de leur traduction entre crochets   . En complément du dictionnaire proprement dit, la bibliographie, bien que s’étendant sur un nombre considérable de pages, garde néanmoins sa qualité synthétique, grâce à sa classification rigoureuse par thèmes et sous-thèmes. Faute d’espace, le privilège est fait aux ouvrages face aux articles de revue et aux actes de colloque. Une nécessaire note sur la transcription phonétique clôt cet “Avant-propos”, gardant le même souci de simplicité et d’authenticité.

L’étude introductive “Pour une histoire globale du romantisme” offre un panorama théorique complexe à l’égard de l’émergence, du point culminant et des réminiscences du romantisme à travers les époques. Elle mérite assurément de s’y attarder, puisqu’elle donne, à la fois, un aperçu global et des compléments d’information utiles par rapport aux notices alphabétiques qui s’annoncent. Le premier chapitre intitulé “Prologue” revisite la définition courante du romantisme en montrant qu’il doit se définir, contre le classicisme, comme une démarche de reconnaissance et de promotion de la nature essentiellement subjective et spirituelle de l’homme. Une histoire de ses termes-clés est poursuivie dans le sous-chapitre suivant, intitulé “Le romantisme et son lexique”, au cours duquel les auteurs nous rappellent ce qu’on oublie parfois, à savoir l’enracinement étymologique du mot “romantisme” dans le “roman” français médiéval. Le cheminement du mot originaire entre l’Angleterre (où, à travers l’adjectif romantic, s’est imprégné d’une connotation moyenâgeuse, gothique, merveilleuse), l’Allemagne (où le correspondant romantisch a évolué vers une acceptation philosophique) et la France (où il a réuni toutes les significations antérieures) lui a forgé le sens définitif qui s’est ensuite répandu sur le globe.

Le sous-chapitre suivant, “Une chronologie à géométrie variable”, traite des facteurs complexes qui ont favorisé l’émergence du romantisme, parmi lesquels le développement accéléré des sciences naturelles et des études sur la nature humaine, ainsi que le retour vers l’histoire collective présidant au futur éveil des États nations. Une intuition des lois mystérieuses du fonctionnement de l’univers est en train de forger l’obsessionnelle inquiétude existentielle des romantiques. Toutefois, un principe intello-sensible, fondé sur la prééminence de la volonté subjective, synthèse des nombreuses théories philosophiques et scientifiques de l’époque, deviendra le point de départ de la représentation romantique de l’existence. Le sous-chapitre “La géographie du romantisme” retient, malgré la complexité du phénomène, trois principales étapes évolutives : les mouvements intellectuels occidentaux s’opérant simultanément en Allemagne (autour de la revue Athenœum, du groupe d’Heidelberg et de celui de Berlin) et en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle ; le courant italien et espagnol, s’étendant chez certains peuples asservis de l’Europe centrale, comme la Pologne, sous les notes fermes d’un nationalisme nécessaire, au début du XIXe siècle ; finalement, les avatars d’un romantisme tardif arrivé dans l’Europe de l’est ou sur d’autres continents chez des peuples qui, à cause de leurs difficultés historiques et sociales interne, s’y sont ouverts les derniers (le cas des Balkans, de Portugal, d’Hongrie, d’Amérique latine). À partir de 1830, la France s’érige en principale porteuse des valeurs du romantisme politique, à savoir la liberté et l’idéal révolutionnaire qui, progressivement, se feront sentir dans tous les aspects de la vie quotidienne. L’idée d’une double progression du courant clôt cette analyse géographique : d’un côté, il s’étend du monde germanique vers la France ; de l’autre, des élites vers les couches populaires.

Le deuxième chapitre de l’étude introductive, intitulé “Romantisme, nation et démocratie”, fait une analyse du contexte sociopolitique dans lequel a évolué le mouvement romantique. La section “L’éveil des nations” montre comment les théories philosophiques de l’époque au sujet de l’“âme” nationale donneront naissance à un romantisme typiquement militaire   , courant d’esprit opérant dans les innombrables guerres menées par les pays occidentaux les plus développés et à travers les armées multinationales déployées aux quatre coins du monde, au nom d’une violence nécessaire à l’accomplissement de l’idéal justicier. Dans le sous-chapitre dédié à la montée de la bourgeoisie, la désuétude du style de vie de l’Ancien Régime est opposée aux nouvelles habitudes d’une couche moyenne envahissante, caractérisée par une activité de la pensée et de la sensibilité plus individualisées. La libéralisation des pratiques accapare également le marché artistique et l’imprimerie, ce qui contribuera progressivement aux transferts culturels massifs caractérisant notre propre époque. Au libéralisme économique, le sous-chapitre “L’apprentissage de la démocratie” ajoute un libéralisme politique fondé sur le respect absolu des droits du citoyen. Le romantisme naît donc avec les premières aspirations politiques nationales et s’éteint dès que l’esprit démocratique s’ancre définitivement dans l’opinion publique, avec l’instauration de la IIIe République.

