Proposant à la fois un plaidoyer pour l’écosocialisme et une cartographie des courants intellectuels de la pensée écologiste, cet essai accessible et intéressant risque de laisser le lecteur sur sa faim sur ces deux plans.

Le titre du dernier essai du philosophe Arno Münster annonce la couleur dans tous les sens du terme : son orientation est clairement normative et la plaidoirie se fait en faveur d’un mouvement d’idées tentant de marier le "rouge" et le "vert" face aux défis sociaux et écologiques posés par un système capitaliste en crise. Dès l’introduction, l’auteur affirme en effet que tous les discours écologistes ne se valent pas. Une bonne part d’entre eux, approuvés par la gauche réformiste actuellement au pouvoir en France, tiennent selon lui d’un "méliorisme [qui] ne peut que conduire, tôt ou tard, vers une impasse"   . En toute logique, il leur préfère les approches plus radicales appelant à rompre avec l’organisation actuelle de la production et des échanges humains. Cela dit, le livre n’apparaît pas seulement comme celui d’un intellectuel engagé, mais aussi comme celui de l’enseignant en philosophie qu’il a longtemps été : la défense du courant écosocialiste prend ainsi la forme de détours pédagogiques qui dessinent une sorte d’introduction à l’histoire des idées écologistes en France, en Allemagne et dans le monde anglo-saxon.

L’alternative écosocialiste

Il faut d’ailleurs reconnaître à Münster un talent certain d’exposition, dont il a récemment fait preuve dans la même collection en présentant la pensée d’André Gorz   . Pour un socialisme vert lui est d’ailleurs dédié, ce qui témoigne d’une admiration évidente mais apparaît en outre tout à fait logique, tant le diagnostic qui sert de base argumentative à Münster s’inscrit dans le sillage de l’analyse gorzienne du capitalisme, ici complétée et confortée par des références plus récentes, notamment à Daniel Tanuro   . En résumé, la quête d’un écologisme radical et socialiste est justifiée par les deux limites auxquelles le capitalisme ferait actuellement face. La première, d’ordre interne, a trait à l’épuisement des remèdes employés pour surmonter une crise chronique de réalisation depuis la fin de l’ère fordiste. Le plus récent symptôme en est évidemment la crise actuelle, fruit de l’accroissement hors-normes de la sphère financière et dont les développements semblent indiquer que la survie du système aura désormais pour synonymes "régression sociale" et "extension du domaine de la marchandise". La seconde limite, d’ordre externe, concerne l’épuisement de l’écosystème, perceptible à travers le réchauffement climatique et la mise en danger des ressources naturelles indispensables aux sociétés humaines. Dès lors, face aux risques d’effondrement et de fuite en avant dans la barbarie du système, "la seule alternative" serait celle de l’écosocialisme. Münster reconnaît que ce dernier n’a guère d’expression partisane significative dans le paysage politique français, mais souligne sa persistance en tant que courant de pensée durant ces vingt dernières années et même son développement dans les sphères intellectuelle et militante. L’articulation des luttes sociales et écologiques est au cœur de la réflexion de ses promoteurs, qui se distinguent tant de "l’écologie profonde" que d’une "écologie réformiste" compatible avec le capitalisme.

Dans un premier chapitre précédant l’analyse de ce qui sépare ces courants, l’auteur précise d’abord en quoi l’éthique éco-socialiste dépasse le fameux principe de responsabilité envers les générations futures défendu par Habermas. Münster tient à souligner qu’il devrait être associé plutôt qu’opposé au "Principe Espérance" d’Ernst Bloch, sans que l’abstraction de cette considération ne soit jamais vraiment éclaircie. En revanche, on comprend bien pourquoi selon l’auteur le point de vue habermassien s’avère insuffisant, en ce qu’il empêche de véritablement prendre en compte l’urgence de la situation à laquelle fait face l’humanité d’aujourd’hui, et qui lui imposerait d’en finir dès maintenant avec l’hubris productiviste et consumériste dont elle fait dramatiquement preuve. Plaçant la revendication de l’égalité et de l’autonomie au cœur d’une éthique éco-socialiste qui ne se veut ni technophobe ni scientiste, Münster en appelle à l’ "écologisation et [à la] démocratisation de la production, de l’économie, de la culture et de toutes les structures décisionnelles de notre société"   .



