Dans deux ouvrages différents (livre de souvenirs et grand entretien), deux collaborateurs directs des ministres de l'Intérieur de gauche (Defferre, Joxe, Chevènement, Vaillant) évoquent avec passion la décentralisation, la lutte contre l'insécurité et l'expérience du pouvoir au cœur de l'Etat. 

La gauche, en particulier sous la Ve République, n'a pas toujours été à l'aise avec le ministère de l'Intérieur. C'est cette idée préconçue, souvent relayée par la droite, surtout quand elle se retrouve dans l'opposition, que cherche à battre en brèche Patrice Bergougnoux, parfois présenté (à tort car il n'est pas issu du corps préfectoral mais de l'Ecole nationale supérieure de police) comme « le Claude Guéant de la gauche », dans un livre d'entretien avec le journaliste Frédéric Ploquin sobrement intitulé L'Intérieur (Fayard, 2012), dans lequel il raconte son expérience en tant qu'ancien membre du cabinet de Pierre Joxe et Directeur général de la Police nationale auprès de Jean-Pierre Chevénement puis Daniel Vaillant. Il livre en particulier son sentiment sur la politique menée par la gauche lors de ses années à la Place Beauvau – il revient notamment sur la lutte contre les terroristes dans les années 1980 et sur la montée de l'insécurité et la création de la police de proximité à la fin des années 1990 et au début des années 2000 – et juge avec sévérité le bilan sécuritaire de Nicolas Sarkozy depuis 2002, à l'Intérieur puis à l'Elysée.
Au-delà des questions de police et de sécurité publique, la charge du ministère de l'Intérieur a aussi été synonyme pour la gauche d'une autre politique innovante, menée par Gaston Defferre, dès 1981 en lien avec les élus locaux, puis par Pierre Joxe à partir de 1984 : la décentralisation. Les souvenirs récemment publiés par Eric Giuily (Il y a 30 ans, l'Acte I de la décentralisation ou l'histoire d'une révolution tranquille, Berger-Levrault, 2012) sont à ce titre éclairants puisque l'auteur a été successivement conseiller de Defferre au sein de son cabinet puis Directeur général des collectivités locales au ministère de l'Intérieur de 1982 à 1986.

Ce sont donc ces deux dimensions importantes du périmètre du ministère de l'Intérieur – les relations avec la police et les services préfectoraux, d'une part, et avec les collectivités territoriales, d'autre part – qu'abordent ces deux ouvrages de souvenirs, revenant sur des périodes importantes de l'histoire de la gauche au pouvoir, écrits par deux serviteurs de l'Etat qui ont gardé une loyauté et un respect intacts pour les ministres avec lesquels ils ont travaillé successivement. Le livre d'Eric Giuily, qui rend largement hommage à Gaston Defferre, est d'ailleurs préfacé par Pierre Mauroy et postfacé par Laurent Fabius, qui a poursuivi l'effort décentralisateur à Matignon de 1984 à 1986, et Jean-Pierre Raffarin, l'homme de l'Acte II des années 2003-2004. Quant à Patrice Bergougnoux, il a conservé une réelle proximité avec Pierre Joxe et fait toujours partie des réseaux de gauche qui travaillent sur les questions de sécurité autour de François Rebsamen – nul doute de ce point de vue que la nomination récente à l'Intérieur de Manuel Valls, bien plus proche du criminologue controversé Alain Bauer que des traditionnels "réseaux Joxe", n'a pas particulièrement dû plaire au policier devenu préfet, aujourd'hui Directeur général des services à Créteil, auprès du maire Laurent Cathala. D'après les analyses issues de son ouvrage, Patrice Bergougnoux doit certainement se sentir en effet plus proche d'un sociologue de la criminalité tel que Laurent Mucchielli que de l'ancien grand maître du Grand Orient de France devenu premier professeur titulaire de la chaire de criminologie appliquée du Conservatoire national des Arts et Métiers...

