Une mise en perspective réussie des liens innombrables et anciens entre la France et le monde arabe. 

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le 1er décembre 1956, en pleine crise de Suez, le grand anthropologue et sociologue Jacques Berque conclut son intervention de la façon suivante : "Province d’étude ou champ de réalisations, ces pays ont été et sont encore pour nous Français le lieu de notre orgueil et de nos larmes. Dans l’action comme dans la connaissance, l’œuvre française est dans le monde arabe un long héritage d’affirmation humaine". C’est de cet héritage au travers des siècles dont il est question dans le livre pédagogique et accessible d’Henry Laurens.

Agrégé d’Histoire, titulaire de la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, professeur à l’INALCO, Henry Laurens a pour ambition de fournir des éclairages sur la part française de "l’identité arabe" et la part arabe de "l’identité française". Dans cet objectif, il parcourt les deux derniers siècles, sans remonter au Moyen-Age.

L’ouvrage se décompose en deux grandes parties. Dans la première, il s’intéresse au concept de "chose franco-arabe", en évoquant au travers du XIXème et du XXème siècle sa consolidation progressive et chahutée. Dans la seconde, Henry Laurens focalise son argumentation sur les rapports entre la métropole et son empire colonial, en tant qu’ils surdéterminent les perceptions respectives de l’une et de l’autre.

 

De la continuité des relations privilégiées entre la France et le monde arabe

Sans évoquer de façon exhaustive l’ensemble des réalités décrites dans le premier pan de cet ouvrage, on notera particulièrement le chapitre sur la Révolution Française et les idées napoléoniennes, au travers de la campagne d’Egypte, et de ses conséquences sur l’imaginaire orientaliste et les idées saint-simoniennes. L’auteur insiste également sur le royaume arabe au temps du Second Empire, au travers de l’interventionnisme de Napoléon III en Afrique du Nord et au Proche-Orient, et sur la consolidation de la colonisation dans le cadre de la IIIème République, de la Grande Guerre et du démembrement de l’Empire ottoman. Chaque réalité historique est décrite dans son contexte, sans simplisme ni ethnocentrisme, à l’instar du plan Sykes-Picot pour la Syrie, de l’œuvre de Lyautey au Maroc, du modèle associatif dans le protectorat tunisien au modèle assimilationniste des départements français d’Algérie. C’est à partir de la Seconde Guerre mondiale que l’auteur introduit une rupture dans l’histoire des relations entre la France et le monde arabe, conséquence selon lui notamment de l’essor du nationalisme au Sud et du tiers-mondisme au Nord.

 

De l’importance de la colonisation dans le devenir de la "chose franco-arabe"

Le fait colonial marque l’ouverture de la seconde partie de l’ouvrage, la décolonisation marquant la possibilité du développement d’échanges franco-arabes fondés sur moins de domination et une altérité moins inégalitaire. Leur ayant laissé en héritage la langue et la culture françaises, l’ancienne puissance coloniale reste liée de façon irrémédiable à ces pays méditerranéens. Henry Berque rappelle le sens que Montesquieu donne au mot de métropole dans L’esprit des lois : "la métropole est l’Etat qui a fondé la colonie". Ainsi, il peut mieux montrer comment les facteurs de différenciation, tout en éloignant par certains aspects la France du monde arabe (différences avec la décolonisation britannique et le Commonwealth, arabisation à marche forcée suite aux indépendances…), contribue malgré cela à transformer les liens sur un autre registre, celui de la culture et du partage d’un passé commun, même quand celui-ci est en partie conflictuel. Il est à cet égard intéressant de noter, pour reprendre les termes de l’auteur, que "les anciennes métropoles ont repris le vocabulaire de la période coloniale, en proposant les termes multiculturalisme/communautarisme chez les Britanniques et intégration/assimilation chez les Français". Les modèles issus du colonialisme se perpétuent donc au-delà de la fin des empires, les discours sur l’authenticité culturelle au Nord comme au Sud ne faisant finalement que reprendre des débats anciens entre l’universalité des valeurs des Lumières et les particularismes identitaires des peuples. Pour autant, l’auteur décrit bien combien les fertilisations croisées entre les deux rives de la Méditerranée ont survécu aux vicissitudes de l’Histoire, aux guerres armées et aux nombreux conflits politiques successifs.

 

De l’utilité d’une poursuite du questionnement sur cette "chose franco-arabe"

A la lecture de l’ouvrage, le seul regret qui peut finalement habiter le lecteur est un sentiment d’inachevé. En effet, Henry Laurens a choisi d’arrêter son ouvrage aux indépendances, sans retracer la perpétuation de la "chose franco-arabe" de la seconde moitié du XXème siècle au début du XXIème. Si bien que l’on peut légitimement rester quelque peu sur sa faim, alors que les derniers avatars de ces histoires imbriquées sont encore nombreux dans la période contemporaine : politique arabe de la France, immigration arabe en France…

Espérons que ces éléments pourront faire l’objet d’un autre ouvrage, qui permettrait comme celui-ci de restituer une analyse historique et culturelle de façon distanciée et éclairante, jusqu’aux événements les plus contemporains marquant ces liens puissants, tels que le "Printemps arabe" ou les débats hexagonaux sur la République et ses diversités