* Ce texte constitue la seconde partie d'un long entretien avec Arlette Farge. La première partie a été publiée le mardi 22 mai, la dernière le sera le mardi 5 juin.

 

 

Nonfiction.fr – On observe un fil continu assez clair dans les questionnements par lesquels vous donnez forme à vos objets d’étude, sur lesquels vous revenez d’ailleurs dans votre long entretien avec Jean-Christophe Marti   . Selon quelles modalités votre personnalité vous semble-t-elle engagée dans la production du savoir historique ? Avez-vous observé des évolutions dans votre façon d'investir personnellement vos objets de travail ?

Arlette Farge – D’abord, je crois que tous les historiens, même ceux qui travaillent sur les sujets en apparence les plus neutres, ont une relation secrète avec leur objet de travail. Et d’ailleurs, rien ne les oblige à la dire. Si on prend par exemple les historiens du contemporain, de la guerre : quand ils veulent bien le dire, on comprend qu’ils ont tous un rapport très personnel à ce qu’ils étudient, même si c’est un tabou et qu’en pratique on ne le dit pas, pour ne pas laisser de doute sur notre "objectivité". Je pense par exemple à Jean-Pierre Azéma, qui a fait son coming out très récemment et de façon inouïe à la télévision pour dire que son père était un collaborateur. C’était peut-être trop lourd pour lui, même si certains d’entre nous qui étions amis avec lui le savaient depuis longtemps. C’est un gros exemple, mais je pourrais en donner bien d’autres. Les premières historiennes des femmes avaient toutes un rapport au sujet et au militantisme. Ce type de relation est tout aussi banal que secret. Presque trop, même, parce que nous ne sommes pas des robots : on choisit d’abord l’histoire pour des raisons qui nous sont personnelles, et ensuite, on a toujours une relation intime avec nos objets de recherche, sur laquelle personne ne nous interroge en général, parce qu’on sait bien que c’est un tabou. Pour moi, que vous dire ? Je viens d’un milieu très modeste. Et si mon deuxième livre a été Vivre dans la rue au XVIIIe siècle   , c’est à l’évidence parce que la rue a été pour moi un lieu de vie pendant très longtemps.

Qu’est-ce que cela fait quand on produit de l’histoire ? Nous, historiens, nous ne disons pas la vérité : on doit s’approcher le plus possible de la véridicité, car la vérité de l’histoire n’existe pas. L’histoire, c’est la sédimentation de travaux qui ont été produits les uns après les autres, et il est tout à fait possible que dans dix ans ou dans cent ans, les gens écriront tout-à-fait autre chose avec les mêmes sources. Et c’est tant mieux ! Je suis très heureuse d’avoir des étudiants, mais je vois bien que, par exemple sur le sujet des émotions, on assiste à un énorme tournant, et que ce qui se dit aujourd’hui n’est plus tout-à-fait ce que je disais. Ce n’est pas que ce que j’écris sera caduc, mais cela fera partie d’un feuilletage qui aura permis d’autres interrogations. Et c’est ce qui me passionne, au fond.

Nonfiction.fr – A côté de ce qui nous façonne et de ce qu’on reçoit en héritage, on imagine que les convictions déterminent aussi en partie le regard que l’on porte sur les sources…

Arlette Farge – Oui. Encore une fois, je comprends que les gens ne disent pas ce qui les relie à leurs objets d’étude, parce que si toute discipline à ses règles, celles de la discipline historique sont particulièrement dure. J’ai ressenti beaucoup de violence dans le milieu historien. Pour revenir à l’exemple de Jean-Pierre Azéma, le fait de révéler ce qu’il a dit pouvait se retourner dans les deux sens, et je crois qu’il en a beaucoup souffert, jusqu’à faire ce coming out à la télévision, ce que moi je n’aurais jamais fait – parce que je me méfie beaucoup des médias. Dans mon cas, dès que j’ai fait de l’histoire des femmes, j’ai été étiquetée féministe, et même si je ne l’étais pas au sens où on l’entendait alors, même si notre groupe a essayé de travailler autrement, nous étions très stigmatisées par nos collègues masculins qui étaient beaucoup plus nombreux que nous. Par ailleurs, au cours de ces années, le féminisme a beaucoup changé, par lui-même d’abord, puis avec l’arrivée des gender studies, etc. Mais de toute façon, il était impossible d’expliquer aux collègues masculins ce qui se passait dans ce courant, ou si vous étiez d’accord ou pas avec telle ou telle position : on était féministe, point. L’étiquette vient très vite, parce qu’on ne peut pas cacher qu’on fait de l’histoire des femmes. Or quand vous avez cette étiquette féministe, plus ou moins à gauche ou gauchiste, les choses deviennent encore plus violentes. C’est un milieu où la jalousie est aussi forte, sans doute, que dans toutes les disciplines, mais la solitude de l’historien est exacerbée, et la réception de vos travaux par les collègues vous importe énormément : ces conditions durcissent sans doute la violence ambiante. Et puis c’est aussi une question de carrière.