Le chapitre suivant, “La religion de l’absolu”, complète le regard posé sur cet ample mouvement historico-culturel par l’analyse de la dimension religieuse et mystique. Le dieu romantique, traité dans un sous-chapitre homonyme, est directement issu du christianisme européen, à travers un vaste mouvement de sécularisation du questionnement religieux. Influencé par l’avance considérable de la curiosité scientifique et des découvertes, le romantique subordonne le dieu chrétien à une force encore plus obscure, cachée derrière les lois universelles. Ce que les auteurs appellent homo duplex, dans le sous-chapitre homonyme   , trouve sa source dans l’image représentative du Christ, ou encore de celle plus ancienne de l’Androgyne   .

L’esprit de synthèse des romantiques se décèle à la fois dans une autre invention littéraire et artistique de l’époque, le fantastique, comme hésitation troublante entre le naturel et le surnaturel, ainsi que dans le développement de la psychiatrie à l’aube du XXe siècle, prouvant que le physique et le mental sont constamment interdépendants. Un même désir de totalisation, avatar de la religiosité, transparaît dans la profusion des systèmes théoriques, philosophiques et littéraires marquant le siècle, allant de la comédie humaine balzacienne jusqu’aux “utopies” d’un Auguste Compte ou d’un Marx. Le sous-chapitre intitulé “L’Histoire” fait le tour d’horizon du concept romantique de “dialectique historique”, conformément auquel, sous l’influence d’une force majeure la dépassant, la marche générale des événements connaît une double poussée contraire, celle vers son avenir et celle vers sa propre fin. Cette vision mélodramatique de l’Histoire a engendré l’engouement pour le roman historique, en même temps qu’est née l’histoire littéraire. La section consacrée à l’amour reprend, à son tour, l’idée profondément ancrée dans la pensée romantique, de la fusion harmonieuse du spirituel et du corporel. La grande nouveauté est la récupération de l’idéal amoureux par le domaine de la sexualité, car, pour les romantiques, l’amour total implique en égale mesure la communion des âmes que celle des corps. Quant à l’art   , il dérive d’un même esprit de synthèse, cette fois-ci entre l’idée et l’image. Une nouveauté artistique absolue s’impose avec l’art du paysage se proposant de projeter l’intériorité subjective de l’auteur dans une forme sensible objectivée.

Le chapitre “Le sacré du sujet” argumente l’importance de l’empreinte subjective dans la création romantique. La section intitulée “Scénographies romantiques” emprunte à José-Luis Diaz une classification des typologies auctoriales : le poète mourant de misère, le poète prophète, l’auteur de génie, l’auteur-esthète se tenant loin du monde, l’artiste désenchanté   . En quête d’un ethos spécifique mêlant la vie et l’œuvre du créateur, la place est faite aux récits de vies exceptionnelles ou tragiques, à tout ce qui s’apparente à l’autobiographie (le journal intime ou de voyage, la correspondance, les carnets, les romans sentimentaux).

Dans la section “L’intelligence du rire”, faisant partie du chapitre intitulé “Le rire romantique”, les auteurs opposent l’ironie superficielle et mondaine des anciens aristocrates au rire supérieur des romantiques, plus réflexifs au sujet de la complexité existentielle. L’invention du regard bienveillant posé sur la vieille catégorie esthétique du grotesque appartient à cette époque, car rire de la nature matérielle de l’homme équivaut à réconcilier sa dualité constitutive. “Le rire en liberté”   des romantiques est, en fait, un rire subversif visant à constamment brouiller les pistes du connu   . Accompagné de l’ironie, moyen de parvenir à un lyrisme éthéré, le comique absolu, détaillé dans “Rire et imagination”, libère la fantaisie et rend l’esprit apte à l’invention artistique, donnant ainsi la dimension de la nouvelle subjectivation auctoriale.

