Réédition d’un ouvrage de référence sur le romantisme anglais.

Les Presses universitaires du Mirail offrent une “reprise revue et bonifiée” de l’ouvrage de Paul Rozenberg consacré au romantisme anglais, originalement paru en 1973 chez Larousse. M. Rozenberg y propose une vision originale du romantisme anglais, assez bien nettoyée des idées reçues que ce nom appelle généralement : il s’attache à montrer que le romantisme anglais est indissociablement liée aux idéaux révolutionnaires qui traversent l’Europe, et donc l’Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle. Plus précisément, c’est l’échec de ces idéaux qui constitue la blessure à l’origine du romantisme. Le second chapitre du livre procède à un rappel historique concernant la contre-révolution et l’évolution des mentalités au cours du XVIIIe siècle en Angleterre, notamment sous l’influence d’Edmund Burke.

Le romantisme, écrit l’auteur, commence avec la perception de l’intolérable ; sa résistance s’incarne dans une vision allégorique qui dénonce l’organisation de la misère. Et s’il y a recours aux émotions, le terrain du lyrisme n’est frayé que pour accéder l’universel : “Nature, Innocence, Pitié sont à la fois des données immédiates de la conscience et des instruments de connaissance”   . À William Blake est restituée une place primordiale parmi les romantiques, car c’est lui qui le premier propose une critique poétique du nouvel ordre idéologique qui déshumanise l’homme et le réduit au statut de marchandise. Sans jamais insister, l’auteur suggère la parenté de la vision blakienne avec le travail de déconstruction idéologique de Marx.

De même, la figure d’Urizen, qui veut “refaire le monde à grands coups de règles et de compas pour établir l’univers pétrifié des lois, des cloisons et de l’enfermement”   s’avère un témoignage de la grande lucidité du poète sur la dégénérescence du puritanisme qui se mâtine des théories économique et utilitaristes (Bentham, Smith, Ricardo, Malthus) et mène ainsi à une société normative où seul vaut l’intérêt particulier. “La Raison libératrice devient l’instrument privilégié du pillage du monde et de l’organisation de la misère”   . D’où provient que le romantisme anglais est avant tout une révolte et une tentative d’opposer un idéal (mais bien désespérément) : en fait un travail de deuil. “Le romantisme se place ainsi sous le signe d’Isis : le poète aura pour tâche de recueillir les débris de la vision assassinée pour que de l’épreuve de la solitude et de l’angoisse surgisse au moins l’image d’un autre règne”   . En cela, le romantisme oppose une vision à un système liberticide et normatif qui se justifie par l’argument du progrès.

Pour résister à une société qui prescrit des comportements sociaux et mentaux légitimes, normaux, le romantisme invente une vision qui met en scène des marginaux, asociaux, vieillards et plaide pour leur reconnaissance. Ensuite, l’auteur propose une longue phénoménologie du deuil, dont il décrit les métamorphoses, son rapport à la joie (dont il est l’inverse, donc une trace), son décor de vision fantastique, voire terrifiant, ou légendaire. De même, l’auteur examine le rapport des poètes au remords, notamment la façon dont ceux-ci ont intériorisé une culpabilité (qui se traduit par un sentiment d’inutilité) et dont il la mettent en scène. Les Confessions d’un mangeur d’opium de Thomas de Quincey sont désignées comme un livre emblématique du recours artificiel au sentiment de culpabilité pour légitimer une nouvelle éthique de l’insatisfaction. L’auteur définit aussi d’autres rapport à la faute, de fidélité ou de rejet, et ordonne les différents auteurs sur ce patron intellectuel. Ce qui intéresse Paul Rozenberg, c’est d’opposer la démarche romantique au processus de deuil décrit par Freud. La méfiance affichée à l’égard de la théorie freudienne rappelle que le livre a été écrit il y a quarante ans.

Mais on saura gré à M. Rozenberg de prendre le parti spirituel des poètes, car selon lui “le romantisme conserve ce qui a toujours manqué à la psychanalyse : une image libératrice du bonheur”   . L’auteur souhaite montrer la caducité de la théorie freudienne qui ancre les angoisses dans la vie sexuelle du sujet, en lui substituant la vision romantique d’un cosmos absolument sexué dans lequel le poète œuvre à “la fusion ou [au] rapprochement du masculin et du féminin”   . La recherche romantique du bonheur, selon l’auteur, n’a pas pour but de substituer un bonheur privé à celui qu’impose l’Ordre de la Misère, mais de confronter la société à son refoulé, à savoir son penchant naturel à la cohésion. C’est pourquoi M. Rozenberg qualifie le recours aux formes anciennes de bonheur (décors médiévaux, goût pour la pastorale) comme une méthode, non un goût du folklore : il s’agit de convoquer des formes anciennes de bonheur afin de restaurer la promesse de bonheur qu’elles portent encore.

Enfin, l’auteur détaille les recours grâce auxquels les auteurs inventent un rapport à soi et renvoient une certaine image d’eux-mêmes. Cela peut être l’activité physique (on sait que Wordsworth était un grand marcheur), ou bien l’opium (alors en vente libre comme remède, Coleridge l’utilisait contre ses douleurs), qui permettent aux auteurs de styliser l’existence. De même, l’auteur détaille le double rapport d’attirance et d’inhibition envers les pulsions de colère ou de haine, qui sont au cœur de la révolte romantique et du sentiment de culpabilité – M. Rozenberg s’attarde par exemple sur le cas du douloureusement lucide Dom Juan de Byron, qui fuit davantage la “crainte de haïr” que les hommes eux-mêmes   . Selon l’auteur, les romantiques ont le mérite de ne pas céder au désespoir, et de faire le choix de la vie et de sa précarité – d’où le contraste établi entre eux et la pensée nihiliste : “Keats, Blake et Shelley préparent Nietzsche. Mais instruits des dangers de la colère prophétique, ils refusent la volonté de puissance qui fit cautionner par l’image du ‘surhomme’ le mépris pour les vulnérables”   .

La dernière partie de l’ouvrage s’avère moins convaincante, ou plutôt plus désordonnée. Souhaitant décrire les “ancrages” de la vision romantique, l’auteur tente de traite à la fois des enjeux politiques généraux, de recherches éthiques personnelles (la sérénité pour Wordsworth, par exemple) ou d’enjeux sur la représentation sexuée de la nature (la question de l’androgynie). On s’y reportera directement pour plus de détails.

Le parti-pris de départ rend l’ouvrage intéressant, puisque l’imaginaire et la rhétorique romantiques sont perçus comme une lutte pour le désir de vivre et un vœu de fidélité aux espoirs de la révolution. Le livre est abondamment garni d’extraits, admirablement traduits par l’auteur (souvent en prose ; du reste il est dommage que les nombreux extraits ne soient pas tous clairement identifiés en note), qui servent de point d’appui à ses réflexions. On regrettera toutefois que les textes, souvent lus finement et bien commentés, ne soient pas assez considérés dans leur contexte propre, et qu’ils ne soient pas traités avec assez de distance, ce qui aurait mieux servi le propos général. En effet, l’empathie de l’auteur le porte parfois à étreindre les catégories levées lors de la lecture de textes, voire, à utiliser à son compte, dans une sorte de gnose paraphrastique, certaines allégories empruntées à Blake, au mépris d’une plus grande rigueur démonstrative.

On trouvera une recension de l’édition initiale par Claude Gervais (Études littéraires) à l’adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/500335ar