Audacieux petit livre d'un homme de théâtre s'imaginant rue de Valois.  

Et si, sans expérience de la Villa Médicis, de la télévision ou du cinéma, sans patronyme écrasant, sans mauvaise vie   à raconter mais une vision à défendre, si un homme de théâtre, un homme engagé dans la décentralisation culturelle, un idéaliste aux convictions profondes et aux propositions fécondes était nommé ministre de la Culture ?

Derrière le titre provocateur et volontiers insolent, l'auteur, Jean-Gabriel Carasso, ancien directeur de l'ANRAT (Association nationale de recherche et d'action théâtrale), fait preuve d'une réelle lucidité quant aux enjeux de la politique culturelle en France. Dans un texte court (172 pages, 40 chapitres et autant d'allocutions et de circulaires), il s'adresse aux élus, aux citoyens, aux cultureux de tout poil, proposant une réflexion mûrie grâce à son expérience de terrain et assortie de propositions concrètes. C'est audacieux, radical, et aussi très stimulant.

De l'humour contre l'esprit de sérieux

Dès la préface, alors qu'il met en scène son intronisation et le dispositif fictionnel, l'auteur légitime son putsch littéraire en citant Talleyrand : "Quand je me considère, je me désole ! Quand je me compare, je me rassure !".

Une fois l'habit endossé, le ministre d'une "République nouvelle, solidaire et poétique" (!) raille consciencieusement les travers de l'administration (langue de bois, modèles d'éloges funèbres à trous), invente des acronymes cocasses (CIA pour Commission Indépendante de l'Audiovisuel, FRIC pour Fonds Régional d'Initiatives Culturelles), se réjouit que le fondateur de Mediapart, Edwy Plenel, soit désigné à la tête de l'audiovisuel public tout en saluant non sans ironie la retraite de Michel Drucker.

Adepte des rapprochements insolites, il imagine une retransmission du Festival d'Avignon en direct de la Cour d'honneur du Palais des Papes et d'une pièce de théâtre-forum en direct de la cour communale d'un village africain, l'opération étant baptisée "En direct de la cour"… On l'aura compris, Jean-Gabriel Carasso ne ménage pas ses effets pour renvoyer une image de la culture bien vivante, débarrassée de ses oripeaux amidonnés et d'une gravité parfois élitiste. Le transfert de son ministère de la rue de Valois à Bobigny étant une réponse iconoclaste et pleine de malice à la fracture culturelle. Cette mesure n'empêche pas le ministre par intérim de brocarder dans une satire drôlissime l'entertainment cathodique et la "pipolisation" du champ culturel en général, et dans les médias mainstream en particulier.

Et si l'on est agacé par ses attaques répétées à l'encontre de son "prédécesseur", on ne peut que reconnaître son réalisme quand il conclut son ouvrage sur deux lettres de démission, liées aux résultats de son hypothétique mandat, témoignant en définitive de ce que, sous la dérision affichée, l'homme a néanmoins conscience de la charge d'une telle fonction, et de combien les idéaux ne suffisent pas dans l'exercice des plus hautes fonctions de l'Etat.

Le "commerce des idées" versus "les idées du commerce"

Inspiré par l'envie de transmettre et d'échanger, Jean-Gabriel Carasso fait de l'ouverture, du dialogue et de la liberté de création les fers de lance de son propos. Pas étonnant alors qu'il décore l'un des fondateurs du collectif La Quadrature du Net, qui défend la libre circulation des contenus, les droits des internautes et le principe de l'open source contre la loi Hadopi.
Et s'il est très critique quant à certains événements du microcosme germanopratin (limogeage d'Olivier Py à la tête du théâtre de l'Odéon, Conseil de la création artistique), c'est notamment parce qu'il prône une vision moins franco-centrée des enjeux de la culture, un changement d'échelle à même de favoriser la coopération Nord-Sud, avec notamment une année culturelle France-Burkina Faso.