Ce n’est donc qu’après ces considérations que l’auteur en vient au véritable cœur de son exposé : en six chapitres, il montre en quoi l’écosocialisme permet de dépasser les scories productivistes contenues dans le legs marxiste, sans sombrer ni dans l’antihumanisme qui guette l’écologie profonde, ni dans la compromission avec le système à laquelle sacrifient les tenants d’une écologie réformiste. Résumant la biographie et la trajectoire intellectuelle d’Arne Naess, père fondateur de la "deep ecology", Münster montre à quel point celui-ci a pu influencer le mouvement écologiste naissant, notamment en Allemagne de l’Ouest où Rudolf Bahro fut un autre représentant majeur du courant "vert-pacifiste", lequel fut défait à l’intérieur des Grünen par celui des "réalistes" au début des années 1980. Certes, Naess n’a pas enfanté la doctrine maléfique dont certains intellectuels français se sont faits un épouvantail bien commode   . Pour autant, sa remise en cause de la logique "croissanciste" et sa démystification de la technologie souffrent d’ambiguïtés et de limites qui lui valent d’être rejeté par le courant écosocialiste. Le géographe David Pepper, chez qui la dimension libertaire est aussi très importante, reproche ainsi à Naess ses thèses malthusiennes et son "biocentrisme" (consistant à ramener l’Homme à un statut d’espèce parmi d’autres). Par ailleurs, les tendances anti-industrialistes de l’écologie profonde ne s’accordent guère avec les velléités de mobilisations sociales dans le monde du travail exprimées par les éco-socialistes. De même, sa distance affichée avec la tradition marxiste et sa focalisation sur les valeurs et les styles de vie individuels la rendent peu utile pour penser l’action collective et les processus de décision à l’échelle de la société.

Si d’un côté l’écosocialisme se distingue donc de l’écologie profonde, il n’a rien à voir non plus avec "l’éco-réformisme de la droite et des libéraux de gauche à la Al Gore"   . Jamais, dans cette approche, les maux dénoncés ne seraient en effet rapportés à leurs vraies causes : ni le productivisme, ni les énormes pouvoirs de décision détenus par les multinationales et la technocratie d’Etat ne font l’objet d’une réelle remise en cause ; un discours moral et centré sur l’action individuelle est substitué à une analyse en termes de lutte entre groupes sociaux antagonistes ; enfin, la technologie est appelée à la rescousse avec une confiance naïve en sa neutralité comme en ses potentialités. Le cœur de la critique écosocialiste consiste donc à rappeler qu’ "accumulation illimitée et intégralité écologique sont en contradiction absolue"   , ainsi que le résume efficacement Joël Kovel. Pour ce héraut américain de l’écosocialisme, c’est bien avec la logique capitaliste elle-même qu’il faut rompre, celle-ci étant incapable de sécréter des solutions au désastre écologique en cours, pour la bonne raison que par un tel processus elle se nierait elle-même.

C’est aussi le point de vue défendu par Michael Löwy, autre intellectuel majeur du courant écosocialiste, qui défend une économie planifiée démocratiquement en fonction des besoins sociaux (plutôt que des impératifs de rentabilité) et des limites écologiques de la planète (qui imposent notamment une transformation radicale des politiques énergétiques et des types de consommation encouragés). Si le primat des critères qualitatifs sur les critères quantitatifs est par ailleurs volontiers affirmé par Löwy quant à ce qui doit être produit ou non, son attachement à la décroissance semble toutefois moins clair que ce que prétend Münster   . Quoi qu’il en soit, Löwy comme Kovel assument la filiation du marxisme. Kovel ne cesserait d’ailleurs "de souligner qu’il y a bien une dimension écologique implicite chez Marx"   . Pour autant, il reconnaît aussi que l’œuvre du philosophe allemand reste imprégnée d’un "dualisme radical" entre l’homme et la nature, constat que Münster abonde en soulignant que parmi les héritiers intellectuels de Marx, seul Ernst Bloch s’est distingué de cette tendance qui "remonte […] à Descartes"   . Il subsisterait donc bien une différence irréductible entre la pensée écologiste et le corpus marxien, que les écosocialistes entendent surmonter en dégageant la logique matérialiste du second de la gangue prométhéenne qui n’a jamais cessé de l’envelopper. Leur "révisionnisme" laisse cependant intact le projet de rupture avec le capitalisme, qu’ils continuent de faire leur, même s’ils ont conscience qu’il s’agira d’un processus à long terme et non pas d’un "Grand Soir", fut-il imaginé sous les auspices des noces entre le rouge et le vert. Münster insiste d’ailleurs lourdement sur cette dimension radicale de l’écosocialisme. Dans son chapitre sur la France, s’il considère que René Dumont et André Gorz, chacun dans son style, peuvent être perçus comme des "avant-gardes" de ce courant, il se montre ainsi plus sévère envers Alain Lipietz à qui il reproche "son refus obstiné de s’engager sur la voie d’une critique radicale du capitalisme"   .



