Plaidoyer remarquable pour une réhabilitation de la politique comme vision choisie et commune de l'avenir. 

Saturne dévorant ses enfants, peinture noire de Goya   , telle une métaphore d'une prophétie à la fois contre-réalisatrice et mythologique. La couverture de L'avenir de l'économie, sortir de l'économystification, donne un parfait avant-goût des écrits de Jean-Pierre Dupuy, polytechnicien de formation, philosophe de profession, économiste de raison.

Le texte est dense, référencé et maîtrisé. Le propos varie, souvent alerte, toujours plaisant et parfaitement construit. Jean-Pierre Dupuy développe sa pensée autour de deux thèses en apparence paradoxales, celle d'Adam Smith et celle de Max Weber. Ce choix est sous-tendu par la "conviction que, non seulement on doit rattacher l'économie à la religion si l'on veut en comprendre le sens, mais que l'économie occupe la place laissée vacante par le processus, de nature éminemment religieuse, de désacralisation du monde qui caractérise la modernité"   .

Après le sacré, l'économie contient désormais la violence

La première, celle d'un Adam Smith encore philosophe et économiste en devenir, repose sur un paradoxe apparent : l'économie contient la violence. Ainsi, "l'économie a la violence en elle, mais il est non moins vrai qu'elle lui fait barrage, comme si, par l'économie, la violence se révélait capable de s'autolimiter, évitant ainsi l'effondrement de l'ordre social"   . Au creux de cette affirmation, où tout semble être énoncé, même son contraire, se dessine un parallèle avec la théorie du mimétisme de René Girard. L'économie atténue la violence tout en l'exacerbant, à l'image du sacré dans la pensée de l'auteur du "bouc émissaire". Or, selon Jean-Pierre Dupuy, l'économie a remplacé le sacré tant dans son rapport à la violence qu'au regard de sa place au sein de la société. L'économie serait devenue notre religion, notre politique et constituerait la continuation du sacré par d'autres moyens.

L'auteur convoque alors une seconde théorie, celle du catastrophisme éclairé, selon laquelle il convient de faire comme si la survenue d'une catastrophe était notre destin, mais un destin que nous sommes libres de refuser. La catastrophe devient alors crédible, ce qui nous permet de lutter contre elle, de déclencher notre volonté afin d'empêcher sa concrétisation. À la désacralisation de la violence, à laquelle se grefferait un nouveau rapport à l'avenir catastrophique, s'ajoute la responsabilité du politique.

 

Pour une politique prophétique

En effet, la politique apparaît comme "économystifiée", puisque le décideur raisonne désormais tel un économiste, sans aucun recul, sans extériorité. Dès lors, l'autotranscendance, illustrée par le bootstrapping de la figure du baron de Münschausen, apparaît si ce n'est vital, nécessaire. L'avenir de la société requiert une extériorisation, un élément extérieur en capacité de la guider   . Jean-Pierre Dupuy insiste à juste titre sur la nécessité de donner une vision à la société, une prophétie, car "l'économie est en train de perdre aujourd'hui sa capacité de produire des règles qui la limitent"   . Si cette vision est délivrée par un prophète, celui-ci ne revêt cependant pas les attributs du personnage biblique. Il peut être unique ou multiple. Ainsi, le Commissariat au Plan représentait en un sens, et en son temps, une vision de l'avenir choisie par le peuple français. Une distinction rigoureuse est opérée entre la prévision, la prospective et la prophétie, afin de cerner cette notion de prophétie politique, dont la fonction première est de délivrer une vision de l'avenir.

Dès lors, la problématique de la parole publique, notamment en cas de crise, s'avère recentrée. En effet, elle ne souffre plus d'une contradiction apparente entre nécessité d'annoncer les difficultés futures et la peur d'une prophétie auto-réalisatrice concomitante. Et si "la description de l'avenir est un déterminant de l'avenir"   , la parole publique doit alors provoquer des réactions qui causeront l'avenir ainsi décrit.

 

Le choix de l'irrationnel et la coordination par l'avenir

Le second paradoxe étudié par L'avenir de l'économie, sortir de l'économystification est celui de Max Weber, cette "marque du sacré"   bien souvent mal comprise. En effet, comment une société calviniste marquée par la prédestination a-t-elle pu devenir une société si méritocratique ? Comment la doctrine de la prédestination n'a-t-elle pas engendré un laxisme moral ? Face au destin, au fatum, à un avenir imposé, les calvinistes ont opéré le choix de l'irrationalité apparente. Ils ont refusé un choix logique afin de se soumettre volontairement à l'épreuve.

Selon Jean-Pierre Dupuy, "si l'on traduit "fatalisme" par respect du principe de la stratégie dominante, le signe que l'on est élu, c'est qu'on se donne la liberté de violer ce principe minimal de rationalité"   . Le fatalisme au sens weberien résiderait non dans l'abandon à la fatalité, mais dans le choix d'une conduite la plus rationnelle pour un agent libre confronté à une situation de choix bien particulière, puisque marquée par la prédestination. Une traduction de ce comportement en économie est formulée "stratégie dominante".

Ce paradoxe fondamental donne les clés d'une nécessaire coordination de la société par l'avenir. L'être humain est épris de désir et de certitude. Il est également sujet à la violence et à la spéculation, c'est-à-dire au regard de l'autre. Or, un échange, quelle que soit sa nature, suppose tout à la fois une confiance et une coordination. Ainsi, seule la politique incarnée dans la prise de décision individuelle et collective peut coordonner les passions et les aspirations vers un avenir choisi.

De même, la catastrophe doit être présentée comme une fatalité afin de mobiliser les ressources d'imagination, d'intelligence et de détermination résolue, toutes nécessaires à sa prévention. "Le recours à la métaphysique du destin"   libère l'action des hommes ; le choix de la destinée est alors un choix de refus. Le refus de la catastrophe annoncée. Le paradoxe n'en est plus un. Le savoir devient pouvoir.

Cette réflexion salvatrice sur le rapport entre économie et politique, impose de redéfinir l'ascendant de l'une sur l'autre, afin de replacer l'homme et le citoyen dans une position de choix. L'avenir s'écrit aujourd'hui

 

A lire aussi : 

- Jean-Pierre Dupuy, La marque du sacré, par Daniel Bougnoux.