Un essai brillamment mené et richement illustré au coeur de la genèse de la représentation monstrueuse, miroir des errements humains.  

Conservateur, Jean Clair l'est de formation ; de coeur également. Gardien de la culture, il porte au sein de son dernier ouvrage, Hubris, La fabrique du monstre dans l'art moderne, un regard aiguisé sur les " Homoncules, Géants et Acéphales " dans la production artistique.

Ces trois figures centrales de monstres marquent le retour du refoulé, de ce qui est caché. Entre crainte et fascination, si ce n'est admiration, elles constituent les deux bornes de la réflexion du présent essai. En effet, ces monstres ne sont en rien des accidents de la pensée, mais bien au contraire des manifestations d'une rupture consommée. L'art est témoignage et trois époques ciblées nous en apportent la preuve : 1500, 1789 et 1895. Cette triade est sous-tendue par l'émergence de nouvelles techniques et sciences, par une recomposition de l'univers mental d'un temps.

Dès lors, la démesure des formes de la représentation artistique devient la traduction d'un dépassement technique et philosophique. L'hubris annoncée, cette pulsion criminelle de démesure mue par l'orgueil, prend de nouveaux contours. En définitive, ces trois figures sont " les manifestations de l'hubris de la modernité, et là, aussi, comme en ces autres moments de rupture (...), les symptômes d'une société en crise, au bord probablement de sa disparition "   .
 

La fabrique du monstre, marqueur d'un temps de rupture
Le début du XVIe siècle marque ainsi un tournant dans les sciences et la représentation du monde. De la découverte de l'Amérique, à la Vis aérienne de Léonard de Vinci, jusqu'au trouble spirituel né des écrits de Luther et Calvin, l'art sublime ces interrogations et accouche notamment en 1573 du Livre des monstres et prodiges d'Ambroise Paré. De même, la fin du XVIIIe siècle, marqué du sceau de la Révolution française et de la Terreur, des prouesses des frères Montgolfier, crée un acéphale omniprésent, l'Être suprême révolutionnaire nimbé dans les cieux.

L'année 1895 représente la date de leur plus forte fécondité, car "apparaissent simultanément, au tournant du siècle, à partir d'inventions techniques et de théories scientifiques révolutionnaires, de grands noms de philosophes, de savants, d'érudits, d'écrivains, d'artistes, qui leur donnent forme et qui les justifient désormais en raison"   . Cette année-pivot voit ainsi éclore l'invention du cinéma, celle des rayons X, véritable démystification qui efface "tout un registre de la sensibilité européenne, qu'on pourrait appeler le macabre"   . La découverte par Marconi de la radiotéléphonie brise également " l'iconographie de l'invisible"   . Enfin, l'étude de l'hystérie, où " c'est l'âme qui impose au corps ses fantaisies "   et la mise au point par Freud en 1896 de la psycho-analyse renouvellent le champ des possibles artistiques. " Jamais en tout cas l'écart entre la figure humaine et sa représentation n'aura été, semble-t-il, si profond "   .

Si le monstre est "un avertissement émané de la volonté des dieux", Jean Clair nous ouvre son bestiaire ; dans l'étoffe de Hubris, La fabrique du monstre dans l'art moderne, il tisse les fils d'anciennes préfaces, articles, notices, publiés à l'occasion d'expositions, afin de proposer au lecteur un entrelacs d' " Homoncules, Géants et Acéphales ".
 

L'homoncule, la carte et le territoire

 Version caricaturée de l'être humain, l'homoncule   est envisagé comme une carte, une " représentation graphique ambiguë "   . Elle mêle en effet deux modes distincts d'information : l'image et le discours. Ce " besoin de visualiser les phénomènes invisibles de l'existence "   est fondé sur un savoir scientifique déformant les membres. Et cette " déformation semble ici obéir à une loi de l'évolution, un transformisme naïf, pareille à celle qui prête aux girafes de longs cous pour pouvoir brouter les arbres de la savane "   .

Ainsi, l'homoncule de Penfield, neurochirurgien canadien, tente de donner corps aux théories d'un " moi cérébral " élaborées dans la dernière décennie du XIXe siècle par des neurologues comme Meynert, que William James résumait ainsi : "Chaque muscle, chaque point du corps est représenté par un point dans l'écorce ; et le cerveau n'est guère que la somme de ces points corticaux, auxquels correspondent côté conscience un nombre égal de sensations et d'idées "   . A la cartographie des sens et du mouvement, s'ajoute la théorie du "ça" et du "moi" ; or le "ça" correspond à l'animalité, à la bestialité enfouie, c'est-à-dire au monstrueux. Si dans la représentation de Penfield, la déformation naît d'un surcroît d'excitation, le lien tissé avec les travaux de Freud s'impose alors comme une évidence. L'intérêt nouveau pour l'hystérie, excès émotionnel incontrôlable, redéfinit le rapport au corps. Ses limites en sont dépassées, l'hystérie défiant les lois de l'anatomie ; l' "Arch of hysteria" de Louise Bourgeois en constitue une parfaite traduction artistique.