Le chapitre “Du romantisme à la modernité” fait les liaisons théoriques nécessaires entre ces deux grands phénomènes historico-culturels. La section “L’invention de la modernité” situe la culture postrévolutionnaire dans le goût de l’éphémère et de la folle succession des modes, tandis que celle intitulée “La société du loisir” montre le romantisme comme la première culture moderne raffolant du divertissement sous toutes ses formes : mélodrame, roman-feuilleton, danses, bals, cuisine, mode. Les plaisirs du corps deviennent sujets de fascination romantique. Dans “Civilisation romantique et culture médiatique”, les auteurs analysent une idée précédemment avancée, en montrant que la culture populaire du XIXe siècle subit de plein coup les effets du développement considérable de la presse périodique qui, en promouvant le culte des images, les stéréotypes culturels et la subjectivation du créateur, a le rôle de forger des pratiques sociales et des comportements individuels nouveaux. Le sous-chapitre “La conquête de l’espace” rend compte de l’extraordinaire appétit des romantiques pour la découverte d’un ailleurs géographique. L’essor du voyage et du tourisme n’épargne pas les plus grands écrivains européens qui, tout en s’adonnant à leurs escapades régulières en nature, prennent le soin d’ériger leurs réflexions notées en chemin en un genre littéraire à part entière. L’intime du vécu, en voyage ou au cours de la vie quotidienne, devient ainsi l’une des valeurs romantiques suprêmes.

Le chapitre “Romantisme et mondialisation” franchit encore un pas vers notre contemporanéité, en multipliant les nombreuses liaisons organiques entre ce courant formellement cantonné au XIXe siècle et notre devenir actuel. L’intensification spectaculaire de toutes les formes d’échange à l’époque du romantisme, dont font le constat les auteurs dans “Passeurs et transferts culturels”, constitue l’aboutissement de la première vague de découvertes et d’explorations amorcée à la Renaissance. En même temps, l’internationalisation croissante de l’imagination littéraire donne au cliché culturel un rôle capital dans l’acceptation et la représentation collective de l’altérité. Toutes ces considérations sur le romantisme mènent à la conclusion d’une mondialisation romantique   , fondée sur l’existence d’un patrimoine éthique commun (respect des droits de l’homme, de la liberté individuelle, responsabilité collective). Se répandant un peu partout dans le monde, ces valeurs démocratiques vont dorénavant occasionner bon nombre de mouvements nationaux de libération   .

Le dernier chapitre de cette ample étude traite du “Procès du romantisme”, autrement dit de toutes ces factions qui, au cours du XIXe siècle, s’y sont opposées sous les prétextes les plus divers. La section “La revanche des classiques” montre une partie majoritaire de la France accusant les romantiques d’idéalisme républicain et de la volonté subversive de faire éclater les assises historiques du pays au nom de quelques principes platoniques. À cela s’ajoute la contrepartie de l’Église catholique, ainsi qu’un fort courant germanophobe occasionné par la défaite de 1870 et l’instauration de la IIIe République. Les deux derniers sous-chapitres, “Le Réquisitoire des antiromantiques” et “Le Réquisitoire des antimodernes”, prolongent les accusations portées au romantisme : courant de pensée barbare, mettant le pays dans le danger d’une dégénérescence de sa civilisation, instigation à la révolte, fustigation des valeurs traditionnelles, abandon du devoir social, sensualisme débridé, démission de la raison. Ainsi que concluent les auteurs, le romantisme, comme tout autre mouvement radicalement novateur, a subi les anathèmes d’une société s’opposant de toutes ses forces aux mutations internes.

Après une lecture intégrale du dictionnaire et de ses divers composants, une conclusion s’impose rapidement à l’esprit du lecteur : contrairement aux idées communes, l’histoire du romantisme se prolonge au-delà de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ses sensibilités et ses modes de pensées marquent d’une empreinte durable nos sociétés actuelles de consommation, toujours passionnées de mélodrames, de sensationnel ou d’idéalisme abstrait. À travers ses pratiques démocratiques et individualistes, son sens de la relativité et son penchant pour le plaisir, le romantisme verse directement dans l’ère de la mondialisation. Que ce soit pour le meilleur, si l’on pense à l’héritage romantique de l’intelligence sensible, ou pour le pire, dans le cas des totalitarismes du XXe siècle ayant poussé au-delà de ses limites la thèse romantique de la glorification de la violence par son but justicier. Dans tous les cas, grâce aux excellents travaux lexicologiques et théoriques réunis dans ce dictionnaire, romantismes et romantisme deviennent deux notions enfin conciliées : les romantismes régionaux, délocalisés, ou même ramenés à l’Antiquité, sont désormais l’expression d’une attitude humaine fondamentale dont l’impulsion s’est développée en norme à partir du romantisme historique.