Sorti il y a déjà quelques mois, l'ouvrage de Patrice Bergougnoux, qui a connu un succès non négligeable pour un essai traitant d'un thème aussi complexe, a été essentiellement vu par la critique comme un sévère bilan de la politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy (à l'Intérieur de 2002 à 2004 puis de 2005 à 2007) et des ses ministres successifs Place Beauvau : Michèle Alliot-Marie (2007-2009), Brice Hortefeux (2009-2011) et Claude Guéant (2011-2012). Pourtant, si l'entretien avec le journaliste de Marianne Frédéric Ploquin laisse effectivement apparaître une critique importante des effets de manche sarkozystes et de la recherche de "coups" de communication, qui ne font jamais beaucoup avancer la lutte contre l'insécurité, le livre de Patrice Bergougnoux s'attarde aussi largement sur le bilan des ministres de gauche et en particulier des trois qu'il a côtoyés de près : Pierre Joxe – de 1984 à 1986 puis à nouveau de 1988 à 1991 –, Jean-Pierre Chevènement – de 1997 à 2000 – et Daniel Vaillant – de 2000 à 2002.

Patrice Bergougnoux revient en particulier sur l'idée de créer une police de proximité – il fut en effet de ceux qui la soufflèrent à Jean-Pierre Chevènement, républicain exigeant dont la lutte contre les "sauvageons" était devenue un marqueur politique fort – afin de relayer efficacement sur le terrain la nécessaire prévention de la délinquance, devenue dans les discours de la gauche le nécessaire pendant à la logique répressive, naturelle et même ontologique, au sein des services de police. Il considère d'ailleurs comme particulièrement injuste le sort qui a été réservé à la police de proximité par Nicolas Sarkozy, qui l'a supprimée dès 2002 en considérant que "jouer au foot ou au rugby n'était pas la mission première de la police" alors même que, d'après l'ancien Directeur général de la police nationale, ses effets concrets commençaient à se faire sentir sur le terrain autant que dans les statistiques de la délinquance. Patrice Bergougnoux évoque d'ailleurs avec une certaine amertume le rôle joué par le thème de l'insécurité dans la défaite de la gauche aux élections présidentielles de 2002, jugeant que certains faits divers – la désormais célèbre agression de "Papy Voise" en particulier – avaient été largement amplifiés par les médias et l'opposition de droite alors qu'ils déformaient largement la réalité telle qu'elle était vécue au ministère de l'Intérieur et par les services de police sur le terrain.
Plus largement, Patrice Bergougnoux évoque les différents dossiers importants qu'ont eu à traiter les ministres qu'il a servis et, en particulier, la question corse, revenant en détail sur le "statut Joxe" de 1991 puis le "processus de Matignon" mené par Lionel Jospin et au sujet duquel Jean-Pierre Chevènement, en désaccord avec son Premier ministre, démissionna avec force et fracas à l'été 2000. Il s'attarde aussi, bien sûr, sur l'assassinat du préfet Claude Erignac à Ajaccio le 6 février 1998 et insiste sur la situation de crise qui s'en est suivi et qu'il dut gérer heure par heure avec Jean-Pierre Chevènement. De manière générale, c'est bien cette dimension qui ressort de la lecture de l'ouvrage : une gestion de crise permanente, qui aspire le quotidien et fait de la Place Beauvau une lessiveuse à la fois pour les ministres et leurs plus proches collaborateurs, mais aussi pour tous les agents qui, sur le terrain, sont le relais indispensable à la lutte contre l'insécurité et la criminalité.

Quant à l'ouvrage d'Eric Giuily, il consiste en un récit passionnant sur la confection puis la mise en œuvre de l'Acte I de la décentralisation (soit la bagatelle de 32 lois et environ 300 décrets !) par un ancien conseiller de Gaston Defferre (de mai 1981 à novembre 1982) devenu le principal haut fonctionnaire ayant la charge du suivi de la réforme, en tant que Directeur général des collectivités locales du ministère de l'Intérieur jusqu'en juin 1986. L'ancien jeune juriste de moins de trente ans, tout frais émoulu de l'ENA, avait dès 1981 choisi de servir le maire de Marseille, devenu ministre de l'Intérieur au faîte de sa carrière politique   et avait découvert le monde de la Place Beauvau par un autre prisme que celui de Patrice Bergougnoux, son expertise juridique le poussant davantage vers un métier de bureau et de conseil plutôt que vers l'action publique sur le terrain. Trente ans après la grande loi du 2 mars de 1982 sur la décentralisation, l'auteur, devenu entre-temps dirigeant de plusieurs entreprises publiques, du monde des médias et de la communication, revient avec passion et non sans une certaine nostalgie, semble-t-il, sur le travail de fourmi qu'il a effectué auprès du père de la "décentralisation à la française" en concoctant, avec le concours d'une jeune équipe de têtes chercheuses et diplômées, le détail des très nombreux textes accompagnant la mise en œuvre de la "grande affaire du septennat", pour reprendre les mots de Pierre Mauroy, qui la considérait comme une des plus importantes modifications de l'architecture institutionnelle depuis le début de la Ve République.