Au-delà du territoire corporel, la réflexion sur l'homoncule se déploie sur la conception du monde et sur sa représentation. Ainsi, dans les années 30, les surréalistes redéfinissent l'anatomie du monde afin d'en proposer une cartographie renouvelée.
 

Du gigantisme comme manifestation du monstrueux démesuré
Le géant - Titans, Cyclopes et Cent Bras - constitue le symbole même de l'hubris, ses représentations antiques étant toutes réunies par la haine des Dieux. Condamné à demeurer dans l'indicible, sous les montagnes et volcans, il demeure néanmoins toujours prêt à resurgir.

Du Titan, à l'ogre médiéval, en s'intéressant à Gulliver chez Swift et à Micromegas chez Voltaire, Jean Clair dévoile le regard porté par les sociétés sur ces représentations du gigantisme. Ainsi, au XVIIIe siècle, s'opère un " changement de paradigme du géant bénéfique au géant maléfique, [qui] est d'abord un changement de direction dans le cours des choses, donc de la marche humaine "   . Sous l'incarnation de la puissance et de la raison, le géant devient source de folie meurtrière, révélant une critique sous-jacente de la monarchie.

Au siècle suivant, " le gigantisme est le produit d'une infirmité, non d'une supériorité "   . La créature inventée par le Docteur Frankenstein, géant de bric et de broc, façonné à partir de membres humains, porte le sceau de l'infériorité. Portant par usage le nom du savant qui l’a conçu, il est le symbole même de l'hubris de son créateur auquel il demeure lié par une envie vengeresse.

A l'inverse, les représentations totalitaires du monstre des années 30 renouent avec la figure de l'ogre philanthropique. Le sculpteur contemporain Ron Mueck propose quant à lui, avec sa création la plus saisissante, son Big Man, " un géant à la façon du Colosse, mais mélancolique, atrabilaire lui aussi, dans la pose canonique du lunatique effondré sur lui-même, abattu, prostré "   . Les dernières manifestations du gigantisme prendraient, selon Jean Clair, non plus les contours d'un ogre, mais d'une ogresse, au regard des transformations récentes de la société occidentale.


L'Acéphale, la demi-mesure et la démesure

Au gré du chapitre " La guillotine et le clavecin ", Jean Clair dévoile les contours de la " dernière création des temps anciens ", réalisée par un facteur de clavecin et un médecin, le docteur Guillotin. Réunis en un même passage parisien, " Le Passage du commerce Saint-André ", représenté par Balthus en 1952, leur invention à quatre mains met fin à la lenteur du supplice, à rebours de la sensibilité de Sade et de Casanova où tout se mêle, où la relation entre la jouissance et la souffrance est unique. Désormais, « la décapitation en acte doit en quelque sorte être précédée d'une décapitation symbolique : il faut dissimuler la tête de celui que l'on va tuer, comme s'il n'avait déjà plus de visage "   . Mais au regard de saisissantes illustrations, telles celles des paupières de Marie-Antoine toujours battantes, ou de la joue rosie de Charlotte Corday, s'impose une réflexion sur la vie après la décapitation. En quelle partie du corps se réfugierait alors l'âme ?

Si l'interrogation demeure en suspens, l'invention macabre opère une rupture dans la représentation artistique. Ainsi, " ce que la guillotine ratifie, c'est aussi le début de l'éclipse du portrait en peinture (…). Le portrait psychologique, le portrait individuel, se transforme ou agonise. Il a perdu en fait son rang social. La guillotine semble avoir tranché au vif "   .

Et cela jusqu'à la création de " la figure d'un homme privé de tête, du nouveau Dieu, ou plutôt nouveau demi-Dieu, le héros, ou plutôt l'anti-Dieu des Temps modernes, le Titan qui a réussi à vaincre les dieux anciens, tout en conservant, croit-il, le sens du sacré ", l'Acéphale   . Force pure livrée sans frein à ses pulsions, cette invention par Bataille et Masson d'un dieu nouveau symbolise une fois encore l'évolution des atermoiements d'une société contemporaine privée de repères, et en quête de nouveaux.

Jean Clair nous invite à une plongée passionnante dans le Musée imaginaires des monstres, miroir du monde des hommes