Un livre qui dissèque l’œuvre d’Italo Calvino sous le prétexte d’en tirer des théories linguistique et psychanalytique.

Tout avait bien commencé avec un préambule biographique et méthodologique très clair qui rendait abordable le livre d’Isabelle Lavergne, Italo Calvino. Écrivain du paradoxe. La suite de la lecture allait contrarier ce premier mouvement. Il n’est du reste pas facile de résumer et de présenter ce livre. La quatrième de couverture n’aide pas, qui compte à peine quatre lignes sur quinze à son sujet. Si “mettre le paradoxe au centre de l’œuvre de Calvino”   en est le but déclaré, il ressort que cette étude compliquée se consacre finalement au regard selon une perspective lacanienne qui hache le texte calvinien. Son auteur l’admet pourtant, qui écrit au début d’un chapitre concluant : “Placer le regard au centre de notre investigation”   . Les dessins et les tableaux du livre l’attestent à la fin. S’il est dit que “Calvino nous fait comprendre le paradoxe comme moteur de la connaissance”   , il reste que s’autoriser de lui sert à poser “l’épineuse question du sujet”   et en l’occurrence celle du sujet de l’inconscient. Du paradoxe, maître mot du livre mais jamais défini, il ne paraît en être véritablement question autrement que pour obéir à un dessein tout autre que celui qui est avoué : trouver ou retrouver dans Calvino des théories linguistique et psychanalytique.

C’est un “parcours”   qu’I. Lavergne propose à partir de l’œuvre de Calvino, cet écrivain que Daniele del Giudice appelait “l’œil qui écrit”. Il s’effectue selon un ordre d’étude qui suit parfois à s’y méprendre un ordre chronologique, le tout pour amener le lecteur à sortir de la langue pour entrer dans l’image. L’écrivain dessinateur, un visuel, est celui dont le problème ou le souci serait d’“affronter”   la réalité, c’est-à-dire le monde. Un premier détour par la psychanalyse freudienne annonce tous les autres, qui pose la question de savoir comment un récit s’édifie et comment une distance s’opère par lui. C’est d’abord le portrait d’un “conteur patriarche”   qui est donné, pour interroger la littérature, comme quête ou exploration de l’être ; un terme est alors suggéré pour parler d’écriture de l’être, ou plus exactement d’“écriture de l’être dans sa complexité”   : “ontographie”   .

De la fable (chapitre I), on passe ensuite à la carte (chapitre IV). Des réflexions sur le tout et la limite, via Lacan et ses servants, inspirent le cours d’une étude dont toute la suite pose la question de l’incomplétude telle que la rencontre l’écrivain ayant rompu avec le parti communiste italien : c’est la sortie de l’histoire. À partir de là (chapitre III), revient l’idée d’“un sujet que l’auteur Calvino voudrait bien effacer”   . La bande de Moëbius (chapitre V) vient par ailleurs illustrer la correspondance du dehors et du dedans chez un écrivain problématisant le rapport entre monde écrit et monde non-écrit. De l’invisible et du visible (chapitre VI), il est alors question par “la tentation jamais exaucée qu’avait eu Calvino, de changer la vie par la littérature”   .

Du monde à la lettre et de la lettre au dessin, il n’est plus question que de cela dans les autres chapitres (chapitre VII à X). C’est toujours un manque à être qui est théorisé à l’aide d’une interprétation lacanienne qui prend le dessus et toute la place à l’appui des œuvres d’Escher et de Steinberg : c’est l’autoréférentialité. La question du regard peut enfin se poser, parallèlement à une réflexion sur l’imaginaire calvinien ; les écrits de Calvino sur la peinture permettent de terminer sur la question de la présence. Au final, ce qui est interrogé est “le désir de transparence”   de l’écrivain pour qui l’écriture métamorphose.

Le livre d’I. Larvergne ressemble à une collection de travaux universitaires exposés en des temps et lieux divers. Cela explique la difficulté ressentie à trouver cette unité proclamée sous le terme pesamment récurrent, comme pour forcer la lecture, de “paradoxe”. En définitive, ce terme sert un éloge de Calvino : “Quoi qu’il en soit, c’est le paradoxe qui semble rendre compte au mieux de la nature de l’homme et de sa relation au monde. Et accepter le paradoxe […] est une position intellectuelle atypique et courageuse”   . Contrairement à ce qui est également proclamé, ce livre n’est pas un essai ; l’étude peine à faire entendre une pensée et se résume à des séries de considérations théoriques qui interrompent parfois la lecture du texte calvinien, de sorte qu’on a l’impression que l’œuvre d’Italo Calvino est mise en pièces et qu’on a affaire à un corpus désossé. L’impression de lire les morceaux d’une œuvre se vérifie rétroactivement quand on se rappelle le parti de ne pas suivre la veine réaliste de l’œuvre pour n’en suivre que la veine “fantastico-formelle”   . Ce travail fouillé découpe bel et bien son objet en une multitude d’extraits de textes qu’accompagnent des notes parfois inutiles en ce qu’elles devancent certains chapitres ou en rappellent d’autres (les répétitions abondent). Textes et images entrecoupent cette étude aux innombrables références, essentiellement lacaniennes et parfois sous la forme de mini-cours ; de nombreux détours attendent le lecteur qui rencontre Alexandre Kojeve ou Jean-François Lyotard. Bref, Italo Calvino n’est pas expliqué par lui-même.

En définitive, les ravages d’une lecture psychanalytique font perdre de vue l’œuvre d’un écrivain dont on se demande parfois s’il n’est pas malade, lui dont il est pourtant rappelé qu’il était réticent à toute psychologie. L’interprétationnisme est la maladie de ce livre qui traite souvent plutôt de l’homme que de l’écrivain, contrairement à ce qu’annonce le titre. Ainsi lit-on dès le préambule : “Je pense aussi y avoir reconnu l’homme qu’il était, sans trop le trahir”   . Le hic est que le livre d’Isabelle Lavergne n’est pas une biographie. Sans jamais vraiment lire le terme de “création”, sauf peut-être sous le terme d’un commentateur analysant, on retire à la lecture la vision morcelée d’une œuvre très originale mais non rendue vivante. Le “processus de l’écriture calvinienne”   est étudié à des fins externes, celles d’une recherche portant sur le regard et ce au-delà de ce que Calvino a pu en dire et écrire.