Sous les apparences d'une farce potache, d'un canular pour initiés ou d'un essai à clés, ce petit livre dresse des constats sévères et propose une série de mesures concrètes destinées à enrayer ce que l'auteur considère comme un déclin. Florilège : le Tour de France des initiatives régionales, qui entend promouvoir la diversité du territoire et du milieu associatif ; le Rond-Point des Enfances, qui souhaite accorder une place essentielle au jeune public ; la Fabrique des Ecritures de Demain confiée avec discernement à Jean-Michel Ribes.

Dans son ensemble, l'ouvrage traduit une vision humaniste de la culture qui doit beaucoup, semble-t-il, aux mentors que sont Augusto Boal, René Rizzardo et Augustin Girard, abondamment cités, et dont le travail s'est inscrit dans une démarche socioculturelle, pédagogique et multiculturelle. Du reste, lorsque le ministre fictif inaugure un Institut international de recherche et de formation baptisé de leurs noms, il déclare comme une confidence personnelle : "la culture n'est pas (seulement) un métier, mais [elle] constitue avant tout un engagement humain spécifique, disons-le : politique !"


Un ministère de la Culture, de la Jeunesse et de l'Education durable

En associant culture et éducation "durable", l'auteur exprime, sous un intitulé qui peut paraître de prime abord farfelu voire opportuniste, une conviction sincère : "La culture n'est pas une dépense, c'est un investissement". S'inscrivant en faux contre les stratégies de rendement immédiat qui tendent à contaminer la sphère culturelle, il n'en rappelle pas moins combien la culture est un service public et qu'à ce titre, les subventions versées par l'Etat impliquent une responsabilité considérable de la part des différents acteurs et structures qui les perçoivent.

Dans cette perspective, le rôle de l'éducation artistique et culturelle est considéré comme crucial, et c'est en quoi et pourquoi l'éducation peut alors être qualifiée de "durable". Le principe d'"infusion artistique" (sic) préconisé par Jean-Gabriel Carasso traduit bien l'idée selon laquelle la proximité des artistes et des citoyens s'inscrit dans le long terme, et dans la réciprocité. Il est donc très significatif que l'auteur rende ainsi un hommage personnel au travail d'Ariane Mnouchkine et de la troupe du Théâtre du Soleil ou s'engage à favoriser le lien socio-culturel et l'implication des enfants à travers des programmes inédits et novateurs comme "J'adopte mon patrimoine".

De surcroît, en supprimant la publicité destinée au jeune public sur l'audiovisuel public tout en insistant sur son rôle civique, l'auteur-ministre manifeste une inquiétude légitime quant à la prégnance de l'image comme vecteur d'information. Et c'est pourquoi la diffusion d'un journal quotidien de décryptage de l'actualité de même que la création d'une émission culturelle créée pour et par les enfants paraît très pertinente et même évidente… De fait, en tant que militant de terrain de la cause culturelle, Jean-Gabriel Carasso conçoit sa mission comme un engagement sincère et nécessaire : "Si la culture n'est pas un métier, elle est toujours un combat !"

En somme, Quand je serai ministre de la Culture... s'avère une belle "utopie concrète", étayée de pistes convaincantes, et dont la forme originale réconcilie humour et culture pour le plus grand salut du lecteur et du citoyen. En empruntant le portefeuille de la Culture Monsieur Carasso nous invite à rêver une vision plurielle de la culture, et c'est tant mieux.

P.S. Les figures tutélaires évoquées par l'auteur au fil du texte étant pour la plupart récemment décédées, j'aurais souhaité rendre hommage à mon tour à un grand monsieur du théâtre, André Degaine, disparu en 2010, surnommé "le spectateur absolu" et selon qui "le grand théâtre a toujours été civique". Il est l'auteur érudit - entre autres ouvrages remarquables - d'une prodigieuse Histoire du théâtre dessinée (Nizet, 1992)

* Cette critique a initialement paru sur le blog de Daphné Cabaille, Théatrothèque et autres toc.