Le futur directeur du festival d'Avignon dresse dans cet essai un triste état des lieux de la culture en France et s'engage pour une politique culturelle "sociale".

Olivier Py n'est sans doute pas né à la bonne époque. Notre société d'hyperconsommation et d'ultraconnexion le déprime et le révolte. Tel est le sentiment que l'on éprouve à la lecture des premières pages de son texte au titre pourtant exaltant, emprunté à Voltaire, Cultivez votre tempête. Alors que d'autres hommes de théâtre - Jean-Marie Hordé, directeur du Théâtre de la Bastille et auteur du lumineux Un directeur de théâtre - Pour un théâtre singulier (Ed. Les Solitaires intempestifs, 2008) et Jean-Gabriel Carasso dans l'insolent Quand je serai ministre de la Culture (Ed. de l'Attribut, 2012) - évoquent de stimulantes pistes pour le théâtre d'aujourd'hui, l'auteur dresse un état des lieux si sombre qu'il s'apparente d'abord à une oraison funèbre.

Pour une personnalité de cette envergure (Olivier Py est auteur, comédien, metteur en scène, ex-directeur du théâtre de l'Odéon et futur directeur du festival d'Avignon), le ton laisse perplexe, de surcroît venant d'un artiste qui quittait récemment l'Odéon dans le rôle d'une drag queen (Miss Knife chante Olivier Py) !

Composé de textes de commande, Cultivez votre tempête se complaît de prime abord dans des images obscures - "C'est l'art qui dégénère la fertilité de la mort. C'est l'art qui retire à la mort sa beauté nuptiale et la mort n'est plus qu'un chien qui passe dans un hôpital. L'art est le blason d'une démocratisation totale de la disparition des finalités, vécue comme une élégance" (p.18) - et une vision pessimiste - "Comme si l'on pouvait encore trouver dans tout ce vide une falaise qui puisse nous mettre à la hauteur du nihilisme et nous apprendre à tutoyer notre terreur. Pour la révolution, cette catin assumée mais belle et bien vêtue, mais hélas l'idéologie culturelle était de gauche et sentait encore le sperme neuf des premières saillies démocratiques, quand aujourd'hui elle n'est plus qu'un argument pour vendre plus cher notre dernière goutte de subversion" (p.20).
Néanmoins la trinité invoquée ici – les trois chapitres traitent de l'art, de l'éducation, de la politique – permet à l'artiste de développer des idées justes et fortes quant aux modalités de lutte contre ce qu'il considère comme une misère culturelle généralisée.
 

Une vision mystique de l'art

Dans le premier chapitre, "De l'art – Evangile des enfants sans père", Olivier Py se fait le porte-parole d'un nihilisme dérangeant: "Aujourd'hui que l'on sait qu'il n'y a pas plus de progrès politique que technique, la culture est gardienne du souvenir, devoir de mémoire, démagogie à l'usage des masses, coloration de la grisaille idéologique, chrysanthèmes et ruban tricolore, mensonge de rosière, eau bénite gauchiste, encens herméneutique, elle est l'étiquette de la boîte où la démocratie a été rangée. Rangée soigneusement, avec le soin des embaumeurs, les parfums du respect" (p.12). Or, au lieu de porter un regard régénérant sur cette "merchandisation" ou "muséification" de la culture, l'auteur critique une certaine démarche artistique contemporaine (autoréflexive ou conceptuelle sans doute) qu'il considère comme dévoyée, dans un discours qui vient fustiger sa propre démarche de théoricien : "Le sublime qui est devenu de la beauté, pour n'être plus que de l'art, et enfin un commentaire de l'art, jouissance du frustré, un commentaire du commentaire, une lecture signée, un lexique pour thésards, une exégèse pleine de honte et de ressentiment" (p.16).

Moraliste désabusé, il dénonce alors, à juste titre, la dissolution de l'art dans l'entertainment et plus largement dans la culture mainstream pour conclure ce sermon désespéré (et désespérant) par une invocation solennelle, aux accents mystiques : "Aimons l'homme qui dort dans un train et qu'on ne reverra jamais. Laissons l'idée du destin effleurer notre matin d'avril. Laissons Dieu être un enfant sans défense. Croyons à ce qui vient. Oublions tout commentaire. Pensons de toute notre force à l'instant qui vient. L'hiver fourmille d'étincelles. Tâchons d'être meilleur. Sentons la totalité chanter la révolte de la beauté" (p.21). Curieuse volte-face dans l'argumentation.
 

L'éducation et la culture comme présence au monde

Heureusement, dans un deuxième texte, leçon inaugurale prononcée au TNP lors d'un séminaire national consacré à l'enseignement du théâtre, l'auteur se montre plus constructif, assignant à l'enseignement théâtral trois missions dans l'épanouissement et la connaissance de soi des jeunes élèves : "Le théâtre va permettre presque instantanément de se délivrer de l'addiction virtuelle, de penser son histoire en termes de destin et de se réapproprier sa propre langue" (p.25). Sur la notion de virtuel, l'auteur est ainsi très critique, à raison, soulignant en parallèle le retournement de perception du théâtre qui, tandis qu'il représentait auparavant une fiction du réel, lieu de convergence du factice et de l'imaginaire, symbolise désormais l'incarnation, un mode d'être au monde, en plus d'être une expérience spirituelle, en tant qu'elle nous confronte à notre condition de mortels. Selon lui le théâtre est "un espace où l'être est confronté directement à sa mort : voilà ce que le théâtre propose dans un monde entièrement enivré par l'éternité factice de l'immortalité virtuelle" (p33).