Nonfiction.fr – Ce qui constitue la subjectivité de l’historien, c’est aussi l’expérience : de ce fait, un autre chercheur qui n’aurait pas votre expérience ne produirait peut-être pas cette histoire…

Arlette Farge – Disons que quelqu’un d’autre, avec une autre expérience, ferait cette histoire autrement. Je suis contente d’avoir pu être dans les premières à explorer ce terrain, mais maintenant, c’est une bonne chose que beaucoup d’autres s’y intéressent, et travaillent dessus autrement, sur d’autres périodes, parfois en venant d’autres spécialités. Je travaille souvent avec des sociologues et des anthropologues, parce qu’il s’agit d’une matière à partir de laquelle ils peuvent aussi faire des choses. Personne ne travaille comme un autre. L’écriture joue aussi beaucoup. L’important, c’est de transmettre certaines choses de cette expérience à des étudiants qui eux-mêmes inventeront de nouveaux objets, de nouvelles façons de faire.

Nonfiction.fr – La mise au jour du "subalterne" et des modalités complexes de son inscription dans les sociétés prérévolutionnaires procède sans doute d'une aspiration à réparer un oubli parfois injuste, mais elle semble loin de se limiter à cet objectif éthique. Qu'apporte-t-elle à l'histoire en général ? Conduit-elle à redéfinir significativement notre compréhension de la société d’Ancien Régime, ou à revoir la "hiérarchie" des objets ou problèmes historiques ?

Arlette Farge – Les pensées et les comportements des gens de tout en bas – on n’a pas vraiment de mot qui ne soit pas péjoratif pour les nommer – représentent effectivement tout un pan de l’histoire qu’on n’étudiait pas quand j’ai commencé, et on peut bien parler d’un oubli de l’histoire. Et c’est vrai que j’avais aussi en tête de leur rendre un peu de leur dignité. C’est un grand mot, mais il a tout de même beaucoup de sens. Ensuite, est-ce que cela peut changer quelque-chose dans l’histoire ? Je pense que oui. Par exemple, je n’ai jamais voulu travailler sur la Révolution, tout-à-fait intentionnellement. D’abord, parce que c’était un champ très fermé académiquement, mais aussi parce que je voulais travailler comme si elle n’avait pas existé. Je ne voulais pas raisonner en termes de cause et d’effets, comme on l’a si souvent fait, en me disant : "Nous sommes en 1720, donc dans telle émeute, on voit déjà pointer telle et telle signes annonciateurs de 1789." Mon idée était d’entrer dans l’histoire des gens au moment où ils la font. On ne sait pas ce que sera demain, et c’est ça, je crois qui est intéressant dans l’histoire : lutter contre l’anachronisme, au point de bousculer les catégories mentales et de restituer à l’histoire sa dimension imprévisible. J’avais un professeur, Pierre Laborie, qui disait tout le temps : "Ce qu’il y a de plus prévisible dans l’histoire, c’est son imprévisibilité." Je pense qu’en travaillant justement sur ces sources populaires, ceci est très visible. On aura beau dire : le 13 juillet 1789, personne n’aurait pu dire qu’il y aurait "le 14 juillet". Faire de l’histoire comme cela, ça change l’histoire : ça conduit à ne plus faire ces grands récits linéaires. J’ai été très marquée par les écrits de Foucault, et cela m’a amenée à travailler dans les ruptures, dans les saccades, les intermittences du temps, les relâchements même. Le peuple n’est pas toujours digne, pas plus que les autres, mais ce qui m’intéresse, c’est de le suivre par rapport à ce qui le domine, à travers les fractures, les moments de rapprochement avec les élites où il va s’en servir, etc. Regarder les choses selon cet angle, cela permet de faire bouger les lignes.