Deux essais en un, qui laissent le lecteur sur sa faim

"Ecosocialisme ou barbarie !"   , conclut plaisamment mais sérieusement Münster à la fin de son ouvrage, que l’on referme avec un sentiment mitigé. D’un côté, nous l’avons souligné, le philosophe expose avec pédagogie les nuances entre les courants de pensée de l’écologie politique, dont n’avons donné ici qu’un aperçu synthétique. L’écosocialisme qu’il promeut est par ailleurs présenté sous un jour favorable mais honnête. Si les tirs à boulets rouges contre la gauche réformiste sont quant à eux clairement de l’ordre du pamphlet, ils n’en sont pas moins justifiés par l’absence des préoccupations écologistes des récentes campagnes électorales françaises, ce que nous avons-nous-mêmes déploré. D’un autre côté, la structure du livre souffre quelque peu de l’hésitation permanente entre ces deux "entrées" pourtant différentes : une cartographie des courants écologistes et une défense normative de l’un d’entre eux. Plus gênant, dans les deux cas l’essai nous laisse sur notre faim. S’agissant de la première "entrée", la focalisation sur quelques auteurs "phares" fait l’impasse sur de nombreuses autres références qui mériteraient d’être présentées. Très peu de place est par exemple accordée aux animateurs de la revue critique Monthly Review aux Etats-Unis, qui s’efforcent pourtant dans de nombreux numéros et ouvrages de montrer en quoi la catastrophe écologique est à imputer au mode de production capitaliste, et pourquoi le socialisme devrait s’y substituer avantageusement. John Bellamy Foster est le plus actif d’entre eux sur cette thématique, consacrant notamment ses recherches à l’identification de tendances écologistes chez Marx : or, ses publications sont tout bonnement ignorées par Münster dans le chapitre qu’il consacre au sujet. Si l’on comprend que l’exhaustivité ne soit pas le but poursuivi par l’auteur, ce déficit a néanmoins pour conséquence d’altérer la compréhension même de l’écosocialisme et de son pluralisme, que met d’ailleurs en avant Münster lorsqu’il précise qu’il "s’est différencié […] en plusieurs tendances"   .

Deux exemples nous semblent particulièrement significatifs. D’une part, le passage consacré à André Gorz fait mention de l’intérêt de ce dernier pour la place croissante de "l’immatériel" dans la production des richesses et pour les potentialités émancipatrices qui en découleraient. Comme le christianisme fut une "religion de sortie de la religion", selon la formule de Marcel Gauchet, il y aurait en quelque sorte un capitalisme de sortie du capitalisme. Contrairement à bien des promoteurs du concept de "capitalisme cognitif", Gorz perçoit en effet la contradiction interne et indépassable de ce dernier. Néanmoins, Münster évoque aussi sa prophétie d’une "société sans travail" et sa proposition de "revenu d’existence"   , qui rapprochent Gorz des thuriféraires d’une supposée "économie de la connaissance", thématique pouvant aboutir selon des économistes proches du courant écosocialiste à des espoirs naïfs (la fin du travail) comme à des propositions politiques erronées (dont celle d’un revenu garanti)   . Il ne s’agit pas là d’une mince controverse, dont pourtant Münster ne fait pas état, empêchant le lecteur d’aller plus loin. D’autre part, les auteurs privilégiés par Münster se lisent et se commentent, ce qui a pu donner lieu à l’expression de critiques intéressantes. Ainsi, Michael Löwy a-t-il pu déceler chez Kovel deux faiblesses majeures, lesquelles consistent selon lui en l’absence d’ "idée précise de la stratégie du changement social" et en la nature floue de la forme de planification qui existerait dans une société écosocialiste   . Or, Münster n’insiste guère sur ces faiblesses, la première d’entre elles constituant de fait la limite de son propre "plaidoyer" en faveur de l’écosocialisme. Car cette dimension-là aussi de l’essai souffre d’incomplétude. Certes, l’auteur évoque en conclusion un "processus réformiste-révolutionnaire de longue durée"   et semble aussi faire (trop ?) confiance à l’électrochoc produit par la crise contemporaine du capitalisme… Mais cela reste flou : comme avec Alain Caillé et sa proposition d’union autour du "convivialisme", le rappel de l’urgence de la situation a pour pendant paradoxal l’absence de réelle réflexion stratégique, portant par exemple sur les moyens concrets et pratiques de bâtir une contre-hégémonie écosocialiste, d’augmenter le niveau de crédibilité des mouvements pouvant offrir un débouché politique à cette aspiration… Ce sont ces questions (et bien d’autres !) auxquelles il aurait fallu s’atteler pour renforcer la portée militante de cet essai, ou qu’il aurait fallu abandonner au profit d’une véritable histoire des idées écologistes. L’intérêt de l’essai d’Arno Münster, malgré les qualités que nous avons indiquées plus haut, est ainsi entamé par cette hésitation entre deux registres ayant par ailleurs chacun leur légitimité et leur intérêt.