Dans une société "pauvre en désir donc pauvre en récits", gouvernée par la consommation culturelle, la surenchère médiatique et le culte de l'instantané, le théâtre se singularise d'une part par "la parole parlante", signe d'une présence au monde où la matière verbale est une adresse à l'autre. Aux antipodes d'un Malraux faisant de l'art un "anti-destin", Olivier Py voit dans le théâtre l'expression et l'acceptation d'un destin : "Ce que j'appelle un destin n'est pas autre chose que l'accueil de la parole parlante. L'éternité, c'est les mots. Les mots ne sont pas des billets de banque avec lesquels on achète le rapport au monde. Ils sont le monde. Ils donnent au monde sa lisibilité, ils font de la matière un monde, du néant un infini, de la mort une force" (p37-38).

D'autre part, la portée universelle du langage dramatique est perçue comme une réappropriation de la langue, et par là même, comme un accès essentiel à la connaissance de soi : "Il s'agit de changer le rapport à l'autre, de réinventer le rapport à l'autre dans la parole. L'altérité de l'autre est dans la parole poétique une révélation. Cette parole est adressée et, sans adresse, elle redevient du papier" (p.40). S'abstraire de l'addiction au virtuel, penser son histoire en termes de destin, se réapproprier sa propre langue : trois perspectives fondamentales dans l'enseignement du théâtre.
 

La politique : un chantier culturel

Dans un texte lu lors de l'université d'été du Parti socialiste, l'auteur dresse un bilan mitigé de la politique culturelle engagée à partir de 1988 sous Mitterrand : "La manne financière n'est plus accompagnée d'un projet politique, elle devient accumulative et un dû pour les professions artistiques. Le projet d'une république avec au cœur l'art et la pensée devient alors un système que nous, professionnels, nous gardons bien d'interroger puisqu'il nous profite" (p.49). Partant de ce constat amer, il établit une distinction fondamentale entre l'éducation, qu'il assimile à l'acquisition d'une culture citoyenne, et la formation professionnelle, afin de poser les bases d'une politique culturelle "sociale" qui s'émancipe des perspectives d'insertion professionnelle au profit d'une "liberté de conscience et d'analyse qui font un homme" (p.53).

Au regard des multiples remaniements de programme dans l'Education Nationale et de la prééminence accordée à la filière scientifique, l'importance donnée ici à la parole, au questionnement, à l'analyse critique dans l'éducation du citoyen est plus que salutaire. Si l'on considère en effet la domination des écrans et du prêt-à-penser, le discours d'Olivier Py, qui appelle de ses vœux une culture de l'élévation, du lien, et du débat social, est tout à fait pertinent. L'auteur, qui n'a jamais dissimulé sa foi, précise du reste un peu plus loin : "La culture est une religion de la traduction, de la transmission, de l'échange et de la ressemblance, bref de ce qui crée un lien" (p.54).

De fait, sa politique de découverte, de soutien et de diffusion des jeunes compagnies menée à l'Odéon à travers le festival "Impatience", de même que la programmation destinée au jeune public, témoignent clairement de l'engagement de l'auteur en faveur des artistes émergents et du renouvellement des publics. C'est pourquoi l'allocution, prononcée en 2010 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, se clôt sur un appel à être "instrumentalisé" en tant qu'artiste par les hommes politiques en vue d'un chantier ambitieux. Car si le rôle de l'artiste est de bousculer, d'interroger le présent, la société, le monde comme il va, il peut également s'accorder pour donner du sens, chercher des correspondances et inscrire le spectateur dans un espace sinon politique du moins civique. Dans un audacieux renversement, l'auteur déclare que la politique est une partie de la culture et non l'inverse. Une position idéologique courageuse au regard du manque de considération accordée aux politiques culturelles dont le financement est constamment remis en question. Récemment la "reconstitution" des crédits alloués au spectacle vivant de même que la suppression de la loi financière sur le mécénat par l'actuelle ministre, Aurélie Filipetti, semblent cependant augurer d'un changement. En attendant la diminution de la TVA sur les "produits culturels" qui affecte toujours le spectacle vivant…

Pour conclure, l'auteur évoque d'ailleurs dans un chapitre poétiquement intitulé "Dans le ciel étoilé de l'universalisme" l'abolition des frontières dans l'art, l'inutilité de l'art, son caractère "sacré". S'appuyant sur le concept de "sublime" développé par Kant, l'auteur se place alors en héritier du romantisme et en tenant de l'art pour l'art, mouvement pourtant profondément apolitique : "Pour cela il faut accepter le caractère sacré, terrifiant, incompréhensible de l'art, car la beauté accepte d'être une marchandise mais le sublime, pas plus qu'un être, ne peut être démultiplié et vendu" (p.77).

En somme, si la lecture de l'ouvrage égare parfois par son style abstrait et une argumentation un peu décousue, on adhère cependant sans réserve à son beau projet : "La majorité [ le peuple] a perdu les mythes fondateurs qui permettent l'accès aux œuvres d'hier et de demain. C'est une subjectivité appauvrie et une confusion sur le symbolique qui renvoient la culture soit au divertissement de masse, soit à la recherche avant-gardiste, écart dans lequel le sens véritable de culture populaire s'égare. Si nous avons aujourd'hui le système de couverture médicale le plus riche du monde, l'avenir socialiste, c'est de faire des Français le peuple qui a le plus haut niveau d'éducation et de culture" (p.53-54). Espérons qu'il soit entendu, par-delà nos frontières, et surtout au-delà de toute idée même de frontière

 

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