En ce qui me concerne, cela change aussi le regard que je pouvais porter sur l’aristocratie, les grands, les libertins. Je m’y suis intéressée un peu incidemment, jusqu’au moment où je me suis rendue compte qu’il y avait une véritable interaction. Ils sont fascinés par le peuple, même s’ils le stigmatisent. Cela a profondément réorienté ma façon de voir comment ils se côtoient. Dans le Marais, ils vivent ensemble, dans les mêmes immeubles, et lorsqu’ils s’expriment, on comprend que pour eux, le peuple détient la vérité : il y a une vérité du peuple qui serait la vérité de l’innocence. Cela m’a amenée à repenser les rapports entre les classes, qui sont très ambivalents : les élites traitent le peuple d’"animaux" et les femmes de "femelles", et en même temps, on trouve dans les archives de police la trace d’aristocrates arrêtés pour s’être déguisés en gens du peuple et avoir fait des choses incroyables dans les cabarets. Pour les grands, aller là, c’est trouver ce qu’ils n’ont pas. Ils ont dans l’idée que le peuple a un sang pur – alors que c’est eux qui ont le sang "pur", le sang bleu – parce qu’il est "nature". C’est en travaillant sur le "bas" que j’ai pu me rendre compte de cela.

Nonfiction.fr – Finalement, cette histoire qualitative du peuple engage à reconsidérer l’ordre du temps politique et les modèles traditionnels de compréhension des rapports sociaux : ce n’est pas rien…

Arlette Farge – Tout-à-fait, et c’est par ce biais qu’on aborde les paradoxes de l’histoire, qu’on étudie assez peu. Pourtant le présent devrait nous montrer la voie, puisque nous vivons tous et toutes dans un monde de paradoxes. A l’inverse, je crois que ce qu’on met ainsi en lumière a des échos dans le présent. Par ailleurs, travailler sur le peuple m’a permis de comprendre quelque-chose d’important dans ce que le XVIIIe siècle a, à la différence du XVIIe et du XIXe : c’est une gestuelle, une présence du corps, aussi bien chez les aristocrates que chez les gens du peuple. Le corps y est vraiment central. Pour les pauvres, c’est leur seul bien : il est infirme, malade, il a des accidents du travail, etc., mais dans ce siècle tellement effervescent, ils ont en commun avec les aristocrates de vivre à plein leur corps, dans des conditions et suivant des constructions intellectuelles et sociales bien-sûr très différentes. C’est d’ailleurs là-dessus que je suis en train de travailler.

Nonfiction.fr – Depuis votre collaboration avec M. Foucault jusqu'à dans votre livre Effusions et tourments   où vous travaillez à partir des réflexions de Merleau-Ponty, vous nourrissez des échanges suivis avec les philosophes. Que vous semblent-ils pouvoir apporter à votre travail d'historienne ? Ce rapport est-il différend de celui que vous entretenez avec les chercheurs en sciences sociales ?

Arlette Farge – Pour moi, Michel Foucault était historien, plus que philosophe, et nous n’avions pas de discussions philosophiques, même si bien-sûr il avait avec lui tout son bagage. Mais c’est vrai que je lis beaucoup de philosophes : Lévinas, Merleau-Ponty… Ce qu’ils m’apportent, je crois – mais là, j’ai peur de dire quelque-chose de monstrueux – c’est d’abord du rêve ; de l’imagination devant le travail un peu besogneux de recopiage des archives. Ils donnent aussi des outils. On m’a souvent demandé pourquoi je citais beaucoup Bourdieu et Foucault malgré les grandes différences entre leurs approches et leurs théories : j’y trouve des outils, et l’œuvre de Bourdieu est tellement riche que ça ne me dérange pas que sur d’autres points, les théories foucaldiennes qui m’inspirent aussi ne soient pas les mêmes. Mais la philosophie, comme la littérature et le cinéma – que je ne cite pas souvent mais qui occupe une grande place parmi ce qui anime mon travail –, ça m’apporte d’abord du rêve, c’est-à-dire le moyen de transcender un peu mon matériau. Les philosophes sont des gens qui réfléchissent en eux-mêmes, sans matériau brut : c’est fascinant, et sur des problématiques dans lesquelles ils se sont entièrement impliqués, leur réflexion m’aide énormément. Les chercheurs avec lesquels je suis le plus en accord, ceux avec lesquels j’aimerais qu’on se rapproche le plus parce qu’on se dispute beaucoup, ce sont les anthropologues. Si, aujourd’hui, je devais choisir un métier, je ferais ça. Mais leurs modèles sont plutôt immobiles, il n’y a pas la durée et le mouvement, c’est peut-être pourquoi je les cite moins, même si leur discipline est extrêmement riche. De même que la psychanalyse, que je ne sais pas utiliser et dont l’usage en histoire est encore tabou – mais je crois que ça va changer

 

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