En grand connaisseur de la gestion locale depuis près d'un tiers de siècle, Defferre avait considéré avec ses conseillers que la recomposition des institutions locales devait faire abstraction de la plus épineuse des questions, celle des découpages administratifs – issus pour la plupart de l'Empire napoléonien et hérités de la Révolution – pour se focaliser sur l'essentiel de son dessein : la fin de la tutelle préfectorale sur les actes des départements et des communes et l'accès de la région au rang de collectivité territoriale. Rencontrant souvent une certaine méfiance – pour ne pas dire défiance – de la part des préfets, la nouvelle répartition des pouvoirs, que l'on nommerait aujourd'hui la gouvernance, fut donc la première pierre de l'édifice institutionnel et la principale loi de l'arsenal de la décentralisation. Vinrent ensuite les nombreux textes concernant les autres enjeux essentiels, dont Eric Giuily et ses collaborateurs de la Place Beauvau se saisirent les un après les autres : les transferts de compétences de l'Etat central vers les collectivités décentralisées – d'immenses pans administratifs tels que les affaires scolaires, les transports, l'action sociale, le développement économique et l'aménagement du territoire – mais aussi les questions financières – en particulier les nécessaires péréquations entre collectivités –, les statuts particuliers de la Corse et des trois grandes villes françaises – la fameuse loi Paris-Lyon-Marseille dite "loi PLM", toujours en vigueur et dont Defferre avait confié le cas marseillais à l'un de ses plus étroits collaborateurs de la mairie … – et enfin les ressources humaines de la décentralisation, c'est-à-dire les fonctionnaires et agents publics locaux, réunis et unifiés avec la création, par une loi de 1984, de la fonction publique territoriale, avec le concours du ministre communiste Anicet Le Pors, fervent défenseur du statut.

Comme le décrit Eric Giuily avec minutie, cette lourde tâche n'a pas toujours plu aux administrations centrales et, parfois, aux élus locaux, notamment ceux de l'opposition, qui ont cependant assez vite compris l'avantage qu'ils pouvaient tirer de cette nouvelle répartition des pouvoirs et des compétences – les élections cantonales de mars 1982 puis les élections municipales de 1983 et les premières élections régionales de 1986 donnèrent en effet une large majorité à la droite. Est-ce à dire que l'Acte I de la décentralisation voulu par la gauche au pouvoir s'est fait contre l'administration de la Place Beauvau ? Ce n'est sans doute pas le propos de l'ancien Directeur général des collectivités locales, qui considère le legs de Defferre, Mauroy et Mitterrand comme un acquis, notamment pour le ministère de l'Intérieur, qui fut également au cœur de la mise en œuvre – par bien des aspects plus difficile – de l'Acte II de la décentralisation sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin.

D'ailleurs, dans une conclusion très actuelle, Eric Giuily pose la question ouverte – et apparemment à l'ordre du jour de la nouvelle équipe gouvernementale si l'on en croit les périmètres ministériels et les décrets d'attribution – d'un nouvel acte de la décentralisation, appelant de nouveaux transferts de compétences, une redéfinition de la carte territoriale – par le biais de l'intercommunalité, notamment – et un renforcement de l'autonomie financière des territoires, dans un contexte budgétaire national qui la rend d'ailleurs indispensable. Mais ce que regrette Eric Giuily à juste titre, c'est qu'un enjeu aussi politique que la décentralisation soit considéré comme une question éminemment technique et experte alors qu'elle concerne l'exercice de la démocratie au plan local et notamment communal, soit l'échelon dont les citoyens se sentent le plus proches car ils voient à quel point il peut changer leur quotidien.
En définitive, pour Patrice Bergougnoux comme pour Eric Giuily, tous deux anciens hauts fonctionnaires de la Place Beauvau à des époques cruciales, l'héritage de la gauche au pouvoir ne se cantonne pas à des conquêtes sociales, à des questions de société ou à des réformes judiciaires mais touche aussi, avec la sécurité publique et la décentralisation, au large périmètre régalien de ce "mal-aimé" qu'est le ministère de l'Intérieur au sein de son électorat, du moins selon une idée reçue souvent colportée.