Trois ans après sa publication, analyse d'un des pamphlets antisarkozystes les plus virulents, écrit par... François Bayrou. 

Les béarnais sont des gens têtus. L'un des plus célèbres d'entre eux, Pierre Bourdieu, avait consacré quelques lignes à cette particularité culturelle dans son dernier ouvrage, Esquisse pour une auto-analyse. François Bayrou a conservé ce trait de caractère dans sa démarche politique. On peut être séduit ou agacé par sa position volontiers don quichottesque qui trahit le ressortissant de l'ancien royaume de Navarre. On peut au choix la trouver factice ou en admirer l'opiniâtreté.

On se doit de reconnaître néanmoins qu'il y a eu quelque chose d'assez inédit dans cette latitude prise par le centre avec la droite traditionnelle, de rafraîchissant avec cette volonté d'un centrisme fort et indépendant par rapport à ce que fut l’UDF. Mais aujourd'hui, à l'heure des choix électoraux, on s'interroge volontiers sur la possibilité pour Bayrou de faire une véritable rupture avec son camp d'origine. Franchir ce pas lui semble insurmontable, et entre difficulté tactique et blocage culturel, on ne saurait parier sur le côté par lequel l'armure du neutralisme va se fendre.

Bayrou, c'est un subtil mélange entre le chevalier picaresque de la Manche, avec pour svelte Sancho Pança l'inévitable Marielle de Sarnez, et le Henri IV des images d’Epinal trempant ses lèvres dans le jurançon. Il a inventé l'extrême-centrisme théorisé dans les années 90 par Jean-François Kahn, ce roman national où les héros se nomment Barre ou Lecanuet, avec pour grands ancêtres Pierre Pfimlin, Georges Bidault et les cousins de province Jacques Barrot ou Bernard Bosson.

Bayrou, c'est un peu l'exaltation lyrique des soldats de Valmy alliée à la placidité idéologique d'une intervention de Pierre Méhaignerie à l'Assemblée. C'est l'amour auvergnat de l'épargne chanté par Alexandre Vialatte et exalté par Antoine Pinay acoquiné au prophétisme de Malraux recevant les cendres de Jean Moulin.

Nul ne peut cependant nier une forme de panache (blanc ?) à cette crânerie qui fit passer le centrisme pour le parangon de la rébellion anti-système. On vit naître, suite à la performance électorale de 2007 le centro-gaullisme (Villepin), le centro-socialisme (On ne donnera pas de noms, ces colonnes n'y suffiraient pas), sans oublier les centro-écologistes (Lepage). Tout le monde était, est ou sera centriste.

Etonnante mutation pour une famille politique qui était au conformisme une sorte d'idéal platonicien indépassable. Un peu comme si les Sex Pistols sortaient un album hommage à Mireille Mathieu qui grimperait dans les charts. Mais soyons justes, si la généalogie politique de Bayrou est aussi chargée en ancêtres hésitants et précautionneux voire timorés que celle des Rougon-Macquart en alcooliques, tant et si bien que Zola aurait pu écrire un autre Assommoir en honneur aux discours de Raymond Barre, le personnage tranche avec cette figure traditionnelle et un peu caricaturale.


Sarkozy, l'enfant barbare

Le livre chroniqué ce jour, paru il y a deux ans, en est d'ailleurs le témoignage. Bayrou n'hésite pas à y pratiquer la dénonciation prophétique. Avec une cible de choix, dussent les mânes du bon René Coty en trembler, le président Sarkozy lui-même, présenté par notre nouveau vert-galant en véritable Ravaillac de la fonction présidentielle. Ce catholique convaincu a su retrouver les accents de Jérémie pour dépeindre l'effondrement du temple républicain dont les piliers sont décrits comme sapés par celui qui devrait au contraire les conforter.

Nulle violence excessive ne court ces lignes, dont il faut souligner l'excellente tenue tant stylistique qu'argumentative. Le ton est précis, chirurgical, juste. "Je suis dépourvu d'animosité personnelle", nous confie le leader du Modem, laissant transparaître cependant le malaise presque physique, que le fils d'agriculteur, amoureux des humanités qui lui ont permis de se hisser au rang qui est le sien, ressent devant Nicolas Sarkozy, cet homme si différent de lui qui "aime tout ce qu'il déteste"- l'argent, les riches, la culture TF1- et "déteste tout ce qu'il aime".

Pourtant, ils ont soutenu ensemble Balladur. Comme la tache est assez indélébile pour quiconque prétend s'écarter du sillage majoritaire et de la pensée unique, Bayrou nous rappellera que, tel Cassandre, il avait prévu la défaite et n'avait jamais appartenu au sérail balladurien le plus intime. Dès cette époque d'ailleurs, il se serait méfié du grand carnassier auquel il faisait face.

La psychologie n'est pas absente de son analyse et notre fin lettré de citer Montherlant et sa "Ville dont le Prince est un enfant" pour développer sa thèse. Nicolas Sarkozy ne serait pas suffisamment mature pour ne pas considérer la République comme son jouet, un jouet que l'on peut malaxer, jeter, fracasser au hasard de ses envies, de ses caprices.

En somme, pour lui, Sarkozy serait un gamin hyperactif dont l'omniprésence cacherait une peur fondamentale du vide, une instabilité. Voilà pour la psychanalyse de comptoir qui est un peu le passage obligé de l'antisarkozysme. Bayrou a le bonheur de ne pas s'y enferrer trop longtemps mais vise à donner le sentiment que le président de la République a pour caractéristique d'avoir fait de son inconscient le hall de gare d'un pays tout entier.

 

Rupture ou cassure ?

Mais, là où il est le plus profond parce que le plus politique, c'est lorsqu'il pointe la différence structurelle entre lui et Nicolas Sarkozy. Elle porte sur le projet de société dont le président de la République serait l'ambassadeur, connu comme "la rupture" et que Bayrou préfère voir comme cassure.

Sarkozy est ainsi dépeint comme le fossoyeur du modèle français, le représentant de cette élite certes puissante, mais auparavant toujours sous surveillance, des cercles d'affaires et de la pensée libérale désormais libérée de ses chaînes par son nouvel homme-lige. Son représentant chimiquement pur serait Alain Minc, présent au Fouquet's, dîner qui serait le moment clef de toute la présidence, le révélateur de la vérité profonde du sarkozysme.

Le gaullisme comme la démocratie chrétienne centriste avaient toujours constitué l'originalité de la droite française en admettant le compromis issu du Conseil National de la Résistance et en tenant à distance le libéralisme débridé. La parenthèse 86-88 avait laissé la droite exsangue et elle n'y était pas revenue de sitôt.

Avec Sarkozy, la ligne frontière avec le modèle de société à l'américaine aurait été franchie dans maints domaines. Pour Bayrou, les choses sont claires : Sarkozy est le candidat de ces élites qui n'aiment pas la France telle qu'elle est et qui se dit que ce serait un merveilleux pays s’il ressemblait davantage à l’Angleterre, si l'on y valorisait les affaires et les divertissements entre gens du même monde comme le golf.

Le réquisitoire est sans appel concernant la volonté du président de se faire le chantre d'un modèle très éloigné de celui parfois austère et cérémonieux mais indispensable de la République. L'idée-force est ainsi déclinée en de nombreux chapitres qui illustrent chacun à leur manière cette thèse centrale unique, répétée avec insistance et conviction comme un mantra. Au-delà des idées, Bayrou se méfie prodigieusement de l’homme Sarkozy, de son no limit. Ce trait caractéristique, il le discerne ainsi dans plusieurs grands tournants symboliques que cette présidence aurait validés.

De l'idéologie OTAN à l'idéologie argent, du mépris de la laïcité à une politique étrangère conçue comme une danse du ventre devant les puissants du système international en passant par le dimanche travaillé sans oublier l'influence indue du président sur les médias, Bayrou s'est montré le critique, le plus méthodique, le plus impitoyable et un des plus brillants, qu'ait jamais eu en face de lui Nicolas Sarkozy. Il fut donc un temps où Bayrou, dépouillé de sa gangue du ni-ni passait aux yeux de la presse pour l'opposant n°1. Difficile de croire que Bayrou ait alors feint. Sans cela il aurait écrit un mauvais livre, ce que n'est pas cet essai où l'on perçoit les accents d'une profonde inquiétude.

De toutes ces thématiques ressort l' idée que Sarkozy ne comprendrait pas et n'aimerait pas la France "d'avant", que l'idée gaullienne du grand destin lui est inconnue, qu'il est au fond le candidat de la France de Neuilly plus attachée à ses petits calculs de classe et de fiscalité qu'aux grandes ambitions du pays. Ce pays, il ne le connaîtrait en fait pas et serait le premier président post-gaullien. Tout commence et se termine avec lui, ignorant de l'histoire et peu soucieux de l'avenir.

Rarement un homme venu de la droite aura à ce point insisté sur les inégalités sociales comme creuset d'une perte progressive de sens et fruit d'une perte de repères, rarement il n'aura dénoncé le danger des égoïsmes des possédants et leur conséquence sur la pérennisation de notre pacte social.
Rarement on n'aura plus vilipendé le mépris de certaines élites envers le peuple. Et rarement, on s'en sera pris à son ancien camp avec plus de conviction affichée.

On en arrive alors au dilemme entre programme et valeurs dont il a fait la terminologie pour expliquer son hésitation entre Royal et Sarkozy et dont il semble reprendre le motif en 2012.


L'heure des choix ?

Le verdict électoral est tombé. François Bayrou est revenu à l'étiage traditionnel du centre. Ses 8,5 % sont un capital bien mince et pourtant précieux car les variations de ses reports peuvent influencer le sort de l'élection. Nicolas Sarkozy a besoin de deux tiers de ses voix pour l'emporter le 6 mai en plus de celles de Marine Le Pen. La répartition de l'électorat bayrouiste est pour l'instant un jeu à somme nulle, un tiers pour chacun et un tiers d'abstention.

Voici désormais François Bayrou sur le point de choisir son destin ou peut-être de ne pas choisir du tout ce qui lui a sans doute coûté déjà beaucoup. Ce n'est pas tant l'indécision qui semble lui avoir nui, qu'une stratégie volontaire d'ambiguïté dont on ne sort pas toujours à son détriment contrairement à ce que pensait François Mitterrand.

Dieu ne joue pas aux dés et François Bayrou non plus ne laissera pas le hasard décider de la suite. Il n'est pas sans faire penser à la Thérèse Desqueyroux de Mauriac- l'écrivain qui lui ressemble le plus- laissée à elle-même et à son destin à la terrasse d'un café, revenue à la vie réelle et abandonnée à son sort par l'écrivain créateur qui se détourne pudiquement d'elle, la laissant face au pardon éventuel de Dieu. La solitude terrible de Thérèse que tout lecteur a ressentie dans sa chair doit certainement habiter François Bayrou aujourd'hui.

Jamais sans doute, François Bayrou, si littéralement irrigué par l'idée presque messianique de son propre destin, n'a dû autant en douter. La régression électorale qui est la sienne est violente et sanctionne ce qui peut être perçu comme une stratégie d'isolement ou au contraire l'absence de ligne claire, le Modem siégeant tantôt avec le PS, tantôt avec l' UMP dans les collectivités locales.

Or, depuis 2007, le quinquennat a durci les clivages traditionnels. S'il existait des lieux de dialogue, clubs, associations, qui pouvaient réunir les deux camps, l'heure n'est plus au compromis. Même l’Europe n'est plus le piège à consensus d'antan.
Dans ce contexte, cette position de coopération renforcée vue par le président du Modem comme équilibrée est de plus en plus perçue comme opportuniste, et bien loin de rénover les pratiques politiques, elle a pu donner lieu à des marchandages mal perçus par les citoyens qui n'aiment pas que l'on se vende au plus offrant pour gouverner.

Il paraît à la fermeture de ce livre difficilement imaginable que l'auteur d'un tel ouvrage puisse venir à l'aide de l'objet de son ressentiment. Le divorce est trop prononcé, l'opposition trop marquée. Que trouverait-il à plaider pour lui-même en ce cas ? Les nécessités du temps, le poids de la dette, la réforme des retraites, la construction de l’Europe seraient sans doute invoqués. Qui y croirait désormais ? Comment l'électorat de centre-gauche pourrait-il un jour à nouveau lui faire confiance alors qu'il serait celui qui aurait condamné l'alternance ?

Ce serait pour prendre les mots de Bayrou préférer le programme aux valeurs. Ce serait peut-être aussi tenter de revenir dans le jeu à droite et à l'issue de primaires se positionner en candidat potentiel pour 2017. Quelque chose nous dit que ce calcul se révèlerait perdant. A droite, ils n'ont pas oublié et la vengeance est un plat qui se mange froid. L’UMP n'a pas déployé de candidat dans les circonscriptions de son ami Jean Lassalle et de Bayrou lui-même, et sans doute le palois se décidera-t-il avec ce pistolet là sur la tempe, bel et bien chargé mais sans doute pas mortel. Il l'a d'ailleurs dénoncé d'avance comme "un petit jeu" pour le compromettre en janvier. Ce type de défi le stimule plus qu'il ne l'effraie.

S'il maintenait son cap et refusait d'appeler à voter pour le président sortant, il n'en aurait que plus de mérite. Si, au contraire, il faisait le choix de renier un des piliers de sa démarche, il rejoindrait alors dans le cimetière des illusions perdues les nombreux dirigeants de l’UDF auxquels un brillant avenir était promis, broyés par la faiblesse de leur caractère et par l'incertaine stratégie qui menait leurs ambitions, progressivement muées en rêves bovaryens d'élus de sous-préfecture.

Pour François Bayrou, c'est en tout cas probablement la fin d'une ligne politique mais peut-être aussi d'une ambition présidentielle si son choix se révélait incompris. C'est sans nul doute un moment crucial davantage pour lui plus que pour l'élection qu'il ne fera sans doute pas basculer tant, hélas, Marine Le Pen semble détenir les clefs du 6 mai