Nul n’ignore que la publication de L’origine des espèces, par Charles Darwin (1809-1882), à Londres, le 24 novembre 1859, constitua un coup de tonnerre scientifique chez beaucoup, naturalistes, croyants, et autres. L’écho rencontré par une théorie qui mettait en question la conception immuable et éternelle du monde fut planétaire. Pourquoi pas aussi chez les artistes ? Expliquant le monde différemment, avec cohérence et globalement, cette théorie par son côté scandaleux, relativement aux mentalités de l’époque, et son aspect scientifique ne pouvait pas ne pas intéresser les artistes, les plasticiens notamment, dans de nombreux pays. L’étude ici présentée se borne certes à l’Angleterre, aux Etats-Unis, à l’Allemagne et à la France, mais c’est tout à fait suffisant pour accomplir plusieurs démonstrations simultanément : celle qui porte sur la diffusion d’une idée, la preuve de son impact, la démonstration de l’intérêt du grand public pour une théorie scientifique, et celle de la pénétration d’idées dans un domaine qui ne leur est pas lié immédiatement.

L’auteur montre avec force arguments et compétences (il s’agit aussi de la publication d’une thèse de doctorat) que l’un des signes de la diffusion de la pensée de Darwin se rencontre aussi dans les dessins et autres représentations réalistes des premiers hommes, des chaînons manquants. La diversité et la multiplicité des œuvres d’art, l’amplitude du retentissement de la théorie de l’évolution, lui permet d’analyser les illustrations de Darwin, des illustrateurs de la période, et des artistes et concepteurs contemporains de Darwin qui, dès la publication de son ouvrage, ont déclaré leur intérêt pour l’évolution et peint des œuvres qui tenaient compte de cet apport. Qu’il s’agisse de Degas, Cormon, Klinger ou plus tardivement de Klimt, Böcklin, Redon, ou d’autres, et pour laisser de côté les "littéraires" (Flaubert, Littré, du Camp, Sand, Taine, Renan…) l’impact de la théorie de Darwin est constatable, tant sur la conception des corps, que sur la conception de l’espace (en particulier, physique, de la nature) et du temps (échelle temporelle, profondeur historique…). L’auteur cependant divise son travail en deux moments : la réception de Darwin par les artistes et la réception de leurs œuvres d’art post-darwinienne par la critique artistique. Quoi qu’il en soit, les artistes se sont montrés sensibles au débat, à la nouveauté ou aux aspects potentiellement humains que représentait le concept d’évolution.

En un mot, les artistes lisent Darwin, le Parnasse s’inspire des sciences de la nature pour sa méthode poétique, les critiques d’art se montrent sensibles à l’actualité scientifique de leur temps et aux implications humaines du darwinisme. Dans le lot de productions artistiques, on (et l’auteur plus sûrement) distingue des œuvres qui s’inspirent de Darwin, des œuvres darwiniennes, et des œuvres qui participent du même esprit (Courbet, par exemple, peignant des œuvres de nature avec un regard darwinien). Mais simultanément, on ne peut séparer ces œuvres de la littérature et de la critique liées aux représentations évolutionnaires (nature, préhistoire, paléontologie…).

L’ouvrage détaille avec précision les éléments en jeu, mais aussi les formes artistiques mises en œuvre. L’auteur donne ainsi corps à des figures spécifiques, nous remet sous les yeux des œuvres dont on avait négligé la teneur darwinienne. Il rappelle évidemment aussi que la première expédition de Darwin avait été suivie par des dessinateurs et d’ailleurs aussi par des dessins de Darwin publiés. Enfin, il souligne comment la réception de l’évolution par le milieu ambiant a conditionné la transmission puis l’expression artistique de l’évolution au monde de l’écriture et à celui des images et des formes.

A lire absolument, à la fois pour l’étude des rapports entre arts et sciences autour de la théorie de Darwin, pour l’apport de l’ouvrage à la mise au jour du souci artistique de coller à la vérité scientifique, et la recherche d’une collaboration étroite entre scientifiques et artistes. Où l’on voit aussi que plusieurs cas sont possibles : les artistes pouvant chercher à "coller" aux sciences ; ou au contraire chercher à déployer un nouvel imaginaire à partir des résultats scientifiques. Contribution, reconstitution, nouvelle élaboration, collaboration, autant de rapports différents entre les arts et les sciences

 

* Béatrice Grandordy, Charles Darwin et "l’évolution" dans les arts plastiques de 1859 à 1914, Paris, L’Harmattan, 2012 (Coll. Sciences et Société, 31 euros, 